Ré-enchanter la Méditerranée touristique ?
L’espace méditerranéen possède des ressources patrimoniales uniques au monde. Aussi bien naturelles que culturelles. Des civilisations prestigieuses s’y sont développées : égyptienne, grecque, phénicienne (Carthage) ou romaine, ainsi que les grandes religions monothéistes juive, chrétienne et musulmane. Patrimoine dont use avec profit le tourisme. Ce patrimoine culturel est relativement bien protégé et bien sauvegardé. Mais, qu’en est-il du patrimoine naturel exposé à l’industrialisation, l’urbanisation effrénée, le développement des transports, la gestion des déchets, la gestion des ressources en eau, en bois, et le tourisme de masse ?
Comment instaurer une « culture » de la Nature ?
Comment mobiliser l’imaginaire méditerranéen (les sagesses environnementales d’antan) au profit du développement durable des destinations touristiques ?
En somme, comment impliquer les pays dans la protection et la préservation du patrimoine naturel. Les acteurs locaux savent que la bonne gestion de la nature au sens large (biodiversité, gestion de l’eau, déchets, gestion du foncier, urbanisation, transports, pollution, etc.) reste un atout économique profitable à tous.
Pour aller vite, on sait de nos jours qu’il existe au moins trois interdépendances :
– Celle entre pays riverains de la Méditerranée, on ne peut rester indifférent à ce qui arrive à un pays voisin, sur le plan économique, social, écologique, financier ou politique, car cela affecte une partie ou l’ensemble des pays riverains (une pollution, une épidémie, une pêche irraisonnée, une immigration incontrôlée, etc.). Paradoxalement, c’est par pur égoïsme national que tous les pays riverains ont intérêt à initier une politique de coopération altruiste, car il en va de leur intérêt sur le court et moyen terme.
– Celle entre les dimensions économiques, écologiques et sociales du développement et de la croissance. Ces trois dimensions (sociale, économique et environnementale), plus précisément l’équilibre entre ces trois vecteurs, fondent du reste la notion de développement durable. Le tourisme est au cœur de ce défi : comment concilier sauvegarde du patrimoine naturel, croissance touristique et participation des populations aux projets de développement ? La question taraude tous les décideurs et les acteurs du pourtour méditerranéen.
– Celle liée aux normes et aux certifications : de plus en plus de tour-opérateurs internationaux, face aux pressions des associations de consommateurs, imposent par exemple aux hôtels marocains référencés chez eux de se faire certifier. Aussi le Maroc tente-t-il de généraliser la norme HACCP (standard américain) aux établissements hôteliers. Rappelons qu’en Tunisie, elle est obligatoire pour tous les établissements hôteliers.
Notons également que la nouvelle classification des hôtels, en France, se fait sur la base de 240 critères (équipements, services au client, accessibilité et développement durable).
Par crainte de conflits judiciaires avec leurs clients, les voyagistes du Nord demandent ainsi à leurs partenaires du Sud de se conformer à ces normes, notamment de développement durable. Notion qui peut être associée à une idée de domination dans le Sud tant elle est contraignante ; et notion qui est présentée comme un outil de dialogue par la rive nord. Nous avons sur ce sujet un dialogue à approfondir pour dissiper les possibles malentendus, qui existent des deux côtes de la Méditerranée.
Notons que dans le tourisme méditerranéen, cette notion de durabilité commence à être acceptée par les États, les populations et les entreprises.
Comment « réenchanter » un univers touristique uniformisé ?
Il est clair que l’un des aspects les plus préoccupants dans l’évolution du tourisme en Méditerranée touche la question de l’environnement et de sa dégradation.
Selon le Plan bleu, organisation dépendante du Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) chargée de la Méditerranée, la région pourrait accueillir 637 millions de touristes en 2025. Le tourisme deviendrait ainsi le principal facteur de dégradation écologique des côtes méditerranéennes.
Des constats sévères ont été dressés sur les méfaits du tourisme de masse en Méditerranée (gestion inadaptée des ressources naturelles en eau, en bois, du foncier, explosion du prix de l’immobilier, déchets, etc.). Un univers peu esthétique de béton a été érigé, des immeubles construits à la va-vite détruisent la beauté de la côte. Seules les cartes postales ou les peintures attestent encore de la splendeur des paysages d’antan. La « bétonnisation » des littoraux méditerranéens est effective : Costa Brava, Costa Blanca, ou la Costa del Sol, en Espagne, côtes tunisiennes ou turques, côtes italiennes de l’Adriatique, côtes françaises de la Côte d’Azur ou du Languedoc. Hôtels, résidences secondaires, commerces et infrastructures se concentrent sur la bande côtière, détruisant des écosystèmes particulièrement riches.
Paradoxalement, le développement non raisonné du tourisme détruit peu à peu sa propre matière première : le patrimoine naturel et culturel.
Le tourisme n’a de pire ennemi que lui-même…
La nécessité d’un tourisme durable pour lutter contre cette standardisation n’est plus ainsi contestée : c’est par cet outil que l’on pourrait « ré-enchanter » le tourisme méditerranéen.
Se posent ainsi plusieurs chantiers que doit traiter le tourisme méditerranéen s’il veut garder sa spécificité :
– Le coût de la non-durabilité n’est pas seulement écologique, mais surtout économique
Les touristes commencent à se lasser de ces paysages mornes et uniformisés qui leur rappellent trop les villes du Nord qu’ils ont quittées pour un moment de vacances. Cette uniformisation des prestations touristiques, conçue à l’origine pour faire des économies d’échelle, devient contre-productive à terme. Les destinations qui ont développé un tourisme de masse, et qui ont peu valorisé leurs spécificités, sont en concurrence les unes avec les autres, elles proposent souvent les mêmes produits (balnéaire, etc.) dans des marchés dominés par les mêmes grands tours-opérateurs.
Le tourisme balnéaire est en perte de vitesse, aussi voit-on des produits liés à la spécificité locale, à l’authenticité, à l’identité culturelle, à la nature, à un tourisme intelligent et durable faire leur apparition.
– L’urgence d’une géopolitique de la durabilité
La conférence sur le climat de Kyoto (Japon), en 1997, élabore un Protocole par lequel les États signataires s’engagent à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre (le dioxyde de carbone (CO2), le méthane (CH4), le protoxyde d’azote (N2O), l’hexafluorure de soufre (SF6), les fluorocarbures (FC) et les hydroclorofluocarbures).
Pour aider les pays en développement à rendre leurs industries moins polluantes, le Protocole crée un Fonds d’adaptation géré par la Banque mondiale et un système de permis négociables. Les États qui n’utilisent pas la totalité de leurs permis peuvent ainsi les revendre aux États développés[1].
La Méditerranée n’échappe pas à ce débat qui reste ardu et complexe dans ses conséquences.
– La tentation de changer de paradigme
Certains écologistes rejettent le principe des permis négociables. Ils jugent que les États développés, leurs armées et leurs entreprises multinationales, ont blessé la Terre nourricière, mettant en péril l’ensemble de l’humanité, alors que les peuples autochtones ont fait la preuve de leur capacité à préserver la Terre Mère.
Ils estiment que les sites naturels, lorsqu’ils sont protégés par une religiosité traditionnelle, caractérisée par des tabous et des interdits culturels et symboliques, ont été les plus préservés. Temples, arbres, forêts, montagnes, monts sacrés, ont ainsi échappé à la pulsion productiviste humaine.
Cette religiosité traditionnelle constitue un moyen efficace pour faire adopter les contraintes écologistes. Les individus auront davantage peur de transgresser un interdit écologique d’ordre spirituel (ou esthétique) – en d’autres termes, un tabou – qu’une simple loi édictée par le pouvoir politique[2].
Bien entendu, la religiosité n’a pas disparu de la rive européenne de la Méditerranée[3], le sacré persiste notamment dans des secteurs séculiers comme celui de l’environnement. L’éthique environnementale est une des métamorphoses actuelles du sacré. Ainsi s’annoncent les linéaments de ce nouveau paradigme environnemental.
Conclusion
Ces sagesses environnementales, très présentes en Méditerranée dans les deux rives, mériteraient une meilleure considération. L’enjeu est d’utiliser astucieusement ces croyances, vivaces ou latentes, et d’en faire un levier pour développer un tourisme durable et responsable. Car sans adhésion des populations locales, sans la prise en considération de leurs normes, valeurs, et croyances, ce nouveau tourisme a peu de chance de perdurer face à l’uniformisation culturelle et à la globalisation économique.
Paul Valéry définissait la Méditerranée comme un « espace matriciel, une machine à faire de la civilisation »[4]. Rêvons un peu : face à la fade et impersonnelle globalisation, la Méditerranée pourrait innover en proposant comme nouvelle civilisation : une globalisation vernaculaire, à savoir le triomphe du local sur le mondial…
Notes
[1] C’est Barack Obama qui a rédigé en 1997 les statuts de la Bourse mondiale des droits d’émission de gaz à effet de serre.
[2] Édouard Goldsmith, Le Tao de l’écologie, Une vision écologique du monde, Éditions du Rocher, 2002.
[3] Robert Tessier, « L’éthique du développement durable : quels fondements ? Une comparaison avec l’ascétisme séculier chez Weber », in J. Prades, J.-G. Vaillancourt et R. Tessier (dirs.), Environnement et développement. Environnement et développement. Questions éthiques et problèmes socio-politiques, Montréal, Fidès, 1991, pp. 73-95.
[4] Cité in Confluences Méditerranée, n° 42, 2002, p. 65.