Transparence des fonds souverains arabes: vis-à-vis de qui ?

Les stratégies d’investissements des fonds publics OCDE sont rarement questionnées, en même temps qu’il est demandé aux SWF des pays du tiers monde d’être plus transparents.

Samir Aïta

L’émir du Qatar s’est payé Harrods à Londres ». C’est ainsi que la presse aussi bien arabe qu’internationale a caractérisé la récente acquisition du célèbre magasin londonien. Et c’est justement dans cette caractérisation que réside toute l’ambiguïté sur la nature et la gestion des fonds souverains des pays arabes. En réalité, l’opération a été réalisée par Qatar Holding, un des bras d’investissement de la Qatar Investment Authority, le fonds souverain (Sovereign Wealth Fund, SWF) de l’émirat du Qatar.

Un fonds souverain est supposé être un fonds public de l’Etat, gérant les excédents de devises provenant des exportations, appartenant donc à l’ensemble de ses citoyens ; il n’est pas par conséquence un fonds gérant les avoirs privés des dirigeants de cet Etat. Cependant la confusion des genres est générée en premier lieu par la qualité des dirigeants du fonds. Dans le cas qatari, le président n’est autre que le Dauphin du royaume et le directeur exécutif, le premier ministre, membre de la famille royale. Il en est de même pour les cas de Dubaï et d’Abu Dhabi. Le raccourci est donc rapidement fait dans la presse, et dans les esprits, sur l’auteur de l’investissement : est-ce le pays, à titre public, ou bien ses souverains, à titre privé ?

Bien qu’on puisse noter une amélioration par rapport à un passé récent où la confusion des genres était encore plus marquée – les SWF ayant aujourd’hui partout pris un caractère institutionnel dans leur pays – c’est justement par rapport à ce caractère institutionnel que la question de la transparence des SWF continue d’être posée. Les institutions de certains pays arabes permettent toujours que des responsables politiques, souvent non élus, soient en même temps à la tête d’entreprises ou des sociétés financières privées, sans qu’ils puissent être responsables devant leurs citoyens, ou leurs parlements, de la séparation entre finances publiques et privées. Il n’en est pas toujours ainsi. Il est notable que la gestion du SWF koweitien, destiné dès sa création aux générations futures, soit régulièrement questionnée par le Parlement du pays ; en opposition avec l’Arabie saoudite, plus peuplée, où la structure même du fonds reste assez opaque, et la responsabilité (accountability en anglais, mussa’alaen arabe) de cette gestion ne soit pas à l’ordre du jour.

Ces questions de transparence et de responsabilité citoyenne des SWF ne sont pas anodines dans les pays de la rente pétrolière ; d’autant plus que les niveaux de leurs infrastructures et leurs services publics, et les investissements étatiques en général, restent incompatibles avec ceux de leur richesse.

Mais ce n’est pas sur ce terrain que la presse internationale et divers think tanksont soulevé les questions de transparence et de responsabilité ; mais sur celui du système financier international, et des investissements dans les pays développés. Les investissements des SWF du Golfe dans certaines banques ou les tentatives de rachat d’activités aussi peu stratégiques que la gestion des activités portuaires (l’affaire Dubaï Ports et les ports américains de P&O) ont attiré la lumière sur le rôle des excédents financiers gérés par des pays issus du tiers monde ou émergeants. En pleine mondialisation financière et consensus sur la liberté de mouvements des capitaux, on a ainsi vu naître des demandes de « responsabilité », de « régulation », voir de « proportionnalité » à leur égard. Mais très vite, la médiatisation utilisée à des fins politiciennes et de protectionnisme révélait qu’il ne s’agissait pas d’un phénomène nouveau : les plus grands fonds d’investissements publics sont d’abord ceux des pays de l’OCDE, constitués par exemple par les fonds de pension publics du Japon ou des EtatsUnis, et les premiers fonds arabes existent déjà depuis plus de 50 ans. Mais bien que les stratégies d’investissements des fonds publics OCDE, et les collusions éventuelles avec les politiques publiques soient rarement questionnées, il était demandé aux SWF des pays du tiers monde d’être plus transparents sur leurs stratégies, d’exclure toute arrièrepensée politique et évidemment de s’interdire toute politique industrielle.

Les SWF ont réagi en 2008 en formant le Groupe de Travail International sur les SWF, et ont annoncé en octobre de cette année les « principes de Santiago » avec ses 24 bonnes pratiques à appliquer d’une façon volontariste, visant à clarifier leurs structures institutionnelles, la relation de leurs stratégies avec les politiques gouvernementales, et leurs gestions des risques. Simultanément, le co mité sur « la liberté de l’investissement, la sécurité nationale et les industries stratégiques » de l’OCDE émet, pour les pays membres, les lignes directives pour les investissements des SWF ; le FMI saluant et approuvant les deux initiatives. La question de la transparence des SWF vis-à-vis des investissements dans les pays cibles semblent ainsi trouver une solution acceptable, tenant compte de la nécessité de confidentialité sur les stratégies des investisseurs et des intérêts nationaux et de défense des pays ; mais surtout en évitant de toucher trop clairement au sacro-saint principe de liberté de circulation des capitaux. Les SWF obtiennent leur légitimité internationale et les différents pays se mettent en compétition pour créer les leurs, même lorsque les excédents en devises n’en sont pas la raison, comme en France par exemple.

Les SWF ont même trouvé leur classement de transparence (vis-à-vis des marchés, classement dit Linaburg-Maduell du SWF Institute). Et de nombreux fonds arabes se sont rapidement trouvés en tête de ce classement, alors que l’opacité était partagée à travers le monde.

En fait, c’est la crise financière internationale qui va changer la perspective du problème. La non-transparence et la non-régulation des dérivés financiers complexes de type subprimes, et des banques en général, vont reléguer au second plan celles concernant les SWF. Dans un contexte de risque d’effondrement du système financier international, les voix qui réclamaient que les SWF soient transparents vis-à-vis de ce système sont apparues ridicules. Plutôt, les SWF ont été appelés à maintes reprises pour sauver certaines institutions financières. De plus, la crise actuelle des dettes souveraines, déclenchée en Grèce, et qui menace l’euro et l’ensemble de la construction européenne, et où les préoccupations de transparence ne sont pas moins importantes, allège encore plus la focalisation politique et médiatique sur les SWF. Mais de l’autre côté, la crise financière actuelle a engendré des pertes réelles et substantielles pour les SWF.

Bien que leur taille soit difficile à évaluer (certains parlent d’un tiers des avoirs), il est clair que les investissements qui n’étaient pas adossés à des activités dans l’économie réelle ont le plus souffert. Par ailleurs, la crise de Dubaï a montré que les SWF et ses différentes filiales utilisent l’emprunt et les « effets de levier » d’une façon très risquée. Là, c’est du côté des pays des SWF que la révision des politiques a été sévère, comme lors de la crise sur les investissements arabes aux USA après le 11 septembre 2001. Des critiques très directes ont été adressées, y compris dans les médias des pays arabes du Golfe, sur la gestion des SWF et les pertes accusées ; et un questionnement sans précédant s’est élevé sur leur transparence et leur responsabilité vis-à-vis de leur pays et de leurs citoyens.

Sur le long terme, une question reste entière : quels objectifs et activités légitimes peuvent avoir les SWF ? Il s’agit d’une question de fond sur le fonctionnement du capitalisme mondial. S’agissant d’investissements à long terme, le rôle des SWF est-il de contribuer à renforcer la tendance actuelle du capitalisme financier à demander aux entreprises des rentabilités toujours plus grandes pour les actionnaires, réduisant les dépenses d’investissement et de recherche ? Ou bien est-il légitime que ces SWF servent des « politiques industrielles » de leurs pays, acquérant les circuits de commercialisation aval de leurs produits, ou des secteurs industriels, ou bien encore des activités de recherche, qui semblent entrer en synergie avec leurs axes de développement ?

L’objectif de politique industrielle est le plus controversé dans les pays de l’OCDE. On y trouve naturel que les SWF investissent dans les secteurs immobilier ou touristique, ou en minoritaire dormant dans certaines industries nonstratégiques. Mais, dès qu’il s’agit de secteurs productifs ou de technologies avancées, les réticences émergent.

Aucun citoyen de Dubaï ne contesterait une extension du rôle de sa cité plateforme de commerce maritime à travers le monde. Aucun citoyen de l’Arabie saoudite ne contesterait le développement de l’industrie pétrochimique de son pays par des acquisitions à l’étranger. L’objectif de politique industrielle pour les SWF est leur aboutissement même, naturel dans le cadre de la mondialisation. On commence à le rencontrer dans les industries minières et dans l’agriculture. On le verra de plus en plus dans l’industrie ; avec de plus en plus de transparence. Un jour ou l’autre, les citoyens des pays des SWF demanderont certainement des comptes à leurs dirigeants : qu’avezvous fait des excédents actuels pour le développement, pour notre bien-être et pour les générations futures ?