La révolution tunisienne: une révolution 2.0 ?

7 maig 2015 | | Abkhazian

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Après s’être assuré de la fuite de Ben Ali dans l’après-midi du 14 Janvier 2011, le monde entier a commencé à parler d’une « révolution Internet », d’une « révolution Facebook », ou d’une « révolution 2.0 » et à mettre l’accent sur le rôle primordial des blogueurs et des cyberactivistes dans l’éviction d’un dictateur. L’effet domino qui s’est produit par la suite, dans d’autres régions du monde arabe, a consolidé cette théorie. Des articles, des livres des programmes médiatiques ont largement parlé de cela. Durant des mois et des mois on n’a fait, ou presque, que décortiquer les réseaux sociaux et analyser leur rôle dans la réalisation des rêves des jeunes portant sur la rupture avec une gestion qui, durant des générations, les a marginalisés de l’action publique et qui a failli à sa mission de justice sociale. Mais s’est-il – agi vraiment d’une révolution Internet ? Quelle est la part de vérité dans cette affirmation ? Peut-on vraiment réduire les sacrifices des citoyens du monde arabe et de leurs mouvements politiques et sociaux à des actions virtuelles ? Est-il juste de parler d’une victoire Internet ? Suffit-il de bien communiquer pour renverser un régime dictatorial ? Quel est le rôle des réseaux sociaux et d’Internet quatre années après le début du dit-printemps arabe ?

Contexte

Durant de longues années, les Tunisiens ont vécu sous une chape de plomb autoritaire qui a brimé leurs aspirations. En effet, depuis l’indépendance en 1956 et jusqu’au jour de la fuite du despote Ben Ali, les Tunisiens et les Tunisiennes n’ont connu que deux présidents. Et ces deux présidents n’ont quitté le pouvoir que forcés : le premier suite à un coup d’état ourdi par son successeur, et le second dans les conditions que vous connaissez, fuyant lâchement la colère des jeunes qui ont défié ses forces de répression, ses sbires et l’omnipotence de son parti-État. Au moment de l’embrasement des évènements qui ont abouti au 14 janvier 2011, les Tunisiens vivaient non seulement dans une situation économique et sociale très difficile engendrée par la propagation de pratiques mafieuses aggravées par la corruption et le népotisme, mais, en plus, ils ne pouvaient même pas s’exprimer librement. Ils vivaient à la fois dans la peur et dans la misère. Il ne m’est pas permis ici de m’étaler sur les causes qui ont poussé les Tunisiens à se révolter et à occuper les rues pour renverser un régime. Toutefois, je me permettrai de signaler que ces causes pourraient être résumées par le slogan le plus scandé durant les journées glorieuses de décembre 2010 et janvier 2011 : « Emploi, Liberté et Dignité ». Mais je vais plutôt me concentrer sur les questions d’Internet, des réseaux sociaux, du rôle qu’ils ont effectivement joué, à mon avis, et de leur rôle aujourd’hui. Il me paraît nécessaire de commencer par contextualiser les choses et de rappeler que le mouvement d’activisme sur Internet a commencé bien avant l’auto-immolation par le feu de Mohamed Bouazizi, l’événement qui est généralement considéré comme étant la première étincelle du dit printemps arabe. En effet, la bataille sur la toile, pour la liberté d’expression, les libertés et la dignité avait déjà bien commencé des années avant cette date. En effet, dans un paysage médiatique caractérisé par sa pauvreté et dominé par les ténors du régime dictatorial, les blogs et les réseaux sociaux ont notamment joué deux rôles très importants : ils sont petit à petit devenus LA source la plus sûre et la mieux alimentée d’information et un outil de mobilisation incontournable et efficace. Le régime dictatorial a certainement sous-estimé ce que ces nouveaux outils pouvaient apporter aux jeunes Tunisiens pour braver la censure, la compromission de la grande majorité de ses élites et le silence honteux de l’Occident. Quand le régime de Ben Ali œuvrait pour museler et faire taire les Tunisiens, des jeunes l’ont défié en utilisant ces nouveaux outils pour briser le mur de silence et faire connaître la réalité des choses. Bien avant le 17 décembre 2010, différentes campagnes virtuelles ont été menées et ont profondément embarrassé le régime autocrate. Je n’en citerai que certaines : celles menées pour la liberté d’expression, pour le soutien de prisonniers d’opinion ou encore pour le soutien de certains Tunisiens qui ont choisi d’enfreindre la loi du silence et qui se sont révoltés bien avant décembre 2010 – je parle bien des habitants du bassin minier et de leur mouvement social entamé en 2008. Cependant, le tournant a vraiment eu lieu avec la manifestation contre la censure du 22 mai 2010. Cette manifestation a en effet balisé la voie à toutes les contestations, réouvert la rue, les rues, devant les contestataires et a vu les blogueurs tunisiens quitter leurs claviers et défier les autorités sur le terrain. Je parle d’un tournant, car les blogueurs et cyberactivistes sont passés à une autre forme d’action : l’action réelle sur le terrain. Ils ont ainsi réussi à mobiliser les gens pour descendre dans la rue en ayant recours à l’humour et à des moyens d’action pacifiques.

L’on pourrait donc dire ici qu’Internet a non seulement permis la diffusion de l’information réelle dans un contexte entièrement bloqué et où la liberté de parole n’avait pas lieu, mais a aussi servi de catalyseur et d’agent de mobilisation pour des actions concrètes. L’on pourrait même affirmer que le champ virtuel et le terrain réel sont devenus là UN.

Rôle d’Internet au cours de la révolution

Lorsque Mohamed Bouazizi s’est auto-immolé par le feu, les cyberactivistes et blogueurs ont directement eu recours à Internet et à leur connaissance des nouvelles technologies pour faire connaître largement la réalité des choses mais aussi pour agir et appeler leurs concitoyens à agir. Ils ont réussi à montrer que les jeunes Tunisiens pouvaient défier le pouvoir en offrant leurs poitrines nues et leurs corps frêles aux matraques et aux balles des forces de répression, en inhalant les gaz, en investissant les places publiques et ont créé un mouvement d’intérêt à la maîtrise de l’outil informatique et des technologies nouvelles de communication qui leur ont permis de passer entre les filets de la chape de plomb, qui a maintenu notre pays muselé des décennies durant. Alors que les chaînes de TV, stations radio, et journaux locaux continuaient à diffuser la propagande mensongère du régime et œuvraient à leurrer le monde, les cyberactivistes et blogueurs étaient en train de lutter pour contourner la censure, diffuser les vraies informations et mobiliser les gens et organisaient des évènements largement partagés sur Twitter et Facebook. Certains d’entre les blogueurs se sont même disséminés sur le terrain pour couvrir les évènements en direct et montrer au monde entier la gravité de la situation en Tunisie.

À ce point, il me plaît de m’arrêter pour souligner que c’est grâce aux femmes et à ces hommes jeunes et moins jeunes, qui ont bravé la peur et osé affronter la répression et la violence sauvages du régime et qui sont sortis dans la rue, que les choses ont changé. La présence sur le terrain de centaines de milliers de Tunisiens a fait vaciller le régime. Plus de 300 martyrs, femmes et hommes, se sont sacrifiés pour se débarrasser du dictateur en agissant dans le monde réel et non pas derrière un écran.

Oui, les cyberactivistes ont bien contribué à l’embrasement des évènements, mais ce sont les milliers de manifestants et les différents corps sociaux qui les ont soutenus qui ont fait la différence et qui ont fait aboutir le mouvement.

L’on pourrait souligner ici que l’Internet et les réseaux sociaux ont remplacé les médias classiques sur le plan national et qu’ils ont réussi à faire bouger certains médias étrangers, lesquels ont fini par prendre le relais et, faute de pouvoir avoir des correspondants sur place, ont puisé leurs informations auprès des blogueurs et autres cyberactivistes.

Le conflit, tant évoqué, entre médias classiques et la toile a donc laissé la place, dans ce cas, à une collaboration prouvée.

Ce qui m’amène à penser que la toile, en se ralliant aux médias classiques, a rendu encore plus facile la mobilisation des citoyens, qui ont pris les choses en main petit à petit et qui ont, peu à peu, étendu le mouvement à diverses régions et villes du pays.

Le rôle d’Internet après la révolution 

Suite à la fuite de Ben Ali le 14 janvier 2011, et comme je l’ai déjà mentionné au début, beaucoup de gens, des spécialistes et des experts, dans le monde entier se sont penchés sur le rôle d’Internet dans la révolution tunisienne et dans le déclenchement de mouvements révolutionnaires dans d’autres pays arabes et non arabes. Nous nous souvenons tous sûrement de mouvements comme : les Indignés en Espagne et Occupy Wall Street aux États-Unis. Et nous nous rappelons aussi que l’outil Internet en général et les réseaux sociaux en particulier ont été présentés comme l’outil unique qui a rendu possible ces mouvements de révolte. Les cyberactivistes et les blogueurs ont été glorifiés et ont gagné en notoriété. Cette glorification d’Internet et de ses différents acteurs et cette illusion de puissance infinie que cet outil a revêtu ont poussé la majorité des partis politiques à vouloir exploiter la toile et ses réseaux pour conforter leur place dans un pays qui devait passer par une phase de transition démocratique. La majorité des partis politiques ont donc œuvré pour s’assurer une visibilité sur les réseaux sociaux. Certains ont recruté des jeunes et les ont payés, non seulement pour propager leur propagande politique sur Internet, mais aussi pour discréditer et diffamer leurs adversaires, y compris en recourant à la propagation de rumeurs et de campagnes de dénigrement malhonnêtes. Certains partis politiques ont été jusqu’à fonder leur travail sur Internet et ont oublié le travail sur le terrain. Le résultat en fut un échec total.

Le paysage du cyberactivisme en Tunisie a donc largement changé après l’effondrement de la dictature. De cyberactivistes engagés volontairement et bénévolement pour la cause du pays et pour la lutte pour les libertés, certains blogueurs et activistes se sont transformés en laquais utilisant leur expérience pour servir des partis politiques. Des guerres entre différents partis politiques, des guerres idéologiques mais aussi politiques, ont ainsi envahi la toile.

À part cela, les Tunisiens en général ont surestimé le rôle des réseaux sociaux et ont oublié qu’il fallait toujours combiner l’action pratique et de terrain et l’action virtuelle si l’on veut agir sur les choses et changer les situations. Aujourd’hui, beaucoup de gens croient que lutter pourrait se limiter à partager des évènements ou des informations ou « aimer » des publications ou des statuts. C’est ainsi que l’on voit de plus en plus des évènements et des actions initiés sur Facebook tourner au fiasco total malgré le nombre, souvent important, des gens qui se déclarent les soutenir sur Facebook. Car bien souvent le soutien ne se transforme pas en action concrète et ne passe pas du domaine du virtuel au champ pratique. Plus grave c’est que des terroristes de tout acabit se sont mêlés à l’affaire et ont dompté la toile à leurs mauvaises guerres. Pour preuve, je me limiterai à citer la propagande obscurantiste et sanguinaire et les vidéos montrant les « exploits » de l’horreur qu’un groupe comme celui de l’État islamique a pris l’habitude de diffuser largement sur la toile.

Conclusion

Il est vrai qu’on ne peut pas nier le rôle et l’impact qu’a eu Internet et les nouvelles technologies de l’information et de la communication dans le déroulement de ce qui est généralement nommé « printemps arabe » , notamment dans la révolution tunisienne. Internet a effectivement permis une diffusion instantanée, large et sous forme d’images dans un pays ou l’information était régentée, contrôlée et orientée par les seuls pouvoirs en place. Cela a, dans une situation sociale, économique et politique qui s’y prêtait, eu un grand impact et permis une mobilisation des plus larges, et a rassemblé les citoyens et les citoyennes autour des mêmes slogans et les a de plus en plus soudés autour d’actions de contestation pacifistes, de plus en plus houleuses et efficaces. Mais cette réalité ne doit pas nous faire oublier que ce sont les sacrifices des martyrs, blessés et autres victimes qui ont permis la victoire du 14 janvier.

Mais, de même que la toile et les réseaux sociaux ont démontré leur efficacité en tant qu’outil de communication très difficilement contrôlable par les pouvoirs et en tant que moyen de mobilisation et de coordination à large échelle et ont ainsi contribué au déclenchement de différentes révolutions, ils ont aussi prouvé qu’ils peuvent être exploités par n’importe qui et devenir un moyen au service de l’horreur. Surtout, que la toile et les réseaux et le cyberactivisme sont pratiquement restés, jusqu’à présent un domaine non soumis à une éthique bien claire ou à des conventions régentant leur exploitation.