Co-edition with Fundación Análisis de Política Exterior
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30 segundos en Gaza

José Andrés Santiago Iglesias
Universidad de Vigo
30 segundos en Gaza
Mohammad Sabaaneh.
Fundación Al Fanar para el Conocimiento Árabe, 2024. 112 pág.
 

30 segundos en Gaza (30 secondes à Gaza) est une oeuvre difficile à cataloguer. C’est un livre d’illustrations, mais dans lequel le fil des jours et les récits de douleur et de mort dessinent une diachronie, que Mohammad Sabaaneh renforce en datant chacune de ses images. L’origine de celles-ci se trouve dans les vidéos et les photographies que les habitants de Gaza ont partagées sur les réseaux sociaux depuis l’invasion par l’armée israélienne en octobre 2023. Chaque page est un témoignage, un court récit, une « illustration-essai ». C’est à la fois du journalisme et de la poésie graphique.

L’oeuvre de Sabaaneh ne saurait être qualifiée de bande dessinée — ni ne cherche à l’être — car chaque image existe en elle-même ; mais l’ensemble fonctionne aussi par accumulation, comme une séquence de narration graphique qui se déploie et qui se répète au fil des pages d’un calendrier. En ce sens, l’expérience d’illustrateur et de caricaturiste de l’auteur palestinien imprègne subtilement ces images, esquissant une forme de séquentialité (presque) narrative, là où il n’y avait au départ qu’une simple diachronie, comme indiqué dans le paragraphe précédent.

Lorsque Sabaaneh évoque ce travail, il le conçoit comme une archive destinée à recueillir et à documenter les histoires réelles des gens à Gaza. Des histoires qui, comme le rappelle l’auteur lui-même dans la préface, risquent d’être effacées, que ce soit de manière métaphorique – enterrées par l’implacable algorithme sous un millier d’autres histoires, de selfies, de leçons d’influenceurs, de food-porn – ou littéralement, soumises à la censure de plateformes qui n’hésitent pas à promouvoir des formes de masculinité toxique, des pseudo-sciences ou la honte du corps au nom de la liberté d’expression, mais qui s’offusquent tout autant à la vue d’un simple téton dénudé ou d’une mère gazaouie déchirée par la douleur tenant, impuissante, le corps sans vie de son enfant. Parfois, Sabaaneh évoque une troisième catégorie, celle de ces spectateurs qui, face à la dureté des images, préfèrent détourner le regard, et ce faisant, participent involontairement à leur disparition. 30 segundos en Gaza se veut un vaccin face à tout cela ; un cri de résistance analogique, porté par le papier et l’encre, qui refuse de s’effacer.

En prenant cette idée comme point de départ, le livre commence par un avertissement. Une page floue dissimule une photographie, sur laquelle se superpose – à l’instar de nombreux réseaux sociaux – un « avis de contenu » , avertissant au lecteur de la brutalité des images qu’il s’apprête à découvrir. Sabaaneh, avec la finesse d’un habile caricaturiste, introduit ainsi un double avertissement, mettant en garde non seulement sur l’explicité des récits, mais aussi sur la double morale des réseaux.

Le livre se compose de plus de 90 illustrations dans lesquelles Sabaaneh fait preuve d’un style graphique très expressif, qui s’inspire de références du cartoon, du collage ou de la xylographie, mais surtout des figures cubistes du Guernica de Picasso. Malgré la sélection soignée, on observe l’évolution du style de l’artiste au fil des mois, devenant plus viscéral, avec des traits moins raffinés et une utilisation abondante de techniques comme le dripping et les éclaboussures. Par ailleurs, en opposition au caractère éphémère du format numérique, l’artiste palestinien mise sur la matérialité des illustrations, utilisant différents papiers, une palette restreinte de noir et blanc – à l’exception de quelques images – et de l’encre de Chine, indélébile et riche en textures. Cette qualité veloutée de l’encre est reproduite dans l’édition espagnole, imprimée en quadrichromie pour préserver les nuances chaleureuses du pigment, avec de légers reflets ocre, afin que le grain du papier, ainsi que les lavis et les glacis de l’encre ne se perdent pas – ou, du moins, pas complètement – dans la transcription numérique, cherchant à transformer l’unique en multiple.

Sur le plan narratif, Sabaaneh oscille entre la littéralité de certaines scènes — mais non de toutes les images — et l’allégorie, usant avec justesse du texte et du dessin. Ainsi, les illustrations, se voient resignifiées à chaque cri. Car les textes sont des cris — souvent tus, silencieux — empreints d’émotion, chargés de sentiment et de la subjectivité de ceux qui y sont représentés. Par ailleurs, Sabaaneh opère le contre-pied en se contentant de noter une date accompagnée d’un froid descriptif de la scène qu’il documente. Parfois, ce bref texte s’accompagne d’un témoignage. D’autres fois, l’image s’exprime par un silence assourdissant.

J’ai commencé en soulignant la difficulté de cataloguer ce livre, qui semble presque revendiquer son propre espace. Teresa Ferreiro, dans sa thèse de doctorat consacrée à la bande dessinée féministe de témoignage, définit cette catégorie comme une narration graphique fondée sur des faits réels, dotée d’une valeur documentaire précieuse pour les études de genre, car elle sert à expliquer, à analyser ou à dénoncer certaines pratiques sociales ou injustices présentes dans notre société. La description éloquente de Ferreiro prend un relief nouveau lorsqu’on regarde les images de ce livre, où des notions telles que « réel », « documentaire » ou « dénonciation » s’éclairent comme des mots-clés. Face à ce défi de classification que représente 30 segundos en Gaza, je propose donc que les lecteurs revendiquent pour l’oeuvre graphique de Sabaaneh une nouvelle catégorie et commencent à l’appeler pour ce qu’elle est vraiment : un « témoignage illustré palestinien ».

José Andrés Santiago Iglesias, Université de Vigo

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