Frontières et imaginaires en Méditerranée

Nadira Laggoune-Aklouche

Directrice du musée public national d'Art moderne et contemporain d'Alger

L’image de l’espace méditerranéen sur laquelle se fondent les espoirs des peuples qui l’habitent est, de nos jours, déstabilisée par les conflits et les tensions qui y sont présents. Appréhender cet espace devenu un cimetière  de migrants, un champ de bataille et de conflits interminables comme le berceau des civilisations ou d’échanges idéalisés serait réducteur et cacherait les réalités de l’histoire actuelle. Cette situation le transforme en une matrice qui nourrit l’inspiration des artistes. Sur les deux rives de la Méditerranée, les productions artistiques se rencontrent autour des mêmes questions : quel récit civilisationnel est-on en train de construire pour demain ?  Quels seront les socles de l’échange culturel de demain ?

Si l’on se réfère à Wikipédia, le terme frontière est apparu en 1213 pour désigner une armée qui établit sa ligne de front : c’est donc un terme/concept directement lié à celui de la guerre ; dans cette logique, les dispositifs frontaliers empreints de cette idée du front et de son sens auront comme objectifs d’affirmer une souveraineté et de séparer/couper des mondes et des sociétés considérés comme différents. Aujourd’hui, ce terme renvoie à la limitation entre deux États et, dans son sens le plus évident, désigne, d’une part, les limites physiques d’un territoire et, d’autre part, celles d’une séparation.

Michel Foucher souligne que « tracer une frontière est un acte géopolitique par excellence puisqu’il s’agit de délimiter des aires d’exercice de la souveraineté,d’inscrire le politique dans l’espace ». Dans cet ordre d’idée, il est indéniable que la frontière est dès lors un objet géopolitique parce qu’elle est l’illustration même du lien étroit entre le politique et le territoire. Cependant, cette caractéristique première de la frontière, qui consiste à séparer, porte en creux son contraire : il s’agit en même temps d’une séparation vue comme un point de passage entre deux mondes dissemblables mais qui se ressemblent.

Ce passage de l’un/une à l’autre, de plusieurs ensembles distincts, du fait même de la coupure, signifie ainsi point de rencontre, de construction et d’expressions différentes, comme un espace où s’échangent des univers, des cultures et des points de vue. C’est ce paradoxe que l’on peut observer dans notre monde contemporain : l’intensité des échanges (internet et circulation des biens, des hommes, des idées et des émotions…) s’accroît en même temps que s’opère un durcissement des dispositifs de contrôle (multiplication des frontières politiques, murs et clôtures de toute sorte). On y voit se dessiner un mouvement et une mutation des frontières en même temps que de nouvelles se mettent en place : certaines semblent disparaître et d’autres apparaissent, plus ou moins visibles mais plus déterminantes entraînant forcément de nouveaux rapports de force, de nouvelles barrières (économiques en particulier) et leurs corollaires faits de nouvelles solidarités et de nouvelles exclusions.

Chaque époque et chaque société développant des régimes frontaliers spécifiques par lesquels s’expriment une vision de l’intégrité territoriale des groupes et une projection de leurs rapports aux autres (voisins, ennemis ou tout simplement différents), les frontières donnent à voir des dispositifs de différentes natures (mur USA/Mexique, mur Israël/Palestine, Espagne/Maroc, etc…). Elles rapprochent et combinent, séparent et divisent, mais surtout remplissent des fonctions économiques et sociales différentes des fonctions politiques : ce sont des zones de passage, d’échanges culturels et sociaux où les trafics, commerces et circulations développent des productions frontalières, créant des secteurs entiers de marchés.

Les artistes aujourd’hui s’emparent, par des attitudes contemporaines mais aussi comme par un geste citoyen, de tout ce qui fait leur environnement ; ainsi, la thématique des frontières donne à voir, de par un certain nombre de productions artistiques récentes, une diversité de l’espace artistique inspiré des marques plus ou moins visibles (bornes, frontières, barbelés, postes de douane…) qui offrent un champ sémantique et une esthétique particuliers.

La plupart du temps ces propos artistiques sont engagés, partisans ou militants car ils portent sur des sites lourdement chargés du point de vue politique et les œuvres font apparaître les conflits présents dans les valeurs et les représentations.

Cette vitalité artistique se constate dans des situations frontalières différentes, selon qu’il s’agisse d’ouverture et disparition du contrôle (espace Shengen) ou quand il y a exacerbation de la fermeture (mur en Palestine, frontière américano-mexicaine, mesures anti-immigration etc…), qui déterminent le caractère des interventions artistiques.

Les artistes aujourd’hui s’emparent, par des attitudes contemporaines mais aussi comme par un geste citoyen, de tout ce qui fait leur environnement ; ainsi, la thématique des frontières donne à voir, de par un certain nombre de productions artistiques récentes, une diversité de l’espace artistique inspiré des marques plus ou moins visibles

De par cette mutation/mobilité des frontières, les actions artistiques auront pour objet la représentation de la transformation du paysage de la frontière, une transformation inhérente à la symbolique et l’imaginaire de ces lieux, révélant de nouvelles significations et représentations des limites étatiques.

Dans les deux cas (disparition ou ouverture), entre art et lieu, de l’objet artistique à l’objet géographique, ce sont des territorialités, c’est-à-dire des rapports à l’espace qui sont en jeu et un lien est fait entre la fabrication du lieu et la fabrication du sens. 

La frontière comme objet de contestation : réflexions et représentations artistiques

La mondialisation, les changements sociaux et l’évolution de la scène et des langages artistiques ne sont pas sans effet sur l’appréhension de la frontière.  Dans l’art, elle n’apparaît pas comme un agent à part entière, mais plutôt comme une trame de fond des transferts culturels qui, de ce fait, sont indépendants, en théorie, de la configuration des cartographies artistiques : elle est traitée comme sujet et non plus comme objet. Elle sera appréhendée à la fois dans sa dimension consciente/ physique comme construction géographique et inconsciente, comme un processus agissant sur les représentations, les identités et la mondialisation artistique.

La mondialisation, les changements sociaux et l’évolution de la scène et des langages artistiques ne sont pas sans effet sur l’appréhension de la frontière. Dans l’art, elle n’apparaît pas comme un agent à part entière, mais plutôt comme une trame de fond des transferts culturels

On sait maintenant que les frontières de l’Europe n’ont pas été supprimées mais seulement repoussées à la marge de l’Europe.  Ainsi, symbole du déplacement des frontières européennes, l’île italienne de Lampedusa en mer Méditerranée accueille chaque jour des dizaines de migrants venus notamment d’Afrique.

Devenue une mer-frontière, une zone de ruptures et de croisements, la Méditerranée est pour les milliers de migrants clandestins qui l’assaillent chaque année un espace à franchir pour accéder au rêve européen. Ces migrants, ces harragas, « brûleurs de frontières » – car c’est ainsi que l’on nomme au Maghreb ceux qui ont abandonné leur identité et leur passé pour partir – tentent continuellement de traverser clandestinement les frontières avec l’Europe en embarquant sur de fragiles esquifs au risque de leur vie. 

Ces dernières années, beaucoup d’artistes ( pour la plupart issus des pays du Sud ) ont traité ce sujet, écouté ces parcours singuliers qui se racontent et tissent une histoire collective et politique, pour donner de la visibilité à un problème trop souvent réduit à des faits divers.

Les traversées des Harragas

Atef Berredjem fait partie des premiers artistes algériens qui ont abordé la question des Harragas. Originaire d’Annaba, ville côtière à l’est de l’Algérie, il connaît bien ces migrants clandestins qu’il côtoie dans sa ville et qu’il voit souvent partir. Il  les met en image à l’occasion de l’exposition « L’art contemporain africain » (2e Festival panafricain d’Alger 2009) à laquelle il participe avec Le radeau de Lampéduse, une installation  « allusive », dit l’artiste, qui représente « quelque chose qui pourrait flotter sur l’eau ». Avec un titre qui fait directement référence à l’œuvre de Géricault, œuvre phare de l’art français, il ironise sur l’histoire (et l’art) en confrontant cette image à l’esthétique et la symbolique largement reconnues à celle d’une réalité tragique, déconstruisant un regard pour en libérer un autre. 

Cartographies alternatives

L’artiste algérien Zinedine Bessaï a voulu, dans son approche cartographique de la traversée du Sud vers le Nord, montrer comment la harga (le fait de « brûler », passer la frontière), un phénomène qu’il connaît par les récits et les chants des harragas, ses auteurs, est vécue et perçue par ces derniers.

Avec l’œuvre H-OUT, il propose une cartographie ludique des déplacements physiques de ces migrants-harragas autour du bassin méditerranéen vers les autres régions du monde ; une carte de géographie humaine construite avec l’humour et la gouaille locaux, l’argot, les anecdotes, les chants et les expressions que cette forme d’émigration a développées. Il met en vision les déplacements de ces voyageurs désespérés, utilisant les images qu’ils créent d’eux-mêmes, avec dérision, conformément aux rêves et aux représentations qu’ils se font de ce voyage.

H-OUT est un titre et un jeu de mots inspiré justement de cette terminologie apparue dans le dialecte populaire pour désigner cette situation : Hout, qui signifie « poisson » en arabe, est extrait de l’expression utilisée par les harragas : « Je préfère être mangé par les poissons que par les vers » – c’est à dire mourir en mer plutôt que d’être enterré sur terre. Out, en anglais, signifie être à « l’extérieur », « dehors » et donc « ailleurs ».

Le rêve des migrants, une image idéalisée qu’ils se font d’une Europe où tout est possible (des femmes, du travail, le bonheur..), qui se définit par opposition à leur vécu local, alimente un « imaginaire migratoire » qui crée le désir de partir. S’en inspirant, H-OUT synthétise la traversée, retraçant tous les itinéraires empruntés et empruntables, indiquant les possibles lieux de départ, les moyens (cargos, containers, barques, avions…), les dangers éventuels (patrouilles de la Frontex, garde-côtes…) comme les opportunités de transit et de séjour.

Le rêve des migrants, une image idéalisée qu’ils se font d’une Europe où tout est possible (des femmes, du travail, le bonheur..), qui se définit par opposition à leur vécu local, alimente un « imaginaire migratoire » qui crée le désir de partir

Malgré son apparence, tout dans cette œuvre graphique est vrai, y compris la dérision qui habite l’œuvre et qui est, comme le dit l’artiste, « naturelle » car l’autodérision, comme une façon de désamorcer le drame, est très présente dans le rapport des Algériens aux tragédies. La seule fiction qu’il se permet est celle de la disparition des frontières, car pour eux la route va au-delà de sa trace terrestre ou maritime. H-OUT fait éclater les barrières, traçant un vaste réseau de circulation qu’investissent les migrants dans leur quête de l’ailleurs entre l’Afrique, l’Asie, le Moyen-Orient, l’Australie et l’Europe avec pour centre névralgique la Méditerranée. Conçue comme une sorte de carte au trésor, la carte-guide est un clin d’œil ironique aux jeux de société : « C’est comme un jeu dont les règles sont dictés par les États du Nord de la Méditerranée : “Je te donne envie de venir chez moi, mais il t’est interdit de venir sans mon autorisation.  Si tu décides de venir quand même, soit tu meurs, soit tu vas à la case prison, soit tu gagnes et on t’exploite” » dit l’artiste résumant ainsi tout le dilemme de la traversée avec son cortège de rêves et d’espoirs, de naufrages et de morts.

Bouchra Khalili 

Entre 2008 et 2011, Bouchra Khalili, artiste marocaine, s’est consacrée à la réalisation de « The Mapping Journey Project », qui se compose de huit vidéos, les Mapping Journey et de huit sérigraphies, The Constellations. Ces projets visent à « cartographier » dans l’aire méditerranéenne des voyages clandestins qui épousent ceux de l’artiste, d’Alger à Rome, de Marseille à Ramallah, de Bari à Rome, de Barcelone à Istanbul.

Chacune de ces personnes trace sur une carte du monde son périple à travers les pays (et souvent les continents), tout en commentant à voix haute ses pérégrinations extraordinaires, ses galères, ses rencontres, ses espoirs. Le visage n’est pas révélé et seule la voix, la parole et le geste de la main, qui trace le parcours, laissent imaginer le corps errant, rendant ces récits/témoignages terribles et très émouvants. 

Le dispositif vidéo des Mapping Journey repose sur un plan fixe d’une grande frontalité. En faisant le récit de leur voyage et en le dessinant, des migrants confrontent leur parcours singuliers à la normativité des cartes, dévoilant ainsi une autre cartographie, souterraine et invisible, que dessinent les trajectoires migratoires contemporaines.

La série The Constellations intervient comme l’ultime chapitre de ce travail qui s’est déroulé sur trois années, cinq pays, six villes, huit récits. Les sérigraphies traduisent chaque dessin sous forme de constellation d’étoiles, réactualisant ainsi la typologie des cartes du ciel. « Ce sont d’abord les navigateurs, les marins, qui ont eu recours à cette cartographie céleste imaginaire pour se repérer dans un espace littéralement sans point de repère : la mer », explique l’artiste. En représentant ce déplacement, Bouchra Khalili efface les frontières en laissant juste le trajet : une constellation nomade. Le projet prend une dimension poétique où se fondent le drame et les dessins, qui sont témoignages, traces, gestes d’écriture, deviennent des étoiles… une constellation de parcours et d’existences.

À la fois réelles et imaginaires, les cartes réalisées par ces artistes déterritorialisent/reterritorialisent et se réapproprient symboliquement les lieux interdits ; le type normatif de la narration inhérent à la cartographie est ici battu en brèche pour faire vivre en images une expérience humaine, vivante : c’est véritablement d’un acte de résistance, de contestation qu’il s’agit.

Yto Barrada 

Dans son travail, l’artiste marocaine Yto Barrada s’intéresse au passage entre le Nord et le Sud, le Maghreb et l’Europe, utilisant comme outils documentaires la photographie et la vidéo. Elle réalise ainsi entre 1998 et 2004 le projet « Détroit », une série de photographies et de vidéos sur le détroit de Gibraltar. Situé entre le Maroc et l’Espagne, ce bras de mer, point le plus rapproché entre le Nord et le Sud, qui, dans sa plus faible largeur permet de passer en Espagne en quinze kilomètres, a longtemps été une zone de contacts fructueux entre ces deux pays, entre l’Afrique et l’Europe, l’Islam et la Chrétienté. Aujourd’hui, c’est un passage-frontière, des barbelés contre lesquels viennent se heurter et souvent mourir les harragas, qui, pour beaucoup d’entre eux, ne verront jamais l’autre rive.

Dans son travail, l’artiste marocaine Yto Barrada s’intéresse au passage entre le Nord et le Sud, le Maghreb et l’Europe, utilisant comme outils documentaires la photographie et la vidéo. Elle réalise ainsi entre 1998 et 2004 le projet « Détroit », une série de photographies et de vidéos sur le détroit de Gibraltar

Son travail sur le détroit de Gibraltar, Yto Barrada l’aborde dans ses dimensions géographiques, historiques et stratégiques. « Je me retrouve dans cette méthode […] la coupe géologique (du paysage expliqué) qui fait écho à une représentation des structures de la société mises à nu […] car c’est aussi la possibilité d’une lecture du paysage qui échappe au pittoresque », dit l’artiste. La volonté d’éviter le pittoresque est visible dans ses travaux qui associent subtilement le document/reportage et la métaphore sans tomber dans le pathos ou l’exotisme. 

Les photographies d’Yto Barrada proposent une lecture complexe de la ville de Tanger qui vit pour/avec la traversée du détroit. Elles montrent le désir d’exil qui rythme la vie de la population. C’est la particularité des villes côtières : plus que dans les autres régions, ce rêve qui leur paraît à portée de main habite leur imaginaire.  Mais la frontière est aussi une zone instable qui ne se limite pas à sa dimension spatiale….elle comporte une « épaisseur sociale » dont la préoccupation caractérise certaines pratiques artistiques contemporaines. Suscitant le passage en même temps que l’interdit, elle n’est pas seulement une barrière mais un lieu de flux, de passages, de traversées et d’échecs à l’étanchéité remettant en « péril » l’homogénéité de celle-ci.

Parmi les œuvres inédites du projet « Détroit », il y a une série de photographies intitulée Détails qui décrivent comment ce désir d’exil qui habite les gens de la ville organise leur monde tout en restant inaccessible. Les séries de photos sont saisissantes. Les bornes représentent des étals de cigarettes de contrebande, dispositifs de fortune improvisés par une économie urbaine de survie fondée sur le contournement de la loi. Les autocars, photos abstraites de relevés des signalétiques des cars de tourisme, évoquent les enfants de la rue qui les guettent pour s’y cacher et traverser le détroit clandestinement ; la vidéo La contrebandière montre une femme qui accumule sur elle une grande quantité de vêtements à passer en fraude, une pratique connue aux frontières pour passer des marchandises.  Autant de représentations d’un monde singulier et créé par la condition même du lieu : celui d’un passage vers des mondes imaginés.

Le passage des murs et des frontières

Pour son installation Le Traité d’Amsterdam, qui porte sur la politique européenne élaborée pour décourager les immigrants et demandeurs d’asile, l’artiste algérien Oussama Tabti s’est  inspiré de la présence, dans plusieurs capitales européennes, des dispositifs de piques anti-pigeons utilisés contre la prolifération des pigeons et installés sur les toits et autres reliefs des immeubles. 

Son installation représente l’étoile du drapeau européen hérissée de piques à pigeons ; presqu’invisibles de loin, on ne les voit qu’en s’en rapprochant le plus près possible, au risque, du coup, de s’y blesser. En avançant leurs frontières, les États européens ont mis en place des piques pour repousser les candidats à l’immigration : conditions draconiennes pour l’octroi des visas, bureaucratie, Frontex, surveillance extrême des frontières, etc. Le propos de l’artiste, finement traduit par l’œuvre, est subtil : l’Europe séduit, mais gare à qui s’en approche, il s’y pique et peut en mourir ; un parallèle métaphorique qui dévoile l’immensité d’un drame humain continu qui se banalise.

Ainsi, les exemples d’œuvres et d’artistes choisis dans cette étude confirment l’idée que la frontière aussi fermée qu’elle soit, n’est pas un barrage mais un passagepuisqu’elle signale à la fois la présence de l’autre et la possibilité de le rejoindre.

Ce choix a été guidé par le désir de privilégier les regards partiels et partiaux de créateurs qui s’approprient la notion de frontière selon différents modes d’expressions et qui, in fine, touchent dans leurs travaux aux modalités de vie des hommes, parlant de singularité et d’universalisme en reliant des histoires de vies quotidiennes au devenir de l’humanité.