Le trafic d’armes dans la région MENA

Jean-Charles Antoine

La création d’une ou plusieurs filières d’approvisionnement illégal en armes à feu et en munitions n’est jamais le fruit du hasard. Elle est toujours la conséquence d’un besoin concret sur le terrain, un besoin réel ou ressenti de combattre, de se protéger ou de protéger les siens, ou tout simplement en prévision de futures périodes chaotiques.

L’idée reçue, selon laquelle des filières illégales d’armes à feu se constitueraient en raison d’une forte disponibilité en armes à un moment donné et sur des territoires faciles d’accès, est fausse. Sinon la Guyane française vivrait le même sort que le territoire colombien – connaissant déjà le même type de territoire naturel – alors qu’il n’en est rien. Sinon, les zones difficiles d’accès comme les montagnes afghanes ou pakistanaises, seraient épargnées comme les Alpes françaises, alors qu’il n’en est rien.

La création d’une filière illicite d’armes à feu et de munitions est bel et bien le fruit d’une volonté claire à un moment précis, que cette volonté soit issue d’un groupe de citoyens, qu’elle soit le fruit d’une volonté politique ou religieuse, ou encore qu’elle soit la conséquence d’une peur.

Dans la zone politico-géographique MENA (Moyen-Orient et Nord de l’Afrique), à savoir les pays compris d’Ouest en Est du Maroc à l’Iran, en incluant, dans ce cas, plus au Sud le Soudan, le trafic d’armes est une donnée essentielle de la déstabilisation des territoires et par voie de conséquence de la grande difficulté à y imposer la paix de manière durable et forte.

Les raisons de ces difficultés tiennent à la fois à la multiplicité des types de territoires, des populations et de leurs niveaux de développement, mais obligatoirement aussi aux typologies des rapports de force qui les régissent ou influent sur eux. Des intérêts totalement contradictoires y prennent corps au fil des décennies sur et face à des parcelles géographiques plus ou moins étendues où le pétrole occupe une place prépondérante dans les choix géopolitiques des dirigeants. Or, afin de permettre à terme une véritable stabilisation, un mécanisme de traçabilité et de recueil des armes diffusées y deviendra l’élément pivot dans les politiques de maintien ou de rétablissement de la paix.

Une zone aux multiples rapports de force

Avant toute considération géopolitique, il est essentiel de poser un paramètre central quant au trafic d’armes et de leurs munitions : il s’agit là d’un commerce. D’un commerce certes illégal et meurtrier, mais d’un commerce tout de même. Cet aspect signifie donc que toute arme peut éventuellement s’acheter si le groupe intéressé possède les fonds financiers pour se la procurer. Mais ceci signifie également que lorsqu’un acheteur potentiel bénéficie de moyens conséquents, le revendeur n’hésitera pas à vendre les armes en sa possession, puisque l’acte lui assurera des subsides conséquents. L’offre et la demande se complètent donc, mais la demande prime sur l’offre.

Conceptualiser le trafic d’armes dans une zone géographique aussi étendue que MENA revient à prendre de la hauteur sur les différentes filières d’approvisionnement en armes et en munitions, afin de comprendre les raisons de ces pratiques sur les sous-régions qui composent ce grand ensemble spatial.

Par exemple, des filières illégales existent dans le Sud de l’Algérie vers Tindouf et sont en lien avec les acteurs du long conflit au Sahara occidental. Mais ces filières sont totalement différentes de celles implantées en Irak au profit du groupe État islamique (EI), et bien encore divergentes par rapport aux flux illégaux qui se développent depuis 2011 en Libye, même si des points communs existent entre toutes, ne serait-ce que le besoin de s’armer et le contact avec un ou plusieurs vendeurs en mesure d’assurer les approvisionnements.

Afin de schématiser ces filières dans une sorte de typologie, il convient de séparer les territoires géographiques à tendance désertique de ceux bénéficiant d’un développement urbain ou naturel plus important, mais il faut aussi superposer la différenciation entre les zones de conflit armé ou de fortes tensions – passés ou actuels – et celles de transit.

Les rapports de force sont présents sur toute la zone MENA où se cristallisent le besoin de s’armer, où se cristallisent donc les filières illégales d’approvisionnement. Les villes d’Alep ou de Damas sont autant de micro-territoires où les filières abondent pour armer les rebelles ou les populations. Les détenteurs légaux d’armes – les forces armées nationales ou les forces de police ou de sécurité –, ne sont donc pas comprises dans cette partie illicite des approvisionnements, même si certains membres en profitent pour revendre quelques armes et ainsi augmenter leurs salaires.

Les armes et les munitions convergent donc sur ces micro-territoires, de la même manière qu’à Raqqa, le fief de l’EI, afin d’armer les hommes, les femmes et parfois les enfants pour les combats. Un véritable « effet d’aimant » opère donc sur ces zones où l’utilisation des armes sera nécessaire pour mener les opérations militaires. En revanche, les zones aux abords plus ou moins lointains de ces micro-territoires sont tout autant des micro-territoires où le trafic d’armes abonde dans la mesure où ils sont utilisés comme des zones de passage ou de stockage. C’est le cas au Liban de la plaine de la Bekaa à travers laquelle de nombreuses cargaisons d’armes et de munitions sont passées du territoire syrien au libanais, soit pour mettre ces armes syriennes à l’abri des rebelles et ainsi les « offrir » à des membres du Hezbollah chiite libanais, soit au contraire pour armer des rebelles sunnites anti-Assad.

La plaine de la Bekaa a donc revêtu le double rôle, entre autres, de zone de transit où les passeurs, revendeurs et intermédiaires ont fleuri ou plutôt refleuri, permettant ainsi la cristallisation du conflit local, mais aussi d’espace-porte.

D’autres rapports de force en Libye ont amené de telles filières, mais sous d’autres formes. Alors que le conflit interne depuis 2011 a entraîné des combats sanglants sur le littoral libyen et que de nombreux arsenaux nationaux ont été pillés à Tripoli, Misrata, Syrte ou Benghazi, les armes à feu et les munitions anciennement détenues par les forces du régime du colonel Khadafi – acquises par le biais de la Bulgarie durant la période de la guerre froide – ont ainsi été disséminées dans les populations. Des clans ethniques ou régionaux ont su s’en procurer au moment du désordre total du pays et ont pu en cacher derrière la frontière tunisienne en partie, mais également dans la partie méridionale vers la ville de Sebha, dans le Fezzan libyen.

Alors que le désordre le plus total régnait sur ce territoire national, s’est constitué loin du littoral un fief de l’EI dans cette région du Sud de la Libye, afin de créer un potentat anti-étatique sur fond de djihadisme, accélérant la cristallisation des filières vers Sebha. Et c’est à partir d’ici que de nombreuses cargaisons d’armes ont quitté le sol libyen dès 2013-2014 pour être rachetées ou simplement volées par des anciens mercenaires touaregs nord-maliens anciennement à la solde du colonel Khadafi et ayant fui le pays. Ces armes ont servi à armer la colère des habitants d’Azawad au nord Mali, provoquant la rébellion qui a suivi en 2014. Les zones désertiques, où les contrôles aux frontières sont si peu efficaces et où il est possible de traverser tout le Sahel en 48 heures en véhicules 4×4 constitués en caravanes, ont facilité ce trafic d’armes en masse.

Mais l’ensemble de ces rapports de force ont plusieurs explications ellesmêmes géopolitiques, dans la mesure où elles sont le fruit d’intérêts contradictoires d’acteurs à différents niveaux.

La superposition d’intérêts contradictoires

Les armes à feu, et leurs munitions nécessaires, ne sont en réalité qu’un outil pour les combattants afin de gagner des combats, et un outil pour les trafiquants afin de gagner de l’argent. Les armes n’arrivent qu’à l’aboutissement des rapports de force entre les acteurs. Et les différents territoires qui constituent la zone MENA, par la superposition des jeux d’acteurs politiques, ethniques et religieux et des ressources naturelles qui s’y trouvent, sont un terreau extrêmement favorable à la superposition elle-même de nombreux intérêts qui s‘entrechoquent.

Le gouvernement officiel à Damas soutient le Hezbollah libanais et sert depuis de pont entre le monde chiite iranien et le Liban. Soutenu par Téhéran, et son grand allié dans la région, la Russie –désireuse de maintenir une ouverture vers la mer Méditerranée et qui avait conclu des accords de vente d’armes de manière légale avec la Syrie avant l’éclatement du conflit – le régime Al Assad combat les milices sunnites aidées ellesmêmes par l’Arabie saoudite et le Qatar, même si actuellement des tensions entre les deux pays se développent et sont à l’origine d’une course aux armements. Les pays membres du groupe dit « des amis de la Syrie » ont facilité dès 2013, depuis le port de Benghazi en Libye, l’arrivée par la mer de cargaisons d’armes à feu à destination des rebelles syriens, tandis que d’autres filières transitant par le territoire de Lattaquié à la frontière turque permettaient par avion et par les routes d’armer les rebelles d’Alep.

Les alliances religieuses – chiites contre sunnites – souvent nettement plus complexes qu’il n’y paraît, au centre desquelles Israël tente de maintenir un équilibre pour éviter qu’un grand État n’émerge et ne devienne trop menaçant pour sa survie, se superposent aux alliances politiques et même électorales. Durant les années quatre-vingt, le Liban était devenu le centre de ces superpositions d’intérêts multiples entre chrétiens, druzes, chiites, sunnites et laïcs.

D’autres intérêts venaient alors, et viennent encore de nos jours, brouiller les cartes régionales et envenimer les situations, et amplifient ainsi le besoin de s’armer. Les intérêts commerciaux et économiques, qui parfois priment sur les aspects religieux mais savent également s’en servir, mettent les chiffres d’affaires des entreprises au sommet de la hiérarchie des besoins.

L’exploitation de ressources naturelles – au Sahara occidental, en Libye, dans le Sud Soudan ou en Arabie saoudite – comme les phosphates, le pétrole ou le gaz poussent parfois des dirigeants d’entreprises à conclure des alliances avec des acteurs « terroristes » ou « criminels » ou « de libération nationale » selon les représentations de chacun, afin de lancer ou poursuivre leurs activités commerciales. D’autres entreprises se retrouvent dans l’obligation de rémunérer ces mêmes acteurs si elles veulent poursuivre l’activité qu’elles développaient avant le conflit. Ces sommes versées de manière illégale servent souvent à financer de manière indirecte l’achat d’armes à feu et de munitions et à renforcer les chaînes logistiques et l’intensité du conflit, et donc à cristalliser encore plus le besoin de s’armer dans ces régions et finalement à ses abords.

Généralement, ces intérêts religieux et économiques servent de base aussi pour les intérêts politiques qui leur sont intimement liés à différentes échelles. Hors des zones de tensions, qu’elles soient des territoires entiers ou simplement des villes ou des espaces semi-désertiques mais riches en ressources naturelles lucratives, des États plus lointains ont un regard bienveillant ou intéressé sur l’évolution des situations.

Ces regards aux échelles locale, nationale, régionale et internationale, définissent des enjeux multiples de défense, de sécurité énergétique, de développement économique ou religieux et de suprématie et de puissance. Ces enjeux poussent les dirigeants à mettre en place des alliances à court ou long terme, quitte à les briser si les alternances politiques interviennent entretemps. Le conflit israélo-palestinien est l’exemple majeur pour illustrer cet enchevêtrement d’intérêts à différentes échelles : un événement sur l’esplanade des Mosquées à Jérusalem peut avoir des conséquences sur l’ensemble du monde arabo-musulman, mais aussi aux USA en raison des alliances transnationales, ce qui peut en parallèle faire s’envoler le prix du baril de pétrole et déstabiliser des économies. Mais si de tels événements interviennent durant une campagne électorale israélienne, les retentissements internes en seront amplifiés et amèneront à des négociations.

Les rapports de force entre les segments de population de la zone MENA ne sont alors que la conséquence sur le terrain de la superposition d’intérêts contradictoires. Mais le tableau n’est pas aussi simple et manichéen. En effet, l’importance d’Internet est venue bouleverser les équilibres de puissance. Des individus seuls peuvent se changer en leaders d’opinion ou en amplificateurs de tensions. C’est le cas de l’utilisation par l’EI des réseaux sociaux qui participent à diffuser leur propagande et les images de leurs actes terroristes sur l’ensemble de la planète, bien au-delà de la zone MENA.

Par conséquent, le trafic d’armes dans la region MENA ne doit pas être analysé sous l’aspect purement territorial interne. Il doit prendre en compte les conséquences que ses filières permettent de réaliser directement – approvisionnement d’armes – ou indirectement – diffusion du désir de s’armer pour commettre des actes terroristes – en donnant l’impression de la puissance à de jeunes européens, asiatiques ou américains versés dans la lutte contre le monde actuel tel qu’il est. Le trafic d’armes dans cet espace n’est donc qu’un symptôme d’un mal plus profond, auquel certains États occidentaux et moyen-orientaux ont dû prendre part par nécessité à des fins de morale et de défense de leurs intérêts et de leurs populations et auquel certaines techniques pourraient apporter quelques pistes de réflexion.

Le besoin pressant de traçabilité et de recueil

Lorsqu’un État ou un groupe d’États décide d’approvisionner en armes à feu des rebelles ne possédant pas la légitimité étatique, ils le font dans le but de limiter le développement d’un mouvement qui leur paraît dangereux. Il est donc compréhensible que des livraisons d’armes soient organisées et que de manière plus clandestine, les trafiquants y trouvent un intérêt indirect sur un autre territoire en bénéficiant d’une certaine immunité. La marche du monde est ainsi et ne changera pas tant l’imperfection nous définit tous.

Toutefois, la mise en place, d’une part, des mécanismes de traçabilité et/ou de marquage – pour lesquels la France et la Suisse s’étaient mobilisées et avaient lancé une initiative mondiale devant les Nations unies il y a deux décennies – et de mécanismes de recueil des armes disséminées, d’autre part, pourrait s’avérer utile dans l’avenir.

Lorsque des armes à feu et des munitions sont délibérément offertes à des rebelles, il serait judicieux d’assurer des approvisionnements d’armes marquées, potentiellement traçables, afin de pouvoir en récupérer une grande partie par la suite sur le terrain. Ce type d’opération nécessiterait des équipes de récupération et toute une organisation publique ou privée en mesure d’accomplir la mission, en s’appuyant à la fois sur des études portant sur les filières susceptibles de s’être formées en tirant profit des armes livrées, mais surtout sur un arsenal technologique de cartographie pour suivre ces armes et les revendeurs.

Lorsque les armes seraient récupérées, elles pourraient être stockées dans des arsenaux stratégiques comme il en existe déjà, afin de pouvoir les réutiliser pour d’autres opérations, sous couvert de l’approbation du Conseil de sécurité des Nations unies.

Puisque les routes d’approvisionnement sont globalement pérennes – les pistes désertiques dans des 4×4 au Sahel, au Sahara ou au Yémen, la voie maritime depuis le littoral libyen jusqu’en Syrie ou de l’Iran vers le littoral yéménite ou encore les axes frontaliers mineurs dans des véhicules ou à pied pour organiser des va-et-vient entre la Syrie et le Liban – il est envisageable de mettre en place des blocages solides. Si la volonté de recueil est réellement concomitante à celle de livraison, des options concrètes pourront limiter le trafic non contrôlé.

L’espace MENA n’est et ne sera probablement pas avant bien longtemps une zone territoriale libérée de tout rapport de force. Par conséquent, le besoin en armes à feu et en munitions ne risque pas de s’éteindre dans un avenir proche. Les passeurs et les revendeurs fleuriront encore et les filières pourront survivre.

La stabilité pour cette région passe donc par une volonté politique de canaliser les filières, quitte à les maîtriser directement afin d’éviter la dissémination folle, car les États européens en connaîtraient plus tard les conséquences directes, dont les attentats actuels pourraient n’être que des prémices.