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Coedició amb Estudios de Política Exterior
Ilustración infantil
« Je voudrais travailler pour que la littérature enfantine et de jeunesse en arabe soit connue partout dans le monde. Je crois au pouvoir de la littérature, de l’art en général, pour changer, même un tant soit peu, nos esprits ».
Entretien avec Gulnar Hajo par Mertxe París
L’illustratrice et écrivaine syrienne Gulnar Hajo (Damas, 1977) nous reçoit, de l’autre côté de l’écran, avec un large sourire et un salut plein d’énergie. Elle dégage la même intensité et vitalité que tous ses livres. Actuellement, elle vit en exil à Istanbul, mais elle n’a pas cessé sa carrière professionnelle, qui lui a valu plusieurs prix aussi distingués que l’Etisalat Award for Arabic Children’s Literature (pour Nour s’échappe du conte) ou le Prix de la Fondation Anna Lindh (pour Quand je suis triste).
AFKAR/IDEES : Comment ce sont passés vos débuts dans le monde de l’illustration et de l’écriture ?
GULNAR HAJO : J’ai fini mes études de Beaux Arts à l’Université de Damas en 2004. J’ai commencé à collaborer avec différents médias. En 2007, on m’a proposé de diriger un magazine pour enfants, et à partir de cette expérience, je me suis rendue compte du fait que ce que je voulais vraiment, c’était construire un monde de création et d’imagination pour les enfants. Cette année-là, j’ai publié mon premier livre, L’aventure de Point chez Bright Fingers Publishing House, la maison d’édition que nous avons créée avec mon mari, Samer al Kadri. Et depuis lors, j’ai publié plus de 20 livres. Cependant, mon véritable début dans ce monde a eu lieu pendant mon adolescence, moment où j’ai commencé à lire des livres. Je me souviens que alors que j’avais fini un livre de l’écrivain égyptien Kamil Kilani, j’ai pensé que la littérature donnait un sens à tout. Et c’est la raison pour laquelle j’ai misé professionnellement sur cela.
A/I : Donc, votre profil professionnel est très complet, puisque vous pouvez vous définir comme illustratrice, écrivaine et aussi éditrice, n’est-ce pas ?
G.H. : Oui, même si je m’identifie plus avec l’illustration et l’écriture. L’édition, c’est plutôt Samer al Kadri qui s’en occupe. Cependant, vivre tout le processus de création d’un livre (l’imaginer, l’écrire, l’illustrer et l’éditer) m’aide à connaître en profondeur le monde du livre, plus complexe que l’on y pense, et c’est là aussi une approche magnifique au paysage éditorial actuel, aussi bien au niveau du monde arabe qu’international. J’ajouterais que je me sens un peu plus illustratrice qu’écrivaine et éditrice. L’illustration, pour moi, c’est la forme d’expression artistique où je me sens plus libre et à l’aise.
A/I : Au sujet de l’actualité, quels ont été les effets du conflit en Syrie sur votre travail ?
G.H. : Vivre au milieu des bombes a des effets sur tous les genres de travail. Avoir la mort aussi près m’a conduite à mieux apprécier l’importance de la vie ou d’être vivant. Même si cela semble une contradiction, il y a maintenant beaucoup plus de couleur dans mes livres qu’auparavant. C’est un message pour les enfants. Je leur dis que, même s’ils doivent vivre des situations très difficiles, la vie a de la couleur. Ils doivent la trouver.
A/I : Quelle est la situation du monde de l’édition en Syrie ?
G.H. : Nous continuons le travail de Bright Fingers Publishing House, mais depuis l’exil. Nous savons que les maisons d’édition qui travaillent en Syrie, plus concrètement à Damas, ont beaucoup de difficultés, car elles ont perdu tous leurs stocks, leur marché, la possibilité de voyager aux foires internationales… Sans oublier que les coûts de production se sont multipliés et les ventes ont diminué drastiquement. Dans ces circonstances, il est presque impossible de survivre avec une entreprise culturelle de ce genre. C’est vraiment dommage car nous sommes en train de perdre une génération entière d’artistes, d’écrivains et d’éditeurs magnifiques.
A/I : Comment percevez-vous la littérature enfantine et de jeunesse dans le monde arabe ? Dans certains milieux, on parle d’une renaissance de ce genre.
G.H. : Effectivement, depuis quelques années, on observe un enrichissement de la production de littérature enfantine et jeunesse en arabe, aussi bien des histoires littéraires que des illustrations. Même si l’on continue à publier des recueils de littérature orale traditionnelle, ainsi que certains classiques (absolument nécessaires et indispensables), de nouvelles voix littéraires très innovatrices surgissent, aussi bien du point de vue du contenu que de la forme. Nous assistons à un processus d’innovation. De plus, les éditeurs misent sur une édition et une impression de grande qualité. Et pour preuve, ces productions commencent à se traduire dans d’autres langues, surtout en Europe. Les foires du livre en arabe sont de plus en plus nombreuses, par exemple, la foire du livre de Sharjah ou celle d’Abu Dhabi où le livre pour enfants et pour adolescents est notoirement présent. Et dans tous ces événements, on programme des activités parallèles, qui veulent promouvoir la lecture parmi les enfants, comme des conteurs, des rencontres avec des écrivains, des forums de lectures, des concours littéraires, etc.
A/I : Pensez-vous que toutes ces initiatives servent à promouvoir la lecture parmi les lecteurs les plus jeunes ?
G.H. : Je ne dispose pas de données statistiques, mais mon intuition me dit que oui. J’ai eu la chance d’assister à certaines de ces foires du livre internationales, comme celle de Sharjah ou d’Abou Dabi, et on y rencontre des groupes scolaires très nombreux qui écoutent et parlent avec leurs auteurs préférés. De plus, dans certaines villes comme Le Caire ou Beyrouth, entre autres, des librairies sont en train d’ouvrir qui fonctionnent aussi comme des centres d’activité littéraire, culturelle et sociale autour du livre. Ceci nous indique qu’il existe un intérêt pour la lecture, sans aucun doute.
A/I : Au sujet de ce que vous venez de dire, l’Etisalat Award for Arabic Children’s Literature, le prix le plus prestigieux de littérature arabe pour enfants, est décerné lors de la foire du livre de Sharjah. En 2015, votre livre « Nour s’échappe du conte » (écrit par l’omanien Abir Ali) a remporté le prix du Meilleur Album Illustré. Qu’est-ce que cela a représenté du point de vue de votre carrière professionnelle ?
G.H. : Ce prix a supposé une joie et un énorme élan. Il a beaucoup signifié pour moi et pour ce livre et sa promotion. Par exemple, suite à cette distinction, le livre est tombé entre les mains de Mosaics Llibres et de là est venue la traduction au catalan. Et avec ce livre, Món Llibre 2017, un festival littéraire qui a lieu chaque année à Barcelone, m’a choisie comme illustratrice invitée. C’est la première fois qu’une auteure et illustratrice arabe participe à Món Llibre. Tout un honneur. De plus, remporter ce prix a constitué ma présentation devant le monde éditorial de littérature enfantine et de jeunesse en arabe. Cela m’a ouvert des portes et j’espère que d’autres s’ouvriront dans un avenir pas trop lointain. C’està- dire que cela m’a donné la confiance nécessaire pour présenter mes oeuvres à d’autres maisons d’édition arabes. Si l’on m’avait dit que je remporterais ce prix lorsque j’illustrais Nour s’échappe du conte, je n’y aurais pas cru. Ainsi donc, ce projet est en train de surpasser toutes mes attentes les plus optimistes.
A/I : Comment définiriez-vous ce livre ?
G.H. : Travailler avec Abir Ali, c’est travailler avec une boîte à surprises. Il a une imagination et une capacité de création aussi débordante que cela me surprend toujours. Nour s’échappe du conte est un livre poétique et métaphorique qui cherche l’implication émotionnelle du lecteur dans l’histoire. Et je crois que l’histoire et le rythme narratif réussissent à le faire à la perfection. Pour les illustrations, j’ai opté pour des tonalités oranges et marrons discrètes (l’histoire m’appelait à cela), mais j’ai cherché tellement de textures différentes que le résultat final présente une lumière que je n’ai jamais obtenue dans aucun autre travail. Je suis vraiment reconnaissante, car le jury de l’Etisalat Award for Arabic Children’s Literature a su l’estimer et l’apprécier. C’est un livre qui, malgré la dureté de l’histoire de Nour, affirme qu’il y a toujours un espoir. Et je me suis efforcée pour que les illustrations en ellesmêmes transmettent ce message.
A/I : Parmi vos ouvrages, d’autres ont été traduits en français, turc, espagnol et catalan. Comment vous sentezvous ?
G.H. : Heureuse. Je crois que la traduction et l’échange de littérature constituent un outil pour ouvrir des frontières et des barrières culturelles. De plus, je suis fière que des enfants d’autres endroits du monde puissent connaître, dans ce cas présent, l’histoire de Nour, une petite fille qui, à travers l’imagination, échappe de son monde gris et dur. Heureuse, je me sens heureuse et surtout confiante en les nouvelles générations de lecteurs.
A/I : Maintenant vous habitez à Istanbul, comment se passe votre quotidien ?
G.H. : Nous sommes bien à Istanbul. Gardant toujours un oeil sur la Syrie. On ne peut pas l’éviter, puisqu’une partie de notre famille et de nos amis habite là-bas, mais nous réussissons à mener une vie, plus ou moins, quotidienne. En plus de Bright Fingers Publishing House, nous travaillons beaucoup sur le projet Pages Bookstore.
A/I : Qu’est-ce que Pages Bookstore ?
G.H. : C’est une librairie-cafétériacentre culturel. Nous voudrions que Pages Bookstore devienne un réseau de librairies arabes. Pour l’instant, nous en avons ouvert une à Istanbul et une autre à Amsterdam. Moi, je m’occupe de la gestion de Pages Bookstore d’Istanbul. En plus de disposer d’un bon fonds de littérature en arabe (c’est la première librairie arabe de toute la ville), nous proposons une programmation presque journalière d’activités culturelles en tout genre : musique, entretiens, débats, clubs de lecture, ateliers artistiques, de pensée… Nous avons une programmation spécifique pour les enfants basée sur des conteurs, des ateliers d’illustration, d’écriture… L’idée, c’est que Pages Bookstore constitue un espace littéraire et artistique d’accueil pour tous les citoyens syriens exilés, mais aussi pour tous les habitants en général. Pour l’instant, notre proposition a été très bien accueillie. Depuis Pages Bookstore Istanbul, nous faisons aussi des ateliers via Skype avec des enfants de Damas. Avec cette initiative, nous essayons de faire en sorte que ces enfants ne s’éloignent pas complètement de leur enfance (ils ont le droit de la vivre) et qu’ils puissent expérimenter des activités créatives, littéraires et d’imagination comme n’importe quel autre enfant ailleurs dans le monde. En vérité, c’est très émouvant de les voir tous, à travers l’écran de l’ordinateur, sur le point de commencer l’atelier. L’un des ateliers qui marche le mieux avec eux, c’est « Je rêve que… ». Les rêves de ces enfants sont impressionnants ! J’aimerai faire un livre recueillant tous ces rêves… Offrir un atelier de ce genre constitue une source d’inspiration incalculable.
A/I : En ce qui concerne la création littéraire et artistique, avez-vous de nouveaux projets ?
G.H. : Eh bien, oui. Je viens de finir deux albums illustrés, écrits aussi par Abir Ali, qui seront publiés par Bright Fingers Publishing House.
A/I : Comment voyez-vous votre avenir en tant qu’écrivaine et illustratrice ?
G.H. : Ce que j’aimerais que ce soit et ce qui sera sont deux choses différentes. Dans un autre entretien, j’affirmais que je ne planifiais plus mon avenir. C’est-à-dire, aujourd’hui nous sommes à Istanbul, mais qui sait où nous serons demain. À vrai dire, j’aimerais retourner à Damas et, depuis ma ville et mon pays, travailler pour que la littérature enfantine et de jeunesse en arabe soit connue partout dans le monde. Je crois au pouvoir de la littérature, ainsi que l’art en général, pour changer, même un tant soit peu, nos esprits. Or, si nous ne pouvons pas retourner en Syrie, pour l’instant, mon mari, Samer al Kadri, aussi bien que moi-même, nous poursuivrons notre travail. Notre objectif est de construire, à travers l’imagination, un monde meilleur pour nos filles et tous les enfants qui lisent nos livres. La création de cet univers fantastique et littéraire est ce qui nous meut jour après jour.