L’historien Benjamin Stora, né à Constantine, explore dans ce récit sa propre histoire et nous raconte son monde, son enfance juive dans cette ville algérienne qu’il a dû quitter le 16 juin 1962 à cause de la guerre. Son univers bascule et il part pour la France définitivement avec sa famille. Il a douze ans à ce moment-là. Quand il retourne à Constantine beaucoup plus tard, en 1983, son père lui demande d’aller sur la tombe de son grand-père, mais il ne la trouve pas. Ce ne sera qu’en 1985, après la mort de son père, qu’il trouvera cette tombe, symbole de sa propre histoire.
Dans ma vie, il y aura toujours un avant et un après le « 16 juin 1962 ». Ce jour-là, avec ma famille, nous avons quitté Constantine, la ville de l’est algérien où je suis né et j’ai grandi. J’avais douze ans. Je suis allé vers un autre univers, dans l’oubli de la société d’Algérie dans laquelle j’avais vécu, et qui reviendra hanter ma mémoire bien plus tard.
Une ville haute et secrète
Mon enfance se passe à Constantine, dans une grande ville, la troisième par ordre d’importance en Algérie. Je suis un enfant de culture citadine qui ne connaît pas les joies de la campagne. Il a fallu ma rencontre avec ma femme, avec qui je vis aujourd’hui, pour découvrir, aimer la nature. Cette origine citadine contredit un certain nombre de stéréotypes. Très souvent, la tendance est de croire que les enfants « d’Européens » d’Algérie étaient des fils de colons. Ce n’est évidemment pas vrai.
J’ai donc toujours vécu dans une ville, qui était doublement encerclée. D’abord sur le plan géographique, bâtie sur un rocher, d’accès difficile, assez impénétrable, pleine de ponts. Ce sentiment d’encerclement était très fort. Mais existait également l’enfermement à l’intérieur même de la ville. Durant les deux dernières années de la guerre d’Algérie, en 1961-1962, nous sortions très peu dans la rue.
Les enfants jouaient à l’intérieur des maisons, sur les terrasses principalement, ils ne s’amusaient plus dans les rues. Cette sensation d’encerclement géographique de la ville avec des gorges gigantesques, et des ponts partout, était redoublée par l’enfermement né de la guerre, de ne plus être dans une ville ouverte, « normale ». J’ai toujours éprouvé cette position très particulière : vivre dans une guerre et en même temps dans une ville elle-même haute, secrète, austère, « fermée ».
Des frontières invisibles
Autre aspect de mon enfance, la vie dans un quartier juif, probablement le plus important de tout le Maghreb dans les années 1950. Près de 30 000 juifs vivaient à Constantine, la « Jérusalem du Maghreb ». Je suis né le 2 décembre 1950 au 2 rue Grand, rue considérée comme le cœur du quartier juif de Constantine, qu’on appelait le « Charah ». Ma naissance a eu lieu à l’intérieur du petit appartement familial de ce vieux quartier, où Juifs et Musulmans vivaient imbriqués les uns avec les autres, séparés du quartier dit « européen ». Mon père m’a expliqué que c’était là qu’avait eu lieu ma circoncision, une semaine plus tard, faite par un rabbin du quartier.
Deux villes effectivement se juxtaposaient dans la ville : la judéo-arabe, la vieille ville de Constantine où s’entassait une population extrêmement nombreuse qui était complètement mêlée, et une ville européenne qui se trouvait à Saint-Jean, de l’autre côté de la ville. Il fallait traverser le square Vallet, la place de la Brèche, remonter la rue Rohaut de Fleury pour arriver à la place de la Pyramide. Là se trouvait le quartier européen. Je m’y rendais, bien entendu, avec mes parents, mais nous sentions bien que c’était une autre ville. Une sorte de frontière invisible, qui n’était jamais dite, apparaissait sans cesse entre deux cités, deux univers. L’univers plus européen, « métropolitain », venait se plaquer à un monde plus traditionnel, se référant au vieux passé de la ville.
Les histoires de musique façonnent aussi un imaginaire autour de la ville. Avec à la fois la musique traditionnelle, la musique arabe, le « malouf », et la musique européenne
Il faut signaler là un processus. Les Juifs qui, traditionnellement, vivaient avec les Musulmans dans la vieille ville de Constantine, ont commencé à émigrer vers le « quartier européen » au milieu de la guerre d’Algérie, dans les années 1958-1959. Ils utilisaient des argumentations diverses pour ce premier départ, comme c’est « plus moderne », « moins insalubre », mais cela indiquait une tendance, une orientation. Quelque part, il y avait déjà ce signe avant-coureur d’une ville traditionnelle judéo-arabe qui se modifiait, qui commençait à se vider au profit de la ville européenne.
C’était déjà le signe de la communauté juive émigrant vers la « métropole », cette France mythique que bien peu connaissaient. À la fin des années cinquante, une partie de ma famille, du côté de mon père en particulier, a déménagé dans le quartier européen, et nous allions leur rendre visite le samedi après-midi. Mais avec mes parents nous sommes restés jusqu’au 16 juin 1962, rue Grand, au cœur de la cité traditionnelle. Ce n’était pas le cas de l’ensemble de la communauté juive. La guerre a séparé progressivement les communautés.
Je garde en mémoire de Constantine cette frontière invisible, une ville presque coupée en deux. La sensation était forte de se diriger d’une ville à l’autre. Que l’on vienne de la place de la Brèche, ou que l’on remonte la rue Thiers, c’était pareil : à un moment donné, la frontière se devinait. Avec une autre vie, une autre histoire ; ce n’étaient ni les mêmes rythmes de vie, ni les mêmes sons. À la fin de la guerre d’Algérie, avec la création de l’OAS (Organisation Armée Secrète), en 1961, les manifestations pour « l’Algérie française » se déroulaient à la place de la Pyramide, dans le quartier dit européen. Je me rappelle, j’avais onze ans à l’époque. La première manifestation pour « l’Algérie indépendante » à Constantine a eu lieu rue de France, dans le vieux quartier judéo-arabe. J’ai vu défiler, à la fin de l’année 1961, des Algériens, avec le drapeau vert, rouge et blanc, avec le croissant et qui scandaient « Algérie musulmane ».
Les bruits de la ville
Constantine est une ville particulière. C’est surtout une ville fermée, austère, où tout se passe entre les murs. Dès que l’on se trouve à l’extérieur, ce sont les convenances qui priment. Je garde en mémoire la vie quotidienne de cette ville, la grande gaieté qui y régnait. Trop souvent, se manifeste la tendance à regarder une histoire par la fin, la tragédie, le départ, la séparation, la guerre, les attentats. Tout cela, bien entendu, a eu lieu. Mais, je me souviens aussi, quand j’étais enfant, de la gaieté qui régnait dans cette ville. Avec beaucoup de cafés et de musiques. La rue de France, prolongée par la rue Caraman, regorgeait de cafés fréquentés par des Juifs, des hommes, bien sûr, pour la plupart. Des dizaines de cafés, d’où partout s’échappait de la musique.
Ce n’était pas seulement la musique de Raymond, le grand chanteur du « malouf », la musique arabo-andalouse de Constantine. Des sons de musique européenne existaient aussi : Dario Moreno, Bambino, Dalida, la musique rock, vraiment je me souviens de tout cela. Je me souviens d’un café en face de chez moi avec son enseigne « Jacky Bar », d’où s’élevait souvent la musique d’Elvis Presley. J’écoutais, déjà, avant l’arrivée en France, les tubes de l’époque, les premiers succès de Johnny Hallyday. Les histoires de musique façonnent aussi un imaginaire autour de la ville. Avec à la fois la musique traditionnelle, la musique arabe, le « malouf », et la musique européenne. Une grande gaieté régnait dans cette ville, avec le temps des fêtes, des mariages, des circoncisions. Mon père allait quelquefois au café prendre l’apéritif avant de rentrer à la maison. Je l’accompagnais. Ça riait fort, ça parlait très fort, c’étaient les grosses blagues.
Beaucoup de salles de cinéma étaient aussi pleines à craquer. J’habitais en face d’un cinéma qui s’appelait le « Vox », très connu à Constantine et qui, en 1959, a changé de nom pour s’appeler le « Triomphe ». De la terrasse de ma maison, j’entendais la bande-son du film, avant d’aller le voir. Je savais de quoi il en retournait. Il me suffisait de monter sur la terrasse, et j’écoutais ce que disaient les acteurs. C’était émouvant et drôle. Je me rappelle des autres salles : l’ « ABC », une très belle salle avec toit ouvrant ; le « Casino », bien sûr, qui a été détruit après l’indépendance.
Une vraie perte que ce vieux bâtiment d’architecture coloniale, absolument somptueux. Les films n’arrivaient pas plusieurs années après leur sortie à Paris : ils étaient pratiquement programmés en même temps à Alger, Paris ou Constantine. C’est ainsi que j’ai vu Le pont de la rivière Kwai dès qu’il est sorti en 1957, Quand passe les cigognes, le Beau Serge de Claude Chabrol, le Plein soleil de René Clément avec Alain Delon, les films sur la seconde guerre mondiale, les westerns. De là, peut-être, vient mon amour du cinéma. Parmi les bruits de la ville, il y avait aussi les chants religieux qui venaient des innombrables synagogues du quartier du « Challah » et l’appel à la prière du muezzin.
Dans la chaleur de la ville
Je garde vraiment le souvenir d’une ville gaie, où les gens faisaient la fête. Je dis cela parce que souvent Constantine est associée à l’austérité. Enfant, je ne conserve pas l’image d’austérité. La ville était secrète, fermée sur elle-même, bien entendu, par sa situation géographique. Mais les deux communautés principales qui y vivaient étaient joyeuses. Une proximité physique, une sensualité se dégageait de cette ville.
À l’approche de l’été, il faisait à Constantine une chaleur terrifiante pendant la journée. Dès que le soir arrivait, il commençait à faire un peu frais, très vite les gens sortaient. Par petits groupes, ils flânaient du lycée d’Aumale vers la place de la Brèche, en empruntant la rue Caraman. C’était toujours la même promenade, mais les gens se connaissaient, se parlaient, se regardaient, se saluaient… se draguaient. « Paseo » très méditerranéen : en Italie, en Espagne, les gens font la même chose. Dans cette complicité à la fois communautaire et citadine, tout le monde connaissait tout le monde. Et quand ma mère, beaucoup plus tard dans l’exil, sortait dans la rue, elle disait, tristement : « Ici, pas une tête connue »…
Nous vivions en évitant prudemment le soleil. Attitude méditerranéenne que cette peur du soleil, la hantise de la chaleur, l’obsession perpétuelle de se protéger de la « fournaise ». Dès que le soleil commençait à taper très dur, tout le monde se « cachait », se protégeait. Les gens vivaient en fait beaucoup dans les appartements, les persiennes fermées. Je me souviens de ma mère et de mes tantes qui, en permanence, aspergeaient à grands coups de jets d’eau le carrelage pour rafraîchir les maisons.
Geste fondamental, rafraîchir la terrasse, la maison d’une manière régulière. Pourtant, il y avait le grand problème de l’eau à Constantine, et mes parents avaient fait construire un réservoir d’eau sur la terrasse. L’eau était coupée plusieurs fois par jour, et il fallait toujours faire très attention à l’eau (comme éviter de tirer la chasse d’eau pour un oui, pour un non). Durant la journée, la vie se passait dans cette sorte de pénombre et d’obscurité, pour sortir en fin d’après-midi. Le souvenir de cette pénombre est lié à la sensualité des appartements. Les gens vivaient dans une grande proximité qui réveillait le désir sexuel.
À l’approche de l’été, il faisait à Constantine une chaleur terrifiante pendant la journée. Dès que le soir arrivait, il commençait à faire un peu frais, très vite les gens sortaient
En été, nous partions à Stora, une plage de Skikda (ex-Philippeville). Nous ne partions pas longtemps, les gens les plus riches louaient des maisons. Nous partions le vendredi pour le week-end. L’été pour nous, c’était juillet, août et septembre, les trois mois de vacances. Du 1er juillet au 1er septembre, c’était le rush vers la Méditerranée, pour se baigner, aller à la plage, se brûler au soleil, rire lors des retrouvailles familiales. La plage, c’était vraiment du 1er juillet au 1er septembre, pas plus tard. Drôle de règle. Plus tard quand j’ai vécu à nouveau au Maghreb, au Maroc, c’était pareil. Le 2 septembre au matin, il n’y avait plus personne sur les plages, alors qu’il faisait aussi chaud que la veille. L’été, c’est dans la tête. Dans mon enfance, le départ à la plage était une véritable aventure. Une aventure assez balisée quand même puisque tout était préparé. Les femmes s’occupaient de la nourriture : couscous, t’fina, etc., et organisaient tout notre déplacement sur le plan matériel…
Je suis allé au hammam très tard avec les femmes. Il y avait le hammam des hommes et celui des femmes. J’ai eu de la chance : j’ai accompagné les femmes jusqu’à huit ou neuf ans ! Jusqu’au jour où la femme qui gardait le hammam a dit à ma mère : « Ça suffit ! Il est grand le gosse ! ». J’étais malheureux parce que je me suis retrouvé au hammam avec mon père, mais ce n’était pas pareil. C’était vraiment… difficile. La proximité des garçons avec les femmes dans les appartements ; les hammams, servait d’éveil à la sensualité, au désir.
Aujourd’hui dans mes voyages vers le Sud, surtout depuis mes trois années passées au Maroc (de 1998 à 2001) me reviennent encore et toujours, les volets fermés contre la lumière, la manière dont on aspergeait le sol pour qu’il fasse moins chaud, les retours de la plage de « Stora », les visites familiales les samedi après-midi, qui nous faisaient traverser la ville dès qu’il ne faisait plus trop chaud ; les bar-mitzvah (appelés « communions ») et les mariages qui avaient lieu toujours les dimanches ; et où les tantes et les oncles dansaient le paso-doble et le tango (il y avait Bambino ; je crois qu’il y avait aussi Paul Anka et Little Richard). Je me souviens de la beauté solitaire et de la désolation des plages dès le 1er Septembre, et puis ce règne du cinéma qui était notre seule culture. Tout un monde qui cessa, ébranlé par la guerre.
Des images de la guerre
Le 1er novembre 1954 éclate l’insurrection algérienne. J’avais à ce moment quatre ans. Mais, la première image de la guerre d’Algérie qui me vient à l’esprit, brutalement, c’est l’entrée dans notre appartement de la rue Grand de militaires français qui venaient observer les gorges du Rhummel. D’autres soldats, en contrebas, tiraient avec des mitrailleuses sur les parois des gorges du Rhummel. C’était le 20 août 1955, les Algériens nationalistes étaient rentrés dans la ville ce jour-là. Ils avaient été repoussés, pourchassés. Les militaires français s’étaient installés sur les abords de la corniche pour tirer sur ceux qui s’enfuyaient. C’était ma première image de guerre : la pénétration dans l’appartement de militaires français. J’avoue que ce fut une grande frayeur. L’autre image de la guerre, ce sont les rues « barrées » par l’autorité militaire.
Pour acheter le pain, faire ses courses, il fallait faire un grand détour. On ne pouvait pas aller d’une rue à l’autre. Je me rappelle des barbelés, des barrages, des chicanes qui ont fait irruption dans la cité en 1957-1958. La troisième image très forte est celle d’un attentat. Je me rappelle d’un cadavre brandi à bout de bras, la nuit, par des hommes. Je ne sais plus qui c’était, j’avais à peine six ans, et il faisait nuit. J’ai observé la scène du balcon de ma grand-mère. Le cadavre a été posé sur un brancard de fortune. Une image de mort directe faisait irruption dans ma tête. Ce sont là les trois images que j’ai gardées de la guerre d’Algérie.
La peur
La guerre était présente dans les conversations des adultes, bien sûr. Ils disaient tout devant nous. J’avais très peur. Enfant, je n’avais pas conscience que je pouvais mourir, par contre je me souviens très bien d’une chose, j’avais peur de la mort possible de mon père. Il vendait de la semoule, et quand il partait le matin pour le travail, il devait traverser la rue de France. Ensuite, il remontait vers sa boutique qui se trouvait rue Richepanse. Il faisait 300 mètres à peine. Malgré cela, j’avais peur qu’il lui arrive quelque chose, qu’il soit victime d’un attentat, qu’il puisse mourir. Longtemps, j’ai gardé cette peur en moi. Lorsque mon père est décédé plus tard, en juillet 1985, tous ces souvenirs sont revenus, ces images. Mon père m’a eu assez tard, à plus de 40 ans. Ce n’était plus un jeune homme, et je le sentais très vulnérable.
La peur n’était pas pour soi, elle était pour la famille très proche, pas pour la famille élargie. Je vivais dans une grande famille, avec je ne sais combien de cousins germains, d’oncles et de tantes. Mais en situation de guerre, la famille se resserre : le père, la mère, ma sœur ; c’est le regard d’enfant que j’avais. Je dormais dans une petite chambre, parce que nous habitions dans un tout petit appartement. Mes parents dormaient dans une chambre séparée par une petite cloison du couloir où je dormais.
La nuit, j’entendais mes parents parler. Ils étaient inquiets, surtout vers la fin de la guerre. Ils se demandaient s’il fallait rester ou partir, comment faire dans ce cas (ils ne connaissaient pas la France). Ces conversations murmurées à mi-voix dans la nuit m’angoissaient. Les parents s’imaginent toujours, quand ils couchent les enfants, que ceux-ci dorment. Nous ne dormions pas. Avec ma sœur, nous écoutions, à l’affût de la moindre information. Il n’y a rien de plus terrible pour un enfant que de sentir l’incertitude et la souffrance de ses parents. Le gouffre incertain qui s’ouvrait devant eux et les peurs nocturnes venant s’accumuler aux attentats construisaient un climat d’angoisse.
Enfant, je n’avais pas conscience que je pouvais mourir, par contre je me souviens très bien d’une chose, j’avais peur de la mort possible de mon père
Constantine est une ville où il y a eu des irruptions brutales de la guerre, comme le 20 août 1955, et quelques attentats à la grenade. Ce dont je me souviens aussi, ce sont les plastiquages de l’OAS dans les années 1961-1962. Pratiquement toutes les nuits, j’étais réveillé en sursaut par le bruit assourdissant des bombes. L’OAS plastiquait les magasins, ou les cafés, qui appartenaient aux Algériens musulmans, comme on disait à l’époque. Vers la fin de l’année 1961, les « nuits bleues » se succédaient. Il n’y avait plus de carreaux à nos fenêtres. Mon père les avait changé trois ou quatre fois, avant d’en avoir marre : il avait mis du plastique à la place des vitres.
Une photo de classe
Au départ, j’ai été scolarisé au lycée d’Aumale, car les cours dans cet établissement allaient du primaire à la terminale. J’ai fait la classe préparatoire, puis je suis passé à l’école Diderot. Il y avait là une particularité, la « composition ethnique » de la classe. Dans mon souvenir, la moitié était composée d’enfants juifs. Le reste, moitié musulmans, moitié européens. Au final, il y avait à peu près quinze enfants juifs, sept à huit musulmans et sept à huit européens. À l’époque de l’école primaire, il y avait des enfants algériens. Sur les photos de classe, entre les Juifs et les Musulmans, il s’avère difficile de faire la différence. Ce sont des enfants d’Algérie. Mais quand je suis arrivé au lycée d’Aumale en 6e, le choc a été grand : il n’y avait pratiquement plus d’Algériens musulmans dans la classe. Je ne comprenais pas ce qui s’était passé. Cette disparition me « travaillait ». Les manifestations au lycée d’Aumale étaient pro « Algérie française », « De Gaulle au poteau », « Vive Salan », etc. Le paradoxe voulait que ce lycée fût implanté au cœur du quartier juif, le quartier judéo-arabe, comme une enclave européenne. En tout cas, je le vivais ainsi.
Pratiquement, de janvier à juin 1962, je ne suis plus allé au lycée. Je restais à la maison, comme tout le monde. Nous n’avions pas de télé à la maison, seulement la radio. À la fin de ma scolarité dans le primaire, à l’école Diderot, la convivialité s’était effondrée entre les Juifs et les Musulmans. La haine intercommunautaire s’était développée à l’école. Une fosse terrible s’était creusée, tout le monde avait peur, tout le monde se méfiait de tout le monde. Quand les gens se croisaient, c’est la peur qui l’emportait. La gaieté dont j’ai parlée avait disparu en 1961. Jusqu’en 1959-1960, j’avais le sentiment d’une ville gaie, les gens continuaient à vivre ensemble, les cafés étaient bondés.
La mort de Raymond
Enfant, j’avais intériorisé cette peur communautaire, d’autant qu’elle faisait référence à un événement lointain qui s’était imprimé dans l’imaginaire des Juifs de Constantine, avec les récits sur les affrontements sanglants du 5 août 1934, entre Juifs et Musulmans. Les « événements d’août 34 » continuaient d’exister dans les conversations, bien plus que la période de Vichy où les Juifs de la ville avaient été chassés de la fonction publique.
Pratiquement, de janvier à juin 1962, je ne suis plus allé au lycée. Je restais à la maison, comme tout le monde. Nous n’avions pas de télé à la maison, seulement la radio
Cette peur a été ravivée le 22 juin 1961, avec l’assassinat de Raymond. Dans la communauté juive de Constantine, ça a été le choc. Le grand chanteur de malouf Raymond Leiris dit que « Cheikh Raymond » avait été assassiné au marché. Je m’en souviens bien, j’étais au marché ce jour-là avec ma mère. À l’époque, ma mère faisait le marché tous les jours. J’avais dix ans, je n’allais plus à l’école à cause des « événements ». Ma mère ne savait pas quoi faire avec moi ; une fois sur deux, elle m’emmenait avec elle. Quand les coups de feu ont retenti je me trouvais sur le marché d’en haut, place Négrier.
La foule s’est immédiatement dispersée et est revenue ensuite. « Ils ont tué Raymond ! ». C’était quelque chose d’énorme, de gigantesque. La communauté juive de Constantine était choquée, bouleversée. L’enterrement se fait tout de suite chez les Juifs, comme chez les Musulmans. Je crois que l’enterrement a dû avoir lieu rapidement. Il y avait beaucoup de monde : enfants, femmes et hommes, toute la communauté juive était dans la rue, présente. Je me souviens qu’il ne faisait pas très beau ce jour-là, ciel gris, soleil voilé.
L’un de mes oncles qui était à l’enterrement a dit, en regardant le ciel : « Raymond a été tué. Même Dieu le pleure. » Je me souviens de cette phrase, et d’avoir assisté à cet enterrement, d’avoir suivi ce long cortège avec mon père, qui remontait vers le cimetière. Là-bas, les gens disaient : « On monte au cimetière », le cimetière juif de Constantine étant situé tout en haut de la ville. L’expression est restée : quand mon père est mort, ma mère m’a dit : « On monte au cimetière », à Paris. Je ne l’ai pas contredite.
Le cimetière juif de Constantine était magnifique, il se trouvait à côté du Monument aux morts qui domine toute la ville. Une procession gigantesque a suivi la dépouille de Raymond qui a été enterré, si mes souvenirs sont bons, tout à fait au début du cimetière. C’était le grand tournant, le moment où ce qui restait de la communauté juive de Constantine, en 1961, a choisi de partir vers la France. La question n’était plus de savoir s’il fallait partir ou non, mais « Qu’est-ce qu’on va devenir là-bas ? ».
Les préparatifs du départ
Il fallait voir l’atmosphère qui était née dans la ville. Je m’en souviens très bien. J’avais onze ans et demi, j’allais en classe de sixième et je me souviens de cette atmosphère de panique, chez les Européens et les Juifs d’Algérie. Le départ ne s’est pas fait tout de suite après les accords d’Évian, non ! On s’interroge beaucoup maintenant sur les accords d’Evian, du 18 mars 1962, mais là-bas personne ne se préoccupait de les lire, la plupart des gens ignoraient leur contenu. Ils ne retenaient des accords d’Evian que le référendum, fixé au bout de 3 mois.
Au fil des générations, et depuis le décret Crémieux, les Juifs d’Algérie se considéraient comme faisant partie de la communauté française. Ce référendum signifiait la fin de l’Algérie française. Le reste, comme avoir la double nationalité par exemple, ce n’était pas leur problème. La date principale pour eux, ce n’était pas les accords d’Evian, mais le référendum pour l’indépendance, fixé début juillet, qui signifiait dans leur esprit la fin de la nationalité française. Les Juifs de Constantine, comme ceux de toute l’Algérie, ne voulaient pas revivre la période de Vichy où ils avaient perdu la nationalité française et s’étaient retrouvés dans le statut de l’indigénat. Ils voulaient conserver ce statut de citoyen français obtenu depuis 1870, depuis au moins trois générations.
Le départ ne s’est pas fait tout de suite. À la fin du mois de mars et tout le mois d’avril 1962, les attentats et les plasticages de l’OAS ont alourdi l’atmosphère. La ville a été secouée par une série d’attentats au plastique. Les Juifs se tenaient dans une position d’expectative, de neutralité ; ils ne pouvaient pas rejoindre l’OAS, cette organisation truffée d’anciens de Vichy qui les avaient exclus de la fonction publique quinze ou vingt ans auparavant. En même temps, vivant complètement comme des Français depuis plusieurs générations, ils ne pouvaient pas être avec le FLN (Front de Libération National).
À la fin du mois d’avril 1962, mon père a pris la décision de partir. À ce moment-là, il avait un double souci, ce qui l’angoissait terriblement. D’abord, comment partir. Constantine n’est pas une ville de bord de mer, mais une ville située à l’intérieur du pays. Deux possibilités se présentaient : soit partir en bateau d’Annaba (ex-Bône), soit partir en avion.
Avoir des billets, ce n’était pas du tout évident à ce moment-là avec l’exode qui commençait, la panique. Je me souviens très bien que mon père avait décidé de partir en avion, pour cela il fallait faire la queue. Les places d’avion étaient distribuées, données ou vendues, je ne me souviens plus, à la mairie de Constantine qui se trouvait en face de la place de la Brèche. La queue s’allongeait sur plusieurs centaines de mètres. Il fallait pratiquement dormir là-bas, sur place, pour être prêt le lendemain matin. L’attente pouvait durer deux ou trois jours. Je me souviens que ma mère, ma sœur et mon père ont fait la queue pendant trois jours pour avoir les billets.
L’arrachement
Nous sommes partis le 16 juin 1962, parmi les derniers. Nous avons embarqué à Télerghma, à quelques kilomètres de Constantine. Il fallait prendre un camion pour aller à l’aérodrome. Je savais que c’était un départ définitif. J’avais tellement entendu mes parents en parler pendant un an, sur la terrasse, dans leur chambre, avec les oncles, que j’avais acquis la certitude d’un départ définitif. Je savais que c’était quelque chose de très grave. Ce n’était pas un départ en vacances. Je savais que c’était une déchirure. J’avais onze ans, mais j’avais compris la gravité des choses.
Le cimetière juif de Constantine était magnifique, il se trouvait à côté du Monument aux morts qui domine toute la ville. Une procession gigantesque a suivi la dépouille de Raymond qui a été enterré
Je me souviens d’une scène cruelle : ma mère nettoyant à fond l’appartement avant de partir. Jusqu’à la dernière minute, juste avant de descendre les marches de l’escalier et de monter dans le camion militaire, elle a continué à laver par terre. Elle a nettoyé totalement l’appartement, sans prêter attention aux réprimandes de mon père qui trouvait son attitude totalement absurde. Elle était extrêmement attachée à son appartement de Constantine qu’elle considérait comme une espèce de joyau, alors que c’était un tout petit appartement. C’était l’attachement à une histoire. Cet appartement, elle l’a quitté impeccable. Elle a même fini par un lavage de l’escalier.
Le « cadre »
Le deuxième souci de mon père, c’était ce qu’on appelait à cette époque le « cadre », pour mettre nos affaires le jour de notre départ. Il faut imaginer un exode. Je me souviens de cette vision incroyable de la rue de France, avec des dizaines de personnes qui mettaient leurs affaires dans les « cadres », dans la rue. Mon père avait vu partir les gens qu’il connaissait, les voisins de palier, ses amis, ceux de son milieu social, ceux qu’il fréquentait dans la ville ou à la synagogue. Il n’avait pas réalisé que l’exode commençait, et il a cédé, lui aussi à la panique. Quand il a voulu partir, c’était trop tard pour faire le « cadre ». Nous n’avions pas réussi à faire partir le fameux « cadre », trop de monde et trop de demandes. Il n’y avait pas la possibilité de le faire partir avant. Mes parents s’étaient résolus à partir avant l’indépendance, mais en laissant le « cadre », en laissant l’appartement.
Nous sommes partis chaudement habillés, alors qu’il faisait très chaud, pour une raison simple : nous ne pouvions pas mettre les manteaux dans les valises, cela prenait trop de place
Nous sommes donc partis chaudement habillés, alors qu’il faisait très chaud, pour une raison simple : nous ne pouvions pas mettre les manteaux dans les valises, cela prenait trop de place. Nous avions droit à deux valises chacun. Je portais deux petites valises, ma sœur deux également, ma mère et mon père aussi. Quand on regarde les photos des rapatriés qui s’en vont d’Algérie en juin 1962, beaucoup portent des manteaux et des pull-overs. Ceux qui ne pouvaient pas partir avec leur « cadre » emportaient avec eux le maximum d’affaires. Ceux dont le cadre était déjà parti, s’en allaient moins couverts. Ce n’était pas notre cas. En fait, mon père a cru jusqu’au bout qu’il pourrait rester en Algérie.
Il ne pouvait pas se résoudre à s’arracher de cette terre. À l’aérodrome militaire de Télerghma, nous avons attendu plusieurs heures sur le tarmac le moment d’embarquer. C’était épouvantable d’attendre ainsi, « emmitouflés » dans nos manteaux, sous un soleil de plomb. À cette époque, mon père avait 53 ans et ma mère 46 ans. Le départ, les manteaux, les pull-overs des sans-cadre sous le soleil, une détresse qu’aucun livre d’histoire ne pourra jamais faire comprendre.
Nous sommes arrivés de nuit à l’aéroport d’Orly où nous attendait mon oncle Robert. Mon père est revenu à Constantine en septembre 1962 chercher les meubles et…les « cadres » ! Tout l’été mes parents ont été obsédés par cela : récupérer leurs meubles. À l’angoisse des discussions nocturnes sur la guerre avaient succédé les discussions de l’été 1962 sur le « cadre », la perte possible de nos affaires. Quand mon père a dit qu’il retournerait pour chercher les meubles, ma mère a répondu : « Non, si tu retournes, ils vont te tuer ». Il n’avait pas peur d’être tué. Il savait qu’il ne risquait rien. Deux de ses employés, Sebti et Smaïl, étaient au FLN. Mon père les soupçonnait d’être du FLN, même s’ils le niaient. Il était en contact avec l’univers politique algérien, connaissait personnellement Abdelhamid Ben Badis parce que son magasin était en dessous de l’immeuble où habitait ce dernier. Mon père avait une culture de l’Algérie, qu’il m’a transmise d’ailleurs, et qui n’était pas celle de ma mère, qui avait une culture plus traditionnelle, communautaire juive.
Il est donc retourné en Algérie en septembre 1962 ; il a fait le cadre et il est revenu avec. Il nous a raconté son retour à Constantine. Dès qu’il est arrivé à l’aéroport de Aïn El Bey, il a pris un taxi. Le chauffeur de taxi était de Khenchela qu’il connaissait et il l’a reconnu immédiatement. Ce dernier s’est mis à pleurer instantanément. Il lui a dit : « Pourquoi vous êtes parti ? Ce n’est pas possible cette histoire ; il faut revenir, c’est votre pays ». Le chauffeur de taxi est resté avec lui le temps de son séjour à Constantine. Mon père y est resté trois ou quatre jours. Il était extrêmement ému par l’accueil de ce chauffeur de taxi. Il a pleuré, il savait qu’avec le cadre, qu’il avait envoyé par Annaba, c’était fini. Il m’a raconté qu’il était « monté » une dernière fois au cimetière pour voir la tombe de son père.
Plus tard, quand je suis retourné à Constantine, en 1983, mon père m’a demandé d’aller voir la tombe de mon grand-père et de prendre des photos. Mais j’étais tellement ému par ce premier retour que je n’ai pas trouvé cette tombe. Je voulais absolument exaucer le vœu de mon père, j’ai pris l’appareil photo mais je n’ai pas trouvé la tombe. Je ne l’ai pas dit à mon père. C’était un mensonge, je ne pouvais pas lui dire autre chose. Quand je suis retourné à Constantine en octobre 1985, j’ai retrouvé tout de suite la tombe de mon grand-père, mais mon père était mort entre temps. Il est décédé le 1er juillet 1985 à Sartrouville en banlieue parisienne. Quand j’ai vu la tombe de mon grand-père, je me suis senti profondément troublé. C’était écrit « Benjamin Stora », je porte le même prénom que mon grand-père. J’ai éprouvé alors la sensation étrange que c’était ma propre tombe qui était là, à Constantine.