afkar/idées
Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Afrique du Nord : en attendant la révolution économique
Le processus de démocratisation, avec ses difficultés, est seulement l’un des aspects de la transition à laquelle les pays d’Afrique du Nord doivent faire face.
Iván Martín
Depuis les années quatre-vingts, les pays d’Afrique du Nord – exception faite de la Libye et dans une moindre mesure de l’Algérie – ont appliqué le même modèle économique, reposant sur des programmes d’ajustement structurel, de libéralisation interne et externe des économies et les privatisations. Les politiques macroéconomiques insistaient sur le contrôle du déficit public (avec plus ou moins de succès) et de l’inflation (avec une certaine efficacité), l’élimination (partielle) des subventions sur les prix des aliments et des carburants, et des politiques monétaires restrictives, avec des régimes de taux de change référencés sur un panier de monnaies parmi lesquelles l’euro a pris peu à peu de l’importance. En matière d’internationalisation, tous ces pays ont entrepris des programmes de libéralisation commerciale (surtout en vertu des accords de libre échange avec l’Union européenne souscrits dans le cadre du Partenariat euroméditerranéen) et encouragent un modèle de promotion des exportations reposant sur la proximité des marchés européens, les bas salaires et les facilités et exonérations pour les investisseurs, souvent à travers l’établissement de zones franches.
Les résultats de cette politique économique ont été peu encourageants et, en tout cas inadaptés à la phase de transition démographique traversée par ces pays, dont la population est extraordinairement jeune (70 % de moins de 30 ans et 30 % de moins de 15 ans), avec une augmentation exponentielle du nombre de personnes en âge de travailler. Entre 1980 et 2010, la croissance moyenne réelle du revenu par habitant des pays arabes a été de moins de 1 %, alors que la moyenne mondiale était de 4,5 %. D’autre part, cette croissance n’a pas été correctement répartie entre les différentes classes sociales et régions, ce qui donne lieu à une augmentation des inégalités. D’un point de vue structurel, l’économie ne s’est pas non plus développée, puisqu’en 2009, le poids du secteur manufacturier dans les économies arabes restait en moyenne le plus bas au monde (10 %)… et le même qu’en 1970.
Échec économique
De ce point de vue, les soulèvements de 2011 sont également le constat de l’échec de 50 ans de politiques économiques sensées fournir un modèle de développement associant la croissance à l’emploi, la cohésion sociale et territoriale et l’insertion internationale. Il est important de souligner que les soulèvements se sont produits en premier lieu dans les deux pays les plus compétitifs et les plus réformateurs (d’un point de vue économique) de la région, à savoir l’Égypte et la Tunisie, où apparemment le modèle économique conventionnel donnait de meilleurs résultats (tout au moins au regard des éloges des institutions internationales). Le changement de régime politique rend encore plus urgente la révision du modèle économique nécessaire depuis déjà au moins une vingtaine d’années (voir AFKAR/IDEES n. 10 : « Recherche modèle de développement désespérant », printemps/été 2006).
Or, l’instabilité politique et sociale créée par les révoltes et le processus de transition ont sérieusement terni les perspectives économiques à court terme de ces pays, et réduisent ainsi leur capacité à réaliser des réformes structurelles : selon un rapport récemment publié par l’Institute for International Finance, The Arab World in Transition : Assessing the Economic Impact, aussi bien la Tunisie (-1,5 %) que l’Égypte (2,5 %) connaîtront des chutes de leur PIB en 2011, avec une forte baisse du tourisme (taux d’occupation de moins de 20 %), des investissements étrangers (les intentions d’investissement en Tunisie ont déjà baissé de -36 % en Tunisie en 2011) et des exportations (-13 % de la production industrielle). À court terme, il est fort probable que ces pays connaissent aussi une hausse de l’inflation et de leurs déficits en compte courant et budgétaire, ce qui entraînera une augmentation du risque pays et une détérioration des conditions de crédit. Ce shock interne s’ajoute au shock externe causé sur leurs économies par la montée continue des prix internationaux du pétrole et des aliments.
En définitive, les révoltes ont été dans une large mesure le fruit des politiques économiques, et les pays d’Afrique du Nord doivent relever le défi de réinventer leur modèle de développement, à l’instant précis où ils doivent faire face à un délicat processus de transition politique (qu’il soit révolutionnaire, comme dans le cas de la Tunisie et de l’Égypte, ou préventif, comme au Maroc et en Algérie) et à un contexte mondial de crise économique (s’accompagnant donc de restrictions financières et de chômage structurel). La stabilité à moyen terme et la propre viabilité des réformes démocratiques en dépendront dans une large mesure.
Défi multidimensionnel
Les grands enjeux de ce difficile Rubik’s cube sont les suivants :
■ Emploi des jeunes et cohésion sociale. La pierre philosophale de la transition économique est sans aucun doute la création d’emploi pour : – la plus grande génération de jeunes arabes de toute l’histoire (60 millions de jeunes de 15 à 24 ans), 25 % desquels sont sans emploi – le taux le plus élevé de toutes les régions du monde – auxquels il faut ajouter au moins 20 % de jeunes supplémentaires qui ne sont pas ni sur le marché du travail n dans les systèmes éducatifs. – les quatre cinquièmes des femmes qui sont exclues du marché du travail. Chaque année, 2,5 millions de jeunes rejoignent la population en âge de travailler dans les huit pays arabes méditerranéens, ce qui signifie que même si l’on maintenait les très faibles taux d’activité actuels (49 %, les plus faibles au monde), il faudrait créer 1,5 millions de postes de travail chaque année pour que le nombre de chômeurs n’augmente pas. Au rythme de croissance économique moyen pendant les 10 années ayant précédé 2008 (4,5 % par an), et si le rapport entre la croissance et la création d’emploi ne change pas (or, il baissera probablement au fur et à mesure que la productivité de l’économie augmentera), il serait impossible de créer plus d’un million d’emplois par an. Ce qui force donc à obtenir des taux de croissance plus élevés, à augmenter l’intensité d’emploi de la croissance ou à faire face à la frustration de toute une génération.
■Demandes et dialogue sociaux. La première réaction des travailleurs après les révoltes de la Tunisie et de l’Égypte a été de réclamer des augmentations de salaires, que les employeurs et le secteur public se sont vus obligés d’octroyer rapidement pour préserver la paix sociale, voire même, dans certains cas, leur propre sécurité. Le fait est que les salaires minimaux (qui jouent le rôle de plafond salarial pour le secteur informel, qui rassemble entre 35 % et 55 % de l’emploi) sont souvent trop bas pour subvenir aux besoins d’une famille typique et trop hauts pour garantir la compétitivité internationale des produits industriels à faible valeur ajoutée qui constituent la spécialisation de ces pays. Or, la dynamique des revendications sociales court le risque de créer une économie à double vitesse reposant sur la capacité de pression des différents groupes sociaux, qui favorisera les secteurs déjà les plus privilégiés (ceux qui ont un emploi formel ou au sein de l’État). Ainsi, la gestion des demandes sociales sous l’angle d’une logique collective et non-corporatiste sera-t-elle la clef de voûte du processus de transition économique.
■ Compétitivité. À court terme, le risque pays augmentera sensiblement (les agences internationales de qualification se sont déjà empressées de « dégrader » la solvabilité de la Tunisie et de l’Égypte) et les coûts et l’environnement des entreprises se détérioreront, ce qui aura un effet négatif sur la compétitivité de pays qui avaient déjà de graves problèmes dans ce domaine. Depuis 1990, les exportations par habitant de la région sont presque restées au même niveau en termes relatifs (en tant que part du total mondial), alors que celles d’autres économies en développement ont pratiquement doublé. La compétitivité de ces économies déterminera à moyen terme de l’afflux d’investissements étrangers, le volume d’exportations et – en dernier recours – la viabilité de leur modèle économique dans le contexte de la mondialisation : cela requiert de gigantesques investissements en infrastructures et en capital humain (éducation et formation des individus), mais aussi une amélioration de l’environnement des entreprises et des conditions de financement. Toutefois, il faudra surtout encourager la transformation structurelle, d’une économie rentière à une économie productive.
■ Agriculture et sécurité alimentaire : l’agriculture reste un secteur important dans certains de ces pays, comme le Maroc ou l’Égypte (15 % à 20 % du PIB et 35 % à 45 % de l’emploi et de la population), et il sera difficile de faire front aux impératifs de cohésion territoriale et d’absorption de la main d’œuvre sans un développement significatif de ce secteur. Ce sont en outre tous de grands importateurs d’aliments, et la dépendance alimentaire et la politique des prix des produits de base sont des éléments fondamentaux de leur fonction de stabilité sociale : l’Algérie, l’Égypte et le Maroc font partie des 10 plus grands importateurs de blé au monde (15 % du total mondial, alors que leur population ne représente que 3 % du total mondial). Certains, comme le Maroc, l’Égypte ou la Tunisie possèdent un potentiel exportateur restant à explorer dans des secteurs comme les cultures maraîchères ou les agrumes, mais ils dépendent pour leur mise en œuvre de l’ouverture des marchés européens, jusqu’à ce jour prisonniers de la mécanique protectionniste de la politique agricole commune. Dans tous ces pays s’impose par ailleurs le besoin d’une véritable réforme agraire rationnalisant la propriété de la terre – entre fragmentation en petites parcelles familiales inefficaces et concentration de grandes propriétés commerciales – et révisant la structure des subventions et incitations, souvent très défavorable aux petites exploitations agricoles.
■ Rôle et financement de l’État. La plupart des pays arabes souffre d’un État hypertrophié, qui absorbe de 22 % (Tunisie) à 35 % de l’emploi (Égypte). Toutefois, la conjoncture politique et sociale actuelle, et le nouveau modèle de développement dont ils ont besoin exigent un rôle plus actif de l’État en tant qu’agent de redistribution (augmentation des transferts), créateur d’emploi (nouveaux fonctionnaires, travaux publics, politiques actives d’emploi), développeur d’infrastructures et gestionnaire de politiques sociales (éducation et santé, par exemple). Les enjeux économiques de ces pays exigent une plus grande implication de l’État à court terme, dans un contexte dans lequel le déficit public était déjà considérable (8 % du PIB en 2010 en Égypte et 5 % en Tunisie ; les deux pays subiront une augmentation de 4 % à 5 % du PIB en 2011). À moyen terme, il sera difficile de supporter les dépenses publiques sans une révision de la base fiscale de l’État garantissant un financement adéquat, et de la structure des impôts, avec l’élimination des nombreuses exonérations et la modification de la charge fiscale, qui retombe principalement aux travailleurs salariés et aux consommateurs. Or, tout ceci, et plus encore l’établissement de nouveaux impôts, pourrait créer de nouvelles tensions sociales.
■ Développement territorial. L’un des facteurs déterminants des révoltes, au moins en Tunisie, a été l’inégalité croissante entre le littoral, de plus en plus dynamique et développé, qui reçoit le tourisme et où se concentre l’industrie, et l’arrière-pays, agricole et minier, sousdéveloppé. Le dualisme économique est une caractéristique structurelle de ces pays, et l’État devra porter une plus grande attention à la cohésion territoriale. Cela impliquera un renforcement de l’autonomie et des compétences des autorités locales et régionales, qui sont jusqu’à présent de simples antennes du pouvoir central. À court terme, ce système peut requérir de gigantesques ressources et créer des inefficacités (car il agit à l’inverse des économies d’agglomération), mais à moyen et long terme, hormis le fait de garantir un développement plus équilibré, il permettra l’expansion du marché interne.
■ Économie informelle. L’affleurement de l’économie informelle est une condition à l’augmentation des revenus de l’État et un bon fonctionnement du marché. Jusqu’à présent, l’essor du secteur informel dans toutes ces économies – entre 35 % et 55 % de l’emploi total – a été le principal symptôme et la véritable réponse systémique aux dysfonctions de leur système économique. Même si l’emploi informel sert de pare-chocs au manque d’emploi et à l’absence de perspectives économiques, et constitue un moyen de survie pour de vastes secteurs de la population, il favorise les emplois à faible productivité et les bas salaires, contribue à dégrader les qualifications des travailleurs, tout en représentant une concurrence déloyale pour le secteur formel et l’IDE. En d’autres termes, il est incompatible avec un véritable processus de développement. Il est nécessaire d’effectuer une révision systématique des incitations économiques et de régulation aux agents économiques pour faire émerger l’économie submergée et l’intégrer aux circuits du marché.
■Convergence.La convergence réelle avec les niveaux de revenu de l’UE est, avec la création d’emploi, l’autre grand challenge des pays du sud de la Méditerranée, et d’une certaine manière, le résumé de tous les autres. Les niveaux de revenu par habitant en parité de pouvoir d’achat ont maintenu un différentiel constant au cours des 15 dernières années, avec le revenu par habitant des pays du sud de la Méditerranée au-dessous de 20 % de la moyenne de l’UE. Pour ce qui concerne les salaires, l’écart s’est creusée en termes réels (le cas extrême est l’Algérie, où les salaires réels en parité de pouvoir d’achat ont chuté à un rythme annuel de -1,7 % entre 1996 et 2006, tandis que dans l’UE-15, ils augmentaient à un rythme de 3 % par an). Ainsi, y compris la Tunisie, le pays à avoir atteint le plus haut niveau de convergence entre 1995 et 2007 (passant de 17,77 % de la moyenne communautaire UE-15 à 22,97 %) aurait besoin, à ce rythme, de 51 ans pour atteindre 50 % du revenu par habitant moyen communautaire. Au Maroc, ce chiffre serait de 228 ans et en Algérie, de plus de 300. Un vrai mécano économique Devant un tel tissu de défis multidimensionnels, imbriqués les uns dans les autres, les pays de la région devront construire un modè le économique cohérent, jetant les bases de leur futur développement tout en résolvant les problèmes les plus immédiats. Or, le plus probable est qu’il ne s’agisse pas du même dans tous les cas. La recette dépendra dans chaque pays d’un certain nombre de variables dont la modulation, à l’instar des différentes tonalités d’un équaliseur, contribuera à définir le modèle de développement résultant. Certaines d’entre elles sont endogènes et d’autres exogènes, dans la mesure où elles dépendent des décisions d’acteurs externes comme l’UE ou les autres pays arabes.
■ État de droit. Le déficit de gouvernance dont souffrent ces pays depuis leur indépendance – manque de liberté économique, manque de responsabilité des institutions publiques, corruption… – a été la principale tâche de leur développement, comme le soulignait déjà le Rapport sur le développement humain arabede 2002. Une justice indépendante et efficace et des mécanismes efficaces pour garantir l’application des lois constituent non seulement une composante fondamentale du processus de transition politique mais encore un facteur de développement économique essentiel, spécialement pour les petites et moyennes entreprises et pour l’investissement étranger.
■ État-providence et politiques sociales. Les travailleurs et citoyens de ces pays n’aspirent pas seulement à jouir des libertés considérées comme acquises par les Européens, mais encore à partager leur niveau de vie et de développement, et au moins en partie leurs prestations sociales. Pour cela, il leur faudra assainir un déficit cumulé de politiques sociales : assistance sanitaire (les mortalités infantile et maternelle restent très élevées), investissement éducatif (il y a toujours 80 millions d’analphabètes dans la région), politiques de cohésion, assurance chômage. Quoique les politiques sociales, qui peuvent renforcer la sécurité économique et la productivité de l’économie à long terme, représentent une augmentation des dépenses publiques et imposent des coûts aux agents économiques, et peuvent nuire à la compétitivité… et à la création d’emploi.
■ Intégration régionale.L’intégration Sud-Sud reste le grand challenge de la libéralisation commerciale de ces pays, et une condition pour le succès des zones de libre échange établies avec l’UE (et dans les cas du Maroc et de la Jordanie avec les États-Unis également). L’Afrique du Nord et le Proche-Orient est la « région » du monde avec le plus faible pourcentage d’échanges commerciaux internes sur son commerce extérieur total, à savoir moins de 8 % (y compris les pays du golfe Arabique). Paradoxalement, à court terme, l’instabilité et la différenciation politique entre les différents pays constitueront davantage un obstacle qu’un atout pour l’intégration horizontale, mais à moyen et long terme, l’intégration régionale est l’un des rares vecteurs de croissance potentielle à exploiter.
■ UE. L’adhésion à l’UE n’est pas, comme dans les années quatre-vingt-dix pour les pays d’Europe de l’Est, une perspective pouvant servir d’encouragement, de discipline et d’horizon collectif pour les pays arabes. Quoi qu’il en soit, l’offre de l’UE déterminera fondamentalement la voie économique suivie par ces pays (et l’influence des pays européens dans la région, également courtisée par d’autres puissances économiques). Jusqu’à présent, les « trois M » annoncés par la Commission européenne (moyens, marché, mobilité) ne sont qu’un slogan, comme celui de « tout sauf les institutions » invoqué comme horizon de la politique européenne de voisinage il y a quelques années. Or, la possibilité d’intégrer de manière effective l’espace économique européen représenterait un élan décisif pour l’investissement étranger et la perspective de bénéficier des fonds structurels européens – même seulement à moyen terme – servirait d’outil de cohésion et de stimulant pour les réformes. Pour le moment, les autorités économiques tunisiennes et égyptiennes, tout comme les marocaines et les algériennes, tentent de faire face à la tempête avec des mesures d’urgence improvisées (comme le Programme social et économique à court terme présenté par le gouvernement tunisien au début avril, qui comporte 17 mesures sectorielles et horizontales autour de cinq grandes priorités : la sécurité, l’emploi, le soutien de l’économie et son financement, le développement régional et les actions sociales). L’Égypte, le Maroc et l’Algérie ont augmenté les salaires du secteur public (15 % pour le premièr, 50 euros par mois pour le second, de façon plus sélective celui-ci) et ont créé de nouveaux postes de fonctionnaires pour les diplômés au chômage. Cependant, la question du modèle économique, au-delà des revendications immédiates, ne fait pas partie des priorités du débat politique. Et cela doit changer.