L’Alexandrie de mon enfance n’est plus

Paul Balta

Écrivain et journaliste

La ville d’Alexandrie est un exemple historique unique de cité cosmopolite et multiculturelle, fruit de l’implantation de multiples communautés depuis sa fondation, en 331 av. J.-C. par Alexandre le Grand. Ville portuaire, Alexandrie devient très tôt la capitale culturelle de l’Égypte et se distingue grâce à ses différentes écoles, son phare, son musée ou sa bibliothèque, incendiée l’an 48 av. J.-C. par les chrétiens, selon des études récentes. La nouvelle Bibliothèque alexandrine, résurgence de la bibliothèque originale, a été inaugurée en 2002. Sa construction ainsi que son énorme fond bibliographique sont le résultat de la lutte exemplaire de nombreuses personnalités et d’institutions pour sauvegarder le patrimoine culturel de la ville. Cette action représente un grand pas en avant pour une ville ayant perdu son caractère cosmopolite le jour où, en 1956, la plupart des communautés internationales qui la peuplaient émigrèrent suite à la Crise du Canal de Suez.


Éparpillée aux quatre coins du monde, elle survit dans la mémoire des Alexandrins cosmopolites installés dans leurs nouvelles patries. Où qu’ils soient ‒ en France, en Angleterre, en Israël, en Grèce, au Canada, aux États-Unis, en Australie, au Brésil… ‒ je n’en connais pas un seul qui n’ait réussi à s’intégrer pour devenir le sel de la terre d’accueil. Il leur arrive  de se rencontrer ou de se fréquenter dans leurs villes d’adoption, mais ils parlent rarement du cataclysme qui les a dispersés, en 1956. Il est des blessures qui ne se cicatrisent jamais ; on les tait par crainte de les raviver, par pudeur aussi. Chacun les soigne à sa manière. En sirotant le matin, solitaire et songeur, un café turc. En dégustant, en famille ou avec les amis, un plat de fouls ou une molokheya. En fredonnant une chanson d’autrefois. En militant pour sauver des patrimoines culturels menacés. En prenant le temps de vivre. En écrivant… Ville-phare, Alexandrie revit « par » la mémoire et « dans » nos mémoires. Elle existe grâce aux livres qu’elle nous a légués et renaît dans tous ceux qu’elle ne cesse d’inspirer ou de susciter. Dès qu’elle sombre, les souvenirs la ressuscitent et la sauvent de l’oubli. Comme l’écrit Olivier Poivre d’Arvor qui avait dirigé, de 1988 à 1990, le Centre culturel français : « Elle tient depuis toujours par la force de ses renaissances successives[1].» Il faut lui être reconnaissant d’avoir bien rénové l’édifice et ses installations qui s’étaient beaucoup dégradées au fil des ans.

Je  propose donc un bref voyage dans le temps, des origines à nos jours, pour brosser une rapide fresque des multiples facettes de son cosmopolitisme et de la façon dont ses nombreux apports demeurent présents, souvent à l’insu de nos contemporains, dans notre vie quotidienne. Mis à part les livres des spécialistes et, sauf rarissimes exceptions, dictionnaires et manuels scolaires n’en parlent guère, de sorte que peu de gens le savent.

Athènes est toujours donnée en exemple comme fondatrice de la cité qui forme le citoyen. À bien des égards, le nationalisme européen trouve son origine dans le concept de la citoyenneté athénienne. À Alexandrie, j’ai vécu au sein de la société cosmopolite et du peuple égyptien qui ont été pour moi une école d’humanisme. C’est à elle que je dois mon parcours de journaliste, d’universitaire, d’écrivain et de citoyen. C’est pourquoi j’ai toujours regretté que l’Alexandrie cosmopolite ne soit pas donnée aussi en exemple et considérée comme un modèle alternatif. Cela me paraît d’autant plus important que désormais, sur la rive nord, Marseille et bien d’autres villes sont devenues cosmopolites !

Alexandrie a rayonné pendant près de dix siècles sur toute la Méditerranée, de sa fondation en 331 av. J.-C. au Ve siècle après J.-C. et même, dans une moindre mesure, jusqu’à l’arrivée des Arabes, en 641. Après des périodes de déclin, elle a joué à nouveau un rôle important à partir de 1830, grâce au vice-roi d’Égypte Méhémet-Ali (1769-1849), jusqu’à 1956, lorsque Gamal Abdel Nasser, le nationaliste, y a mis fin en nationalisant la Compagnie universelle du Canal de Suez et en provoquant l’exode de la plupart des étrangers cosmopolites ou en expulsant même  nombre d’entre eux.

À Alexandrie, j’ai vécu au sein de la société cosmopolite et du peuple égyptien qui ont été pour moi une école d’humanisme. C’est à elle que je dois mon parcours de journaliste, d’universitaire, d’écrivain et de citoyen

Cosmopolite. Ce terme a été dévalorisé par les nazis qui l’appliquaient aux juifs et par les staliniens qui qualifiaient ainsi les capitalistes ; aujourd’hui encore, il paraît suspect aux nationalistes chauvins. La pression est telle que même les antiracistes évitent de l’utiliser et préfèrent  parler de « société plurielle ». Je reviens donc aux sources pour faire son éloge ! Le Petit Larousse : « Cosmopolite (gr. kosmopolitès, citoyen du monde), traversé, habité par des citoyens de monde entier ; ouvert à toutes les civilisations, à toutes les coutumes. » Visionnaire, Victor Hugo, né en 1802, affirme : « Par son cosmopolitisme, Paris est l’éblouissant et mystérieux moteur du progrès universel ».

Ce fut, dans l’Antiquité, le cas d’Alexandrie comme le souligne le titre d’un ouvrage auquel ont participé les meilleurs spécialistes : Alexandrie, IIIèsiècle av. J.-C. Tous les savoirs du monde ou le rêve d’universalité des Ptolémées[2]. Il rappelle qu’à une époque où régnait la ségrégation, on voyait s’ypresser Macédoniens et Grecs, Égyptiens et juifs, mercenaires gaulois et esclaves nubiens, marchands et voyageurs venus d’Orient et des rives de la Méditerranée.

Alexandrie est née d’un rêve d’Alexandre le Grand (356-323 av.J.-C.) qui voulait marier l’Orient et l’Occident. Au départ, le Macédonien entendait soumettre la Perse, ennemi héréditaire de la Grèce. En 331, à l’âge de 25 ans, il conquiert la Syrie, délivre l’Égypte de l’occupation perse, s’incline devant les temples des pharaons, adopte leur rite, se rend à Memphis où il est intronisé souverain de l’Égypte,  cinq fois millénaire et premier État-Nation du monde.

Alexandre donne l’ordre à Dinocrate de Rhodes[3], son architecte, de construire une cité. Il ne la verra pas, mais elle porte son nom et sa marque. Elle devient la nouvelle capitale du pays, le centre du monde connu et la plus prestigieuse des quelque trente villes qui adopteront son nom au fil des siècles sur plusieurs continents. Il gagne ensuite l’oasis de Siwa où le dieu Amon le reconnaît comme son fils. Dès lors, son enthousiasme pour la Grèce décline. Métamorphosé en oriental et en cosmopolite, il veut désormais harmoniser le monde par le mélange des races, la symbiose des religions, le métissage des cultures, même s’il ne renie pas sa part grecque. C’est la première fois dans l’histoire qu’un port est promu au rang de capitale alors que, jusque-là, avait prévalu la thèse de Platon qui y était hostile, estimant qu’un port était trop vulnérable pour être une capitale. La preuve : Athènes a été édifiée sur les hauteurs, en 800 av.-J-C. et ce n’est qu’en 507, que Le Pirée est devenu son port.

Un saut dans l’histoire pour rappeler que des disciples de Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint Simon, auteur du Catéchisme des industriels, se sont installés en Égypte, surtout à Alexandrie, où ils ont joué un rôle important dans la modernisation du pays sous Méhémet-Ali et ses successeurs. Eux aussi voulaient être citoyens du monde ou cosmopolites soucieux de progrès universel. C’est d’ailleurs l’un d’eux, Ferdinand de Lesseps, qui a conçu, en 1859, le canal de Suez, inauguré en 1869.  En 2015, un nouveau canal de 37 km a été creusé sur sa partie orientale.

Alexandre le Grand a été une source d’inspiration pour les saint-simoniens. Qu’on en juge par ce passage de Système de la Méditerranée (1832) de Michel Chevallier[4] : « La lutte la plus colossale, la plus générale et la plus enracinée qui ait jamais fait retentir la terre du fracas des armes, est celle de l’Orient et de l’Occident […]. C’est la manifestation la plus éclatante de la guerre que se font depuis six mille ans l’esprit et la matière, le spiritualisme et le sensualisme, guerre à laquelle nous venons mettre fin […]. Désormais, la Méditerranée doit être comme un vaste forum sur tous les points duquel communieront les peuples jusqu’ici divisés. La Méditerranée va devenir le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident […]. La paix définitive doit être fondée par l’Association de l’Orient et de l’Occident. […] C’est le premier pas à faire vers l’Association universelle. » 

La lutte la plus colossale, la plus générale et la plus enracinée qui ait jamais fait retentir la terre du fracas des armes, est celle de l’Orient et de l’Occident

Je reviens à l’Antiquité. Alexandrie fut la première capitale des livres grâce à sa bibliothèque encyclopédique, érigée en 290 av.J.-C. sur ordre de Ptolémée I Soter (367-283 av.-J.-C.). Pour la première fois dans l’histoire, le rêve d’universalisme devient réalité. Deux bâtiments, la Bibliothèque mère, installée au Mouseîon, « Palais des Muses », près du Palais royal, et la Bibliothèque fille, la plus importante, proche du temple de Sarapis où sera édifiée la Colonne de Pompée, à fin du IVe siècle, rassemblaient 500 000 à 700 000 rouleaux de papyrus. Qui les a détruits dans un incendie resté célèbre ? On a accusé Jules César (100-44 Av.J-C), mais Luciano Canfora[5] le disculpe et explique, avec une solide argumentation, que celui-ci a attaqué le port où ont brûlé seulement 40 000 rouleaux de copies destinées à l’exportation et se trouvant dans un entrepôt.  

On a aussi accusé les Arabes. Pourtant, Amr Ibn al-Aass, conquérant de l’Égypte, en 641, a été impressionné par la splendeur d’Alexandrie où il dit  avoir trouvé : «4 000 palais, 4 000 bains, 400 théâtres et 40 000 juifs». Ibn al Kifti (1172-1248) accusera Amr de cette destruction, affirmant : « Le calife Omar lui a écrit : « Si ces livres contredisent le Coran, ils sont dangereux. S’ils le confirment, ils sont inutiles. Agis et détruis-les». Luciano Canfora souligne que ce témoignage, postérieur de six siècles, ne cite aucune source et n’a aucune crédibilité. 

Qu’en fut-il alors ? La vérité est souvent occultée par les Européens car elle est désagréable à admettre : les chrétiens, persécutés d’hier, étaient devenus des persécuteurs et ne se contentaient plus de combattre le paganisme sur le plan philosophique. Patriarche de 384 à 412, année de sa mort, Théophile, à la tête de milliers de fidèles, détruisit, en 389, le temple de Sérapis à Canope et, en 391, attaqua le Serapeum d’Alexandrie et la Bibliothèque. « Ce fut le premier autodafé. Le bûcher des livres fait partie de la christianisation. Après Alexandrie, suivirent Pergame, Antioche, Rome, Constantinople », écrit Luciano Canfora. Le père Ayrout, éminent père jésuite que j’ai rencontré au Caire, me l’avait dit bien avant, en 1950, puis l’a confirmé dans un livre, en partie consacré aux coptes[6], qu’il était alors en train de rédiger.

Les chrétiens, persécutés d’hier, étaient devenus des persécuteurs et ne se contentaient plus de combattre le paganisme sur le plan philosophique

Des nombreuses innovations d’Alexandrie, je rappelle les principales :

  • La Bourse, ou tout au moins l’ancêtre de cette institution. Elle fixait le cours du blé pour l’ensemble de la Méditerranée dont elle fut, jusqu’à la conquête romaine, la principale place financière.
  • Le Phare, septième merveille du monde, a été achevé vers 280 av. J.-C., sous le règne de Ptolémée II Philadelphe (309-246 av. J.-C.). Édifié par Sostrate de Cnide sur l’île de Pharos, il a donné son nom à toutes les tours de lumière qui depuis ont guidé les marins. Synthèse des connaissances scientifiques de l’époque, construit en marbre blanc, haut de 135 mètres, il était de style composite : tour carrée à la base surmontée d’une autre octogonale, couronnée d’une tholos, tour ronde, portant la lanterne. Il a fait rêver l’Antiquité et le Moyen Âge et  influencé l’architecture de nombre de monuments, des mausolées romains aux minarets des mosquées mamelouks au Caire, de la Tour Magne à Nîmes aux clochers de plusieurs églises romanes, un cône remplaçant la tholos. Des séismes l’ont détruit en 1302. Depuis les années 1960, plongeurs passionnés et archéologues, dont Jean-Yves Empereur, qui a fondé, en 1990, le Centre d’études alexandrines, ont remonté des milliers de blocs de granit, de statues, d’amphores, etc. En mai 1998, il fut le Commissaire général de l’exposition « La gloire d’Alexandrie », au Petit Palais à Paris, où il présenta de nombreuses pièces. Le Grand Palais, quant à lui, a accueilli,  fin 2006-début 2007, une autre exposition de près de cinq cents objets découverts par une équipe dirigée depuis plus de dix ans par Franck Goddio. Tous ces objets témoignent de l’importance des trois cités légendaires : le port antique d’Alexandrie et ses quartiers royaux, la cité perdue d’Héracléion et Canope Est, située près du port d’Aboukir, à vingt-trois kilomètres au nord-est d’Alexandrie.
  • L’alambic, ambix, a été inventé par des alchimistes des Ptolémées, à partir du savoir des anciens Égyptiens, pour distiller des plantes parfumées, ce que les Arabes découvriront à leur arrivée, en 641. Grâce à cette technique, Aboulcassis al-Zahrawi (940-1013), musulman de Cordoue (Xe siècle) distillera l’alcool, al-kahal, « chose subtile ».
  • Les « dieux enfants », parfois ailés, sont apparus dans la statuaire alexandrine puis se répandirent dans tout l’Orient, expliquait l’historien Charles Picard qui a été mon professeur à l’Institut d’art de Paris. Il se demandait s’ils n’avaient pas ainsi préparé les esprits à accueillir « l’Enfant Dieu », le « Petit Jésus ». Selon lui, c’est aussi cette statuaire qui avait servi de modèle aux angelots des artistes de la Renaissance.
  • Les Écoles. Ce fut une des célébrités d’Alexandrie : École poétique avec Callimaque, Théocrite et bien d’autres. École scientifique, dominée par Euclide, inventeur de la géométrie et auteur des Éléments, considérés comme l’un des textes fondateurs des mathématiques modernes. École juive caractérisée par son non conformisme. École philosophique néo-platonicienne dont Plotin est une des grandes figures. École chrétienne du Ier au IVe siècle. Auteur d’un des quatre Évangiles, saint Marc, disciple des apôtres Pierre et Paul, a évangélisé l’Égypte et fondé l’Église d’Alexandrie, ville où il est mort le 26 avril 68. Le Didascalée, première université chrétienne, a été fondée, au IIe siècle, pour former des théologiens et  concevoir de vastes synthèses face aux philosophes des différents paganismes et des penseurs juifs.

Savez-vous que c’est à Alexandrie qu’a été élaboré le calendrier dont nous nous servons ? En 239 av. J.-C., Ptolémée III Évergète, soucieux de concilier la tradition de l’Égypte et la science des Grecs, avait demandé aux prêtres de Sarapis, à Canope, de recalculer le calendrier des Anciens dont l’année de 12 mois égaux, ne comptait que 365 jours au lieu de 365 jours 1/4, ce qui, avec le temps, avait entraîné des décalages. Les rectifications ont institué l’année bissextile mais la réforme, bien que décrétée, ne fut pas appliquée. C’est Jules César qui, en 46 av. J.-C., fit de « l’année alexandrine » l’année officielle qu’il imposa en Europe sous le nom de « année julienne », devenue « année grégorienne », en 1582, à la suite des correctifs apportés par le pape Grégoire XIII.

L’expédition de Bonaparte en Égypte (1798-1801) favorise l’accession au pouvoir de  Méhémet-Ali qui sera vice-roi d’Égypte de 1804 à sa mort. D’origine albanaise, le fondateur de l’Égypte moderne, a ressuscité la ville qui avait connu une longue période de déclin.  À l’époque moderne, plusieurs écrivains et artistes ont célébré Alexandrie où ils ont vécu ou séjourné longtemps. Le poète Constantin Cavafy, a été un grand chantre de l’ancienne Alexandrie, mais je n’avais pas pu le lire car il  écrivait en grec. Quand j’ai découvert qu’il venait d’être traduit par Marguerite Yourcenar[7], qui sera, en 1980, la première femme à siéger à  l’Académie  française, je me suis précipité pour l’acheter et me régaler en le lisant.

L’expédition de Bonaparte en Égypte (1798-1801) favorise l’accession au pouvoir de Méhémet-Ali qui sera viceroi d’Égypte de 1804 à sa mort. D’origine albanaise, le fondateur de l’Égypte moderne, a ressuscité la ville qui avait connu une longue période de déclin

Filippo Marinetti, Italien, née à Alexandrie,a lancé le Futurisme en publiant le Manifeste futuriste dans Le Figaro du 20 février 1909. Il proclame : « Une automobile de course est plus belle que la victoire de Samothrace » ! En effet, ce mouvement littéraire et artistique européen du début du XXe siècle (1904-1920), rejette la tradition esthétique et exalte le monde moderne, en particulier la civilisation urbaine, la machine, la vitesse. La formule de Marinetti fait scandale, mais séduit les Surréalistes de France ainsi que d’autres partisans de l’art moderne. Un autre Italien, Giuseppe Ungaretti a lancé l’Hermétisme avec son compatriote Eugenio Montale, prix Nobel de littérature 1975. Ils ont animé, de 1920 à 1945, ce mouvement, hostile lui aussi à l’académisme et aux conventions de la rhétorique.

L’écrivain Irlandais Lawrence Durrel s’était installé à Corfou puis à Athènes avant de séjourner à Alexandrie dans les années trente et quarante où il s’est passionné pour sa population cosmopolite

L’écrivain Irlandais Lawrence Durrel, né en Inde et mort en France, s’est rendu célèbre par son roman : Le Quatuor d’Alexandrie dont le premier volume est paru en France en 1957. Il s’était installé à Corfou puis à Athènes avant de séjourner à Alexandrie dans les années trente et quarante où il s’est passionné pour sa population cosmopolite, dont la juive Eve Cohen, qu’il épousa en 1947 et qui lui servit de modèle pour Justine, premier volume du Quatuor.

Je voudrais évoquer maintenant deux écrivains égyptiens d’Alexandrie. Le premier, Ahmed Rassim, musulman et arabophone, avait choisi d’écrire en français. En 1953 et 1954, j’ai rencontré souvent et longuement ce conteur dont je conserve précieusement les ouvrages, publiés en Égypte, qu’il m’a dédicacés. Plus tard, en parlant de lui à des éditeurs parisiens, j’ai contribué à faire paraître Chez le marchand de musc[8], truculent recueil de proverbes arabes. Le second était juif, Jacques Hassoun. Il aimait rappeler ses origines en précisant qu’il était né le 13 avril 1936 (calendrier chrétien), hechvan 1697 (calendrier  hébreu), chaabane 1355 (calendrier musulman).

Existerait-il un cinéma égyptien florissant et le célèbre Youssef Chahine sans cette ville où il est né et à laquelle il a consacré une superbe trilogie : Alexandrie, pourquoi ? (1978), Alexandrie, encore et toujours (1990) et Alexandrie-New York (2004)? L’exposition « Cent ans de cinéma égyptien », à l’Institut du Monde Arabe, en 2008, y a répondu avec pertinence. Dès 1896, un an à peine après leur sortie à Paris, les tout premiers films des Frères Lumière furent projetés à Alexandrie qui, en 1905, avait déjà cinquante-trois salles de cinéma contre cinq au Caire, la capitale, et une seulement à Assiout, à Port-Saïd et à Mansourah. En 1912, l’Alexandrin Paul de Lagarne tourne les deux premiers documentaires : Les voyageurs de Sidi Gaber et L’entrée du khédive à Alexandrie. L’Égypte deviendra rapidement la capitale du cinéma arabe par la qualité et la quantité de sa production. 

Je ne peux ignorer un de mes amis chanteurs devenus célèbres en France puis dans le monde. Claude François (1939-1978) est certes né à Ismaïlia, dans la région du canal de Suez, mais il adorait ma ville et c’est la célèbre Alexandrie, Alexandra qu’il a chantée peu de temps avant sa mort, à Paris, le 11 mars 1978.

Je tiens aussi à évoquer l’Amicale Alexandrie Hier et Aujourd’hui [9] dont le slogan est « Dispersés, mais unis, unis, mais divers ». Sandro Manzoni, son fondateur, avait réuni à Genève, début 1993, plus de quarante camarades d’enfance qui ne s’étaient pas revus depuis trente-cinq ans. Ils venaient du reste de la Suisse mais aussi de Grèce, d’Italie, d’Allemagne, d’Angleterre et de France. Enchanté du résultat, il a donc lancé, en juillet, le premier numéro d’Alexandrie Info qui marqua la naissance de l’AAHA. Publié deux fois par an, en juin et en décembre, le Cahier de l’AAHA donne de nombreuses informations. La dernière page, consacrée à annoncer le décès des Alexandrins de la période cosmopolite, ne suffit plus, hélas ! Depuis 2010, les annonces commencent donc à l’avant-dernière page. Des antennes de l’AAHA ont fleuri dans trente-et-un pays sur cinq continents ! Leurs membres aiment se réunir régulièrement. Les Alexandrins de la région parisienne  qui le souhaitent se retrouvent, à déjeuner, chaque deuxième jeudi du mois. Auparavant, ils alternaient déjeuner et dîner mais ils ont renoncé à ce dernier car des banlieusards âgés avaient du mal à être à l’heure ou même à arriver tout simplement. Ils sont en moyenne une quarantaine, mais ils ont atteint la centaine dans certaines circonstances, comme j’ai pu le constater avec plaisir.

En 2001, j’avais invité le célèbre romancier égyptien Gamal Ghitani[10], de passage à Paris. Il a été d’autant plus impressionné par cette rencontre qu’il s’est vite aperçu que beaucoup de participants étaient juifs. Il m’a alors confié : « C’est extraordinaire, à ma connaissance, les gens originaires du Caire, de Bagdad oude Damas, ne se retrouvent pas ainsi. L’expulsion des juifs d’Égypte a été une très grave erreur. » J’avais répondu que la faute était imputable à Guy Mollet qui avait déclenché une opération militaire avec les Britanniques et les Israéliens pour riposter à la nationalisation de la Compagnie universelle du Canal de Suez, en 1956. Il a rétorqué : « Non, si Nasser a eu raison de  nationaliser le canal, en revanche, il a eu tort d’expulser ces innocents. Ces juifs d’Égypte font partie de notre histoire et de notre patrimoine. C’est une énorme perte. »

C’est extraordinaire, à ma connaissance, les gens originaires du Caire, de Bagdad ou de Damas, ne se retrouvent pas ainsi. L’expulsion des juifs d’Égypte a été une très grave erreur

Après un quart de siècle de repli sur elle-même, Alexandrie est entrée dans une phase de renouveau[11]. Des fouilles sous-marines ont été effectuées, notamment par Jean-Yves Empereur, pour sauver des vestiges trop longtemps négligés. Il y a aussi des réalisations comme l’Université Senghor, dont la création a été décidée au Sommet de la francophonie de Dakar, en 1969. Officiellement dénommée Université internationale de langue française au service du développement africain (UILFDA), inaugurée en 1990, elle accueille des étudiants d’Afrique noire et reste ainsi fidèle au cosmopolitisme. Le gouverneur Mohamed Abdel Salam Mahgoub, surnommé Mahboub (le Bien-aimé ), a entrepris un gigantesque mouvement de rénovation au cours de son mandat de 1997 à 2006.

Je termine par le plus important : le symbole devenu réalité. Lien avec son illustre passé et projection vers l’avenir, la Bibliotheca Alexandrina[12], édifiée sur l’emplacement du Museion des Ptolémées, a été parrainée par l’Unesco et l’Union internationale des architectes. Les organisateurs m’avaient  invité à assister au lancement des travaux en 1990[13], puis à une visite organisée du 21 au 25 avril 2002 et à son inauguration officielle, le 16 octobre, par le directeur, Ismaïl Serageldin. C’est une merveille ! Son architecture, audacieuse et originale, a la forme d’un long cylindre d’un diamètre de 160 mètres. Tronqué en biseau pour évoquer le soleil levant, il est haut de 32 mètres. Sur les côtés, la décoration reproduit toutes les formes d’écritures du monde. Cette bibliothèque de 85 000 m2 de superficie veut être la « Mémoire de la Méditerranée » et peut abriter 8 millions de volumes, 100 000 manuscrits, 10 000 livres rares, 50 000 cartes et plans. Trilingue (arabe, anglais, français) et multimédia, elle est à la pointe de la technologie. L’architecte Mohamed Awad, ami très cher, a mené, pendant trente ans, un combat exemplaire pour la préservation de l’héritage urbain d’Alexandrie. Il a réussi à sauver de la destruction de beaux bâtiments du XIXe siècle et du début du XXe. Maître de conférences à la Faculté d’Ingénierie de l’Université, il est devenu  directeur du Centre de Recherche d’Alexandrie et de la Méditerranée à la Bibliotheca Alexandrina où il dirige l’exposition permanente, qui porte son nom, composée d’œuvres multiples, du XVIe au XXe siècle. Au IIIe millénaire de notre ère, le VIIIe pour l’Égypte, ce bâtiment réalise à nouveau le rêve de savoir universel des Ptolémées.

Claudine Rulleau, ma femme, a fait don d’un exemplaire de chacun des cent-soixante-cinq titres publiés par les Éditions Sindbad pour rester fidèle à la mémoire de Pierre Bernard, leur fondateur et directeur, décédé en 1995, à l’association Les amis de la Bibliotheca Alexandrina, dont nous sommes membres. J’ai remis, lors de l’inauguration, mes dix premiers livres dont certains écrits avec Claudine, puis une dizaine d’autres lorsque j’étais invité à faire une conférence et enfin quelques-uns  envoyés par la poste. Le 11 mars 2012, Lamia Abdel Fattah, bibliothécaire en chef par intérim, m’a envoyé cette lettre : « Au nom de la Bibliotheca Alexandrina, je voudrais vous remercier du don que vous nous avez fait de deux ouvrages intitulés La Méditerranée, berceau de l’avenir et Islam & Coran. » Cadeaux qui restent évidemment modestes face au don historique de 500 000 ouvrages offerts, en avril 2010, par la Bibliothèque Nationale de France, mais qui sont un témoignage de sympathie de l’Alexandrin que je suis !

Notes

[1]Olivier Poivre d’Arvor, Alexandrie Bazar, Paris, Ed. Mengès, 2009.

[2] Christian Jacob et François de Polignac (dir.), Paris, Ed. Autrement, 1992.

[3] André Bernand, Alexandrie la Grande, Paris,Hachette Pluriel, 1996.

[4] Réédition chez Fayard, Paris, 2010.

[5] La véritable histoire de la bibliothèque d’Alexandrie, Paris, Desjonquières, 1986.

[6] Henry Ayrout, Fellahs d’Égypte, Le Caire, Éditions du Sphinx, 1952.

[7] Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction intégrale de ses Poèmes par Marguerite Yourcenar et Constantin Dimaras, Paris, Gallimard, 1958.

[8] Paris, Clancier Guénaud, 1988.

[9] Son site www.aaha.ch est très riche.

[10] En 1993, il a reçu, sur ma proposition, le Prix de l’Amitié franco-arabe pour Epître des destinées, Paris, Éditions du Seuil, 1993.

[11] Paul Balta, « La Renaissance d’Alexandrie », dans Les nouvelles frontières d’un monde sans frontières, Plein Sud,Cahier n° 2, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, janvier 1997. Mon premier titre était plus modeste, « Le Renouveau d’Alexandrie », mais l’éditeur, impressionné par les exemples donnés, a opté pour « Renaissance ».

[12] www.bibalex.org

[13] Bibliotheca alexandrina, livre d’or de la première session, Paris, Unesco, 1990.