Ce récit, très personnel, de l’enfance de la sociologue Fatma Oussedik, est marqué par le mot Houria, qui signifie liberté et qui constitue l’horizon vers lequel, elle, toute sa famille et son entourage proche tendent depuis la première arrestation de son père, en 1951. À partir de ce moment-là, l’auteure et les siens commencent un long périple, rempli de peur et d’incertitude, encore que ponctué de quelques bons moments, afin de lutter pour la Révolution algérienne. Ce voyage les mène en France, en Suisse puis en Tunisie. Il s’achève en 1962 avec le retour en Algérie, après la déclaration de l’indépendance. Le récit nous décrit la souffrance, mais aussi la solidarité et la joie de tous ces Algériens qui, d’une manière ou d’une autre, ont mis leur vie en péril, ont renoncé à leur confort, voire à leur famille, pour qu’un jour leur pays soit libéré de la colonisation française. Parmi tous les visages et tous les noms qui apparaissent dans le récit, il y en a quelques-uns qui ressortent particulièrement : ceux des femmes qui menèrent une révolution silencieuse, anonyme, souvent invisible pour l’histoire de l’Algérie, mais pas moins importante que celle des hommes.
Houria
Il me semble que la préoccupation de chacune et de chacun d’entre nous, dans son troisième âge, est de retrouver le souffle qui a porté son histoire personnelle, celui qui permet sa mise en récit. Il s’agit de l’anima et de la mise en œuvre d’une conception de son histoire personnelle. Il s’agit d’insuffler une direction au récit qui l’élève, de donner un sens épique à une vie qui pourrait être l’objet d’une plate narration. Il s’agit d’intégrer les diverses représentations que le sujet a de lui-même et c’est à un autre soi-même qu’il s’adresse car « tout l’art de ce dialogue intime consiste à laisser parler, à laisser accéder à la verbalisation le partenaire invisible, à mettre en quelque sorte à sa disposition momentanément les mécanismes de l’expression »[1]. Ainsi j’écris pour que ce texte soit lu mais, en réalité, je m’adresse à moi-même. Et c’est bien le sens de la formule « Je me raconte ».
En ce qui me concerne, et s’agissant d’une enfance vécue durant la guerre de libération algérienne, je puis dire que ce souffle fut fournit par la référence au terme « libération ».
Le premier souvenir est une interrogation qui trouve une réponse dans ces termes : mon père est arrêté par la police française en 1951. Or mon père est le Directeur de l’école dans laquelle est enseignée la langue française. Il est, dans la petite ville où nous vivons, un notable. Nous passons les premières vacances de ma courte vie sur la Côte basque, il possède une voiture, nous allons à la plage avec ses collègues. Les femmes de ma famille ne portent pas le voile, se baignent en maillot. Je ne comprends pas ce qui justifie cette arrestation : nous sommes des gens bien et très différents des Arabes qui entourent l’école dans ce petit village de la Mitidja : Baraki.
Pourtant, lorsque j’écoute les adultes, ils citent toujours un prénom et il s’agit de Houria. Une personne, un terme qui va accompagner cette enfance. Houria, qui signifie « liberté », constituera, dès lors, pour moi l’horizon…
Au carrefour de cette réflexion, nous pouvons nous référer à la formule de Michael Löwy[2]. Pour lui, le récit historique est d’inspiration romantique et messianique. Ainsi, Walter Benjamin « éclaire d’un jour nouveau sa vision du processus historique de la lutte des classes. Mais le matérialisme historique », ajoute-t-il, « ne va pas se substituer à ses intuitions “anti-progressistes”, d’inspiration romantique et messianique ». Michaël Löwy[3], cite Gerhard Kaiser pour qui, dans les thèses, Benjamin « théologise le marxisme. Le vrai matérialisme historique est la vraie théologie…Sa philosophie de l’histoire est une théologie de l’histoire ». Cette approche de l’histoire, va trouver sa consécration, ajoute-t-il, dans la Théologie de la Libération.
Un soir, à la maison, une fête est décidée. Cette fête a de grands airs mélancoliques. Toute la famille est là mais tous et toutes semblent tristes
C’est ainsi, puis-je dire, que ce récit d’enfance est intimement liée à la notion de libération et qu’il prend la forme de l’avènement d’une Algérie indépendante. Ce pays libéré devient alors un horizon. Cette part de vie, l’enfance et les débuts de l’adolescence, s’est déroulée donc durant la lutte de libération algérienne. Il s’agit d’une chronique et le même Benjamin, nous dit Löwy, « choisit le chroniqueur parce qu’il appelle cette histoire “intégrale” qu’il appelle de ses vœux ». Ainsi, cette chronique a pour but avoué d’éclairer par une vision synthétique un pan de l’histoire récente de celles qui furent de jeunes Algériennes lorsqu’elles étaient encore définies, par les autorités coloniales, comme des « Françaises musulmanes ».
Houria, donc, qui est aussi un prénom féminin, est le terme qui renvoie à cette vision synthétique. Elle a d’abord nourri un premier rapport, le rapport à l’Autre qui était des autres, les Français. Ainsi, malgré la langue maternelle, les modes de vie, les vacances, l’amour de la littérature française, je n’étais pas française. Et, cela, je l’apprendrai à chaque fois, à partir de ce qui sera fait du corps de mon père, les tortures auxquelles il sera soumis, mais aussi la peur qu’elle fera naître dans le regard parfois fou de mon père, jusqu’à la fin de sa vie, une peur plantée en chaque membre de notre famille, une peur que provoque aussi en moi la vision d’un soldat armé, car j’accompagnerai régulièrement ma mère dans ces recherches de mon père lors de sa seconde arrestation, en 1956.
Cette année est très importante dans mon histoire. En 1956, le Front de Libération National (FLN) décrète une grève générale de huit jours. Nous n’habitons plus l’école car une grève des écoliers et des étudiants a été décidée pour toute l’année 1956. Beaucoup d’étudiants rejoignent les maquis. Un soir, à la maison, une fête est décidée. Cette fête a de grands airs mélancoliques. Toute la famille est là mais tous et toutes semblent tristes. Surgit alors mon cousin Boualem. Il est aujourd’hui décédé mais, pour ses petites cousines, il a toujours été un parent affectueux et attentif. Nous sentons de grands flux d’une attention triste en sa direction et, lui, toujours très tendre, embrasse oncles, tantes, cousins et cousines plusieurs fois. J’ai vaguement le sentiment que cette rencontre familiale doit camoufler un secret : Boualem, étudiant à la Faculté des Lettres d’Alger, « monte » cette nuit au maquis. Il y rejoint un autre héros familial, que je ne connais pas, que je n’ai jamais encore vu, mon oncle Omar déjà dans la clandestinité à ma naissance.
Une nuit, des hommes armés surgissent, violents dans leurs propos comme dans leurs gestes. Mon père est en pyjama, nous sommes tous réveillés et terrorisés. Mon père est emmené
Puis, peu de temps après, une nuit, des hommes armés surgissent, violents dans leurs propos comme dans leurs gestes. Mon père est en pyjama, nous sommes tous réveillés et terrorisés. Mon père est emmené. Nous courrons avec maman derrière le camion pour savoir où précisément il doit être emmené, de quelle autorité dépendent ces hommes. Et alors quelque chose d’essentiel dans ma vie se déroule. Le voisin amical et bienveillant, un Français, sort, il est armé d’un fusil et il nous menace. S’adressant vulgairement à ma mère : « Tu rentres sale Mauresque ou je te flanque des balles dans… ». Sa femme s’accroche à lui : « Tu parles à Mme Oussedik, arrête, tu parles à Mme Oussedik ». Mais dès lors, ce fut clair : nous étions des bicots, mon père était un fellagha et nous étions une famille de fellaghas, décidés collectivement à nous battre pour qu’advienne Houria, la libération.
Je fus soulagée. J’avais sept ans. Inquiète, effrayée, mais soulagée. Tous les évènements de ma première enfance prenaient sens. La façon dont ma mère écoutait avec inquiétude la radio, craignant des nouvelles attristantes. Les chuchotements des adultes, les déplacements et les visites à des inconnus où nos parents nous emmenaient en nous demandant de chanter gaiement au passage de barrages. Tous ces inconnu(e)s qui nous étaient présentés sous le patronyme de tonton et tata. Nous comprenions aussi pourquoi ils se désignaient par le terme « frère » et « sœur ». Nous avions une autre famille, qui venait de tous les coins d’Algérie et pas seulement de Michelet, aujourd’hui Aïn El Hammam, le village d’origine de la famille. Nous appartenions à une famille de militants, que d’aucuns voudraient aujourd’hui appeler « la famille révolutionnaire ». Cette famille était composée d’élus, tous et toutes n’en faisaient pas partie. Il fallait aimer Houria au point de renoncer à tout confort et affronter cette peur dans laquelle se noyait le pays.
C’est ainsi que moi aussi je m’épris de Houria. À partir de là, les choses furent douloureuses mais plus faciles. Nous manquions de tout, l’administration française ayant suspendu le salaire de mon père, mais nous n’étions pas pauvres. J’ai donc appris que la pauvreté ce n’était pas seulement manquer de biens matériels : Houria justifiait toutes les privations et, même, les élevait au rang de sacrifices héroïques ! Nous partagions ce que nous pouvions glaner avec notre tante et nos cousins Bennaceur. Mon cousin, neveu de Maman, Madjid, un autre héros romantique de mon enfance, avait été condamné à mort, peine commué en prison à perpétuité, pour avoir posé une bombe. Il en fut de même pour la toute jeune femme qui était à ses côtés, Zahia Kharfallah. Car il y a eu aussi les femmes de mon enfance. Des militantes superbes qui m’ont désigné une façon de grandir, d’advenir au féminin.
Il y avait une société solidaire constituée d’un monde d’initiés autour de nous : ceux qui savaient tout des arrestations nocturnes, des avocats qu’il fallait constituer, des visites, des moyens d’avoir des nouvelles d’un membre de la famille au maquis ou en prison
Chaque dimanche, nous allions porter un panier à mon père au camp de Béni Messous. Tout notre entourage se mobilisait pour la constitution de ce panier. Mon jeune frère Naceur jouait l’apprenti chez le boucher qui le payait en viande. Ferroukhi Norredine, un militant et un homme bon, nous emmenait chaque dimanche en voiture au camp. Comme, d’ailleurs, il transportait d’autres familles de militants. Il y avait une société solidaire constituée d’un monde d’initiés autour de nous : ceux qui savaient tout des arrestations nocturnes, des avocats qu’il fallait constituer, des visites, des moyens d’avoir des nouvelles d’un membre de la famille au maquis ou en prison.
Chaque dimanche matin nous étions, tôt, avec « les nôtres », devant le grand portail en fer gardé par des hommes armés, attendant qu’il s’ouvre. Cela avait lieu à la mi-journée. Les prisonniers arrivaient et, parmi eux, mon père, très abimé par trente-six jours de torture et soutenu par ses compagnons. Nous étions muets devant les douleurs dont son corps portait les traces. Trente-six jours aux mains des parachutistes français. Leurs noms se bousculaient dans ma tête de sept ans et, pourtant, je tentais de les retenir : Bigeard, Trinquier, Godart, Aussaresse. Les adultes les murmuraient avec un ton effrayé. Trente-six jours nous n’avons pas su ce qu’il était advenu de mon père traîné, de nuit, dans un camion. Une autre nuit, au terme de ces trente-six jours et malgré le couvre-feu, la voix joyeuse de mon oncle Saïd, surgissant de sa voiture et criant : « Nora, il est vivant, il est vivant ! ». Il tenait dans sa main une lettre de mon père.
C’était donc vrai, il était vivant ! Car, pendant que ma mère et moi le cherchions dans toutes les casernes de la région, Maître Moreno, son avocat dont le cabinet se trouvait dans un immeuble qui faisait face à la grande poste, nous avait déjà annoncé qu’il était vivant. Il en avait été informé et avait pu le voir juste après le décès de son ami Maître Ali Boumendjel dont il partageait la cellule. « Nous étions dix-huit », nous racontera-t-il durant les rares soirées où il abordera légèrement ce sujet, «dans cette cellule et il n’en restera plus que treize de vivants ». « Ces treize-là furent sauvés », ajoutait-il, « par l’horrible mort d’Ali Boumendjel, précipité de la terrasse de l’immeuble où ils subissaient des tortures alors que », nous disait d’une voix triste et presqu’inaudible son compagnon, « il ne voyait plus, rendu aveugle par les violences subies ».
Les survivants furent conduits au camp de Béni Messous. Tous ces prisonniers étaient épuisés, amaigris… Les familles, les enfants surtout, se pressaient contre eux pour apporter du réconfort à ces corps meurtris. Nous embrassions notre père, nous avions tellement eu peur de le perdre ! Puis, dans cette ambiance triste et tendre, surgissait le camion des femmes. L’émotion m’étreint aujourd’hui encore lorsque j’écris ces mots. Elles arrivaient superbes, chantant des chants patriotiques, debout dans le camion. Une émotion nous traversait toutes et tous. Nous retrouvions le sens de ces souffrances : Houria, cette liberté qui était notre horizon, était sous nos yeux, incarnée par ce bouquet de femmes auxquelles la petite fille que j’étais ne saura jamais exprimer toute sa reconnaissance. Mon père, tellement affectueux avec ses enfants, et ses filles surtout, porteur d’idéaux de liberté, qui nous nourrissait de livres, était sous nos yeux écrasé par les violences subies et surgissait ces femmes qui lui rendaient ses habits de héros. Meriem Belmihoub, militante et avocate qui serait plus tard ministre sous le gouvernement de Belaid Abdesselem, était superbe et avait une voix belle et forte. Certaines d’entre elle ne disposaient que de cette visite pour voir leurs enfants. C’est ainsi que j’ai connu Amine, le fils de la militante Malika Mufti-Khan, qui devint un ami à l’âge adulte, que sa famille maternelle conduisait, dans les langes, pour voir sa mère.
La grande plateforme, le pré dans lequel nous attendions l’ouverture du camp, l’espace où nous étions admis à voir les prisonniers et les prisonnières sont aujourd’hui des espaces anonymes. Ils n’ont pas été élus comme lieux de mémoire. Houria erre mais ne trouve pas d’espace où inscrire ses souffrances et le prix de sa victoire… Aucune plaque sur l’immeuble d’où fut précipité Ali Boumendjel et d’où disparurent de nombreux héros, nulle plaque à l’entrée de la Villa Susini….
Le dimanche soir nous rentrions tristes mais apaisés. Le plus souvent nous dormions chez ma tante. Nous nous tenions chaud. Nous dormions tous et toutes dans une pièce. Lorsque je dis tous et toutes, il s’agissait d’une quarantaine de personnes : celui qui était en fuite, la femme d’un condamné à subir la guillotine, le poseur de bombes… À deux heures du matin, la pauvre porte, déjà branlante, sautait sous les coups de bottes de soldats qui chaque soir rendaient visite à cette famille de fellaghas. Une scène me reste en mémoire de ces visites rituelles. Ma mère et ma tante, dont je ne peux décrire la grande beauté tant je serais suspecté de parti pris, dormaient dans l’unique lit. Elles se redressaient et, avec hauteur, ma tante toisait les soldats et leur disait « tous sont mes enfants ». Avec le camion des prisonnières, cette scène a accompagné mon devenir de femme. Je devais retrouver la même formule « tous sont mes enfants », dans la bouche de ma mère lors du passage de la frontière suisse alors que parmi nous il y avait un militant algérien, sans papiers et en fuite.
Que dire de ma mère à cette étape de la réflexion si ce n’est ce qu’elle en disait elle-même : « J’ai fait la révolution chez lui ». En effet, elle a nourri et caché des militants et des militantes, transporté des armes et des tracts, pris soin durant toute la guerre de ceux et celles dont l’histoire de l’Algérie a retenu les noms mais, comme la grande majorité des femmes, son engagement restera anonyme alors que celui des hommes de ma famille rencontre encore un écho et nous vaut d’être courtisés comme membres « de la famille révolutionnaire ».
L’Islam était peu présent dans la famille, bien que nous sachions parfaitement que nous étions des « marabouts », c’est-à-dire que nous appartenions à une catégorie sociale qui trouvait son statut dans une légitimité religieuse. Mais nous avions renoncé à égorger le mouton, du fait du manque de moyens mais aussi parce que le sang qui coulait nous empêchait d’imaginer en verser davantage. Nous faisions, plus ou moins, le ramadhan. De façon générale, mon père, mon oncle, mon cousin nous ont toujours parlé de Houria en se référant à des idéaux d’égalité et de dignité humaine. Mais, pendant l’incarcération de mon père, une amie me révéla un secret important : « Si, dit-elle, tu jeûnes durant les vingt-sept jours du Ramadhan, il te sera possible de faire un vœu la nuit à la terrasse, en direction du ciel ». Bien évidemment, je m’exécutais. Et le jour de l’Aïd, qui marque la fin du mois de jeûne, alors que nous tentions, ma sœur, mon frère et moi, d’égayer notre petite famille en allant, munis de quelques pièces, acheter des gâteaux, nous vîmes, de loin, un camion militaire devant la maison. Tremblant nous nous précipitâmes tous les trois, courant comme des fous, certains que les militaires étaient venus finir leur travail et tous nous arrêter. Nous avions peur pour notre mère et notre sœur aînée. Mais arrivés à la porte, nous nous heurtâmes à notre père. J’ai depuis conservé une foi du charbonnier, implorant Dieu dans la détresse et lui demandant de comprendre mes faiblesses.
La joie était revenue à la maison. De retour à Baraki, dans le logement de fonction de l’École, il fallut faire face à un flot de visiteurs algériens venus manifester leur sollicitude. Il y eut aussi les visites quasi quotidiennes des soldats des Services d’Action Sociale (SAS), qui étaient tenus de s’assurer que le fellagha était calme. Il faut dire que le retour de mon père dans ce petit village provoquait un émoi parmi la population : les Algériens d’abord, mais aussi ses amis français libéraux ou communistes, mais aussi les racistes qui avaient déjà mal accepté un directeur d’école « arabe » mais de plus « fellagha » et, donc, sans reconnaissance envers la France, sa grandeur et ses bienfaits… Les murmures reprirent à la maison, puis une institutrice française dont le mari était à la SAS vint, de nuit, avertir mon père qu’il fallait partir avant le 14 Juillet. Il s’allongea sur le sol de son véhicule et elle l’emmena au port d’où il partit pour Marseille.
Les cris des militaires reprirent, ma mère était convoquée tous les jours. Je l’accompagnais de nouveau. Il y a comme cela un enfant dont c’est la tâche. Dans notre famille, ce fut moi
Naturellement, les cris des militaires reprirent, ma mère était convoquée tous les jours. Je l’accompagnais de nouveau. Il y a comme cela un enfant dont c’est la tâche. Dans notre famille, ce fut moi. J’avais huit ans et demi. Parfois mon cher frère Naceur, âgé de six ans nous accompagnait. Il était le seul garçon, c’est dire l’affection dont il était entouré. En réalité nous l’étions tous.
Un jour, sous mes yeux éblouis, ma mère eut un trait de génie. Elle s’adressa à l’officier dirigeant la SAS d’une voix grave : « Oui, mon mari est parti, oui nous sommes une famille de fellaghas, tous mes beaux frères, tous mes neveux, hommes et femmes, nous sommes pour l’indépendance de l’Algérie. Votre femme et vos enfants sont en France et nous savons où. Il vous faut donc me laisser partir avec mes enfants. Vous n’avez pas d’autre choix pour sauver les vôtres ». Je vis, alors, l’homme qui nous effrayait depuis des semaines baisser les yeux, se saisir de documents (je ne sais plus lesquels), les signer et les donner à ma mère.
Nous sommes rentrées en courant, avons préparé des malles dans lesquels ma mère avait placé le linge fin de maison qui avait constitué son trousseau de jeune fille de bonne famille, et très vite avons couru au port, direction Marseille ! Nous avons voyagé en cale mais, à l’arrivée, ma mère déploya des trésors d’ingéniosité pour nous faire sortir avec les premières classes. Il s’agissait d’un reste de pudeur, elle ne souhaitait pas que notre père se sente humilié par nos conditions de voyage, qu’il culpabilise. Mais quelle ne fut sa surprise de trouver son mari en tenue de docker. Il était portefaix pour gagner sa vie, il avait trouvé cet emploi grâce aux nombreux Algériens qui travaillaient sur le port de Marseille.
Nous allions être logés, grâce à des amis communistes de mon père, dans le dortoir d’un lycée. Nous étions au début du mois de juillet et nous pûmes y rester durant toutes les vacances d’été. Puis, il fallut partir, la seule solution restait les terrains de camping de la Côte d’Azur. Il m’est arrivé à l’âge adulte de dire, avec coquetterie, que j’ai connu la côte d’Azur dans les années 50, durant ses années fastes, mais peu savent dans quelles conditions. Car, au fil des jours, maman, qui avait dû abandonner ses malles et son trousseau de jeune fille gâtée, s’épuisait car elle attendait un enfant. Nous la voyions tous faiblir chaque jour davantage. Il pleuvait dans la tente, la virée tournait au cauchemar. Pris de désespoir, mon père se souvint brusquement que nous étions à Nice. La ville dans laquelle avec ses hommes, des tirailleurs nord africains, il avait été le premier officier à pénétrer lors de la libération. Il se souvint…
Il entrait dans la vieille cité d’un pas sûr et vit un groupe de French Forces of the Interior qui tenaient en joue des hommes, prêts à les abattre. « Hey, Stop » s’écria-t-il. Le chef vint vers lui et avec véhémence tenta de lui expliquer son geste : « Mon zami, mauvais Français, ». Etonné, mon père lui répondit : « Tu ne sais pas parler français mieux que cela ?», l’autre rétorqua « Tu parles français ». Mon père « Je l’enseigne ». « Instituteur » « Instituteur ». Les deux collègues tombèrent dans les bras l’un de l’autre. Durant son séjour à Nice, durant ces mois d’immédiate après-guerre, mon père se rendait tous les jours chez son ami Maurice lui remettant le porc, la nourriture que les tirailleurs musulmans ne mangeaient pas.
Monsieur Maurice vint nous chercher en voiture, nous conduisit dans ce qui était alors un village au-dessus de Nice : La Gaude. Sa mère veilla sur ma mère, nous courrions dans les vergers avec ses petitsenfants
Papa se souvint donc de Maurice. Il chercha son chemin, retrouva la rue, interrogea les enfants et parvint à son domicile. Lui ayant raconté ses déboires, il entendit son ami, surpris, lui déclarer : « Tahar, je suis de droite, je suis Algérie française mais je ne peux manquer à l’officier qui a contribué à la libération de ma ville ». Monsieur Maurice vint nous chercher en voiture, nous conduisit dans ce qui était alors un village au-dessus de Nice : La Gaude. Sa mère, une vieille dame délicieuse prit soin de nous tous, veilla sur ma mère, nous courrions dans les vergers avec ses petits-enfants. Une halte bienheureuse. Que Monsieur Maurice et les siens en soient ici remerciés.
Durant ce temps, mon père s’activait, prenait des contacts. Un matin nous sûmes, nous étions en automne, que nous partions vers le Jura, à Lons-le-Saunier. Maman, les enfants, nous étions tous en short et en petite chemisette. Le train s’arrêta, la neige recouvrait la ville. Nous descendîmes en tremblant, le chef de gare courrait en s’époumonant : « Ils vont mourir, vous êtes fous ». Fort heureusement, il y avait un hôtel en face de la gare, où on nous plongea dans un bain chaud. Puis les amis communistes de papa arrivèrent avec des pulls, des duffle-coats. Ils nous emmenèrent au siège du parti où il y avait un grand réchaud : la nourriture était réconfortante, l’ambiance fraternelle et chaleureuse. Les discussions entre les adultes étaient incessantes. Il fut décidé, par l’inspecteur d’académie qui faisait partie des personnes qui nous entouraient, que mon père prendrait la direction d’une école dans un hameau, Bois Laurent, où il n’y avait qu’une seule classe. Ce furent, pour nous les enfants, des jours heureux. Monsieur Petiot le cordonnier emmenait mon frère Naceur à la chasse. Il nous faisait des sabots. Nous possédions un poste et, souvent le soir, Mme Liévin, la fermière, apportait du fromage, de grosses tommes et d’autres personnes venaient écouter chez nous, maman ayant préparé une soupe, La Famille Duraton. Il s’agissait d’un feuilleton audio à succès. Nous faisions du patin à glace sur l’étang et je possédais, au grenier, une pièce magique : la bibliothèque. Je lisais constamment, tout ce qui me tombait sous la main, en mangeant des pommes. Je découvris ainsi la poésie française et le roman Le Grand Meaulnes, d’Alain Fournier. Le dimanche, nous découvrions la télévision chez l’inspecteur d’académie, communiste, à Cousances.
Pourtant, notre entrée dans ce hameau s’était présentée de façon inquiétante. En effet, le soir de notre arrivée, un voisin vint dire à mon père qu’une veillée funèbre se tenait dans la maison de celle qui devait devenir mon amie Charlotte. Il s’agissait de son frère aîné, tué en Algérie, dont le corps venait d’être rapatrié. Coup dur que la mort de ce jeune paysan qui ne savait rien de l’Algérie et où l’aventure coloniale l’avait condamné à mourir, lui qui ne tirait aucun profit de l’exploitation et de l’humiliation de ceux que nombre de colons appelaient les bicots.
Après un moment de réflexion, mon père décida que toute la famille se joindrait au deuil de ces pauvres gens et que nous participerions à cette veillée. Nous y sommes allés tremblants et fûmes reçus avec toute la simplicité silencieuse des grandes âmes.
Mais le rêve ne devait pas durer, les gendarmes commencèrent à poser des questions, des formalités administratives ne purent régulariser notre présence dans ce cher Bois Laurent. Cette seconde halte dans notre parcours devait convaincre définitivement les enfants que nous étions que la France avait plusieurs visages et que nous y avions des frères et des sœurs en humanité.
Un dimanche, nous chargeâmes la voiture (encore une traction avant), direction Genève. Encore des chants enthousiastes au passage de la frontière, nous avons déclaré de façon enjouée que nous allions passer le week-end en Suisse. Le séjour à Genève va introduire des éléments nouveaux dans ma vie.
L’introduction du réel et de ses enjeux dans ma vie
À partir de Genève débuta ma route vers l’âge adulte. Je fus introduite au réel et à ses enjeux : les adultes m’apparurent de moins en moins comme un ensemble, chacun, chacune était une personne. Durant le séjour à Tunis, le sentiment d’appartenir à une famille d’initiés demeura très présent en moi. Le retour en Algérie me permettera de revisiter mon enfance sur la base d’informations nouvelles.
Mais à Genève, dans cette ville, je constatais que le Représentant du Gouvernement Provisionnel de la République Algérienne, créé en 1958, ne nous fournira pas le soutien, la solidarité que je pensais toujours trouver parmi les militants algériens. Ne connaissant pas mon père, il demandait « des garanties », exigeant même qu’il retourne à Paris afin d’obtenir une attestation de « l’Organisation ». Au fil des jours, l’argent vint à manquer, maman déposa ses bijoux, hérités de sa mère ou offerts à l’occasion de son mariage, au Mont de Piété. Puis cet argent s’épuisa et nous eûmes faim. Nous traînions dans deux chambres d’hôtel, le ventre serré. Mon père s’enfermait dans une chambre, maman était chaque jour plus inquiète. Puis…miracle, un coup de fil du Caire, d’un Monsieur nommé Lamine Debaghine, à ce moment directeur de la délégation extérieure du FLN qui, ayant appris que nous traînions à Genève, transforma notre situation. Le représentant de la Révolution daigna prendre conscience que nous avions faim, il vint joyeux, amical et plein d’entrain à l’hôtel et nous conduisit dans un restaurant. Je mangeai ce jour-là un plat jamais oublié : des côtes vert prairie ! Il s’agissait tout simplement de côtelettes d’agneau avec des frites et une salade verte. Ce plat est devenu ma madeleine de Proust. Puis, le Monsieur si méchant, dont je ne veux conserver le nom, s’ingénia dès lors à organiser notre départ vers Tunis : il acheta des billets de train pour Rome. En échange, il conserva quand même la voiture de notre père. Arrivés à Rome, nous fûmes accueillis par un homme magnifique : Si Salah. Il prit soin de nous, faisant visiter Rome aux enfants afin que notre mère, toujours enceinte et même de plus en plus, se repose. Le soir, dans son appartement, les discussions reprenaient car d’autres Algériens attendaient le passage vers Tunis.
Nous descendîmes en groupe vers Naples où un bateau tout blanc, sorte de bateau de plaisance, pris en charge notre groupe dans lequel il y avait un tout jeune homme : Lies Bouhired, le frère d’une militante déjà célèbre, Djamila Bouhired qui, peu à peu et au fil des mois, incarna pour beaucoup Houria.
Le voyage fut terrible, le joli bateau dansant trop légèrement sur une mer tourmentée. Je passais la traversée en vomissant, tentant de penser à Tunis comme à un havre pour ma famille. Ce pays, ses habitants, nous ouvrirent les bras en cette fin 1957. À l’arrivée à Tunis, nous fûmes accueillis avec affection par les personnes du bureau du Gouvernement Provisionnel de la République Algérienne. Je pus de nouveau manger des côtes vert prairie. Nous eûmes le sentiment de retrouver la famille laissée à Alger.
Puis un jour, une jeune femme au visage dramatique, particulièrement belle, vêtue d’un tailleur noir cintré à la taille, vint chez nous tenant son petit garçon à la main. Les adultes étaient effondrés. Les murmures, les chuchotements étaient particulièrement menaçants. Ma mère semblait particulièrement révoltée. Je compris peu à peu, du haut de mes dix ans, qu’il s’agissait de Mme Abane Ramdane venue, avec leur enfant, rejoindre son mari à Tunis. Celui-ci a joué un rôle central dans l’organisation du combat pour l’indépendance. Or, il venait d’être assassiné par ceux qui devaient être ses compagnons de combat. Les adultes étaient sidérés, personne n’osait l’informer. Son inquiétude à elle grossissait et devenait manifeste. Si Sadek, un des principaux chefs politico-militaires de la Révolution algérienne, venait souvent à la maison, il était l’ami le plus proche d’Abane Ramdane. Pour moi, comme pour un grand nombre sûrement, ce fut une véritable déchirure que ce meurtre-là. Je tentais dès lors de savoir qui l’avait tué. S’agissait-il de l’une des personnes qui venaient à la maison ?
Tunis, par ailleurs, offrait un paysage social complexe : les Tunisiens solidaires et amicaux, des Algériens appartenant à une espèce de bourgeoisie révolutionnaire et un groupe social destiné à illustrer le caractère révolutionnaire des luttes dont nous faisions partie. Une famille, qui vivait de la solde de mon père, officier de l’Armée Nationale Populaire, des dons du peuple américain dont un fromage dont le goût et l’odeur sont toujours présents en moi. Il y avait aussi tous ceux et toutes celles qui étaient « nos oncles et nos tantes » : les personnes qui venaient de sortir du maquis, mais aussi des personnages singuliers comme Tonton Touré, Guinéen de la famille de Sekou Touré, qui venait en délégation à Tunis pour apporter le soutien de la Révolution Guinéenne à la Révolution Algérienne. Durant ses séjours, il passait le plus clair de son temps à la maison. Il y avait le journaliste Serge Michel avec qui je fis un voyage d’un mois à Prague en Tchécoslovaquie, ainsi qu’avec les réalisateurs Djamel Chanderli, pionnier du cinéma algérien, et Mohamed Lakhdar Hamina, un autre cinéaste de la Révolution, afin de sonoriser l’un des tous premiers films algériens : Yasmina. Je fis donc le voyage avec Serge Michel, tous deux munis de passeports tunisiens. Serge Michel avait juste omis de dire à mes parents qu’il était interdit de séjour en Suisse où nous devions faire escale. Mais, je dois lui rendre grâce, il fit un tel raffut à l’aéroport de Genève que l’on me fournit un lit dans les toilettes où je pus dormir. Arrivée en Tchécoslovaquie, je découvris l’univers du cinéma, les studios Barandov où, à la cantine, je déjeunais avec Anna Karénine, d’Artagnan, Raspoutine… Au bout d’une semaine, une monteuse, Vlasta, me prit chez elle et je connus ainsi la vie de ses compatriotes à travers celle de sa sœur, de ses amis, de leurs enfants. Nous passâmes un week-end en Bohème où je fus éblouie par des paysages tellement différents de mon univers méditerranéen. Parfois, mes compagnons d’aventure se dévouaient pour me sortir. Je découvris ainsi le spectacle La Lanterne Magique, crée en 1950 à l’occasion de l’Exposition Universelle de Bruxelles. Mais le reste du temps je le passais à Barandov. J’étais devenue une « actrice algérienne ». J’étais très fière de faire connaître ainsi le combat des miens.
Il y eut aussi Jaques Charby, militant anticolonialiste et comédien, réalisateur, écrivain… qui animait une émission enfantine à la radio algérienne à laquelle je participais souvent pour parler de l’Algérie. Et puis, il y avait le rire de l’écrivain et penseur Frantz Fanon. Le souvenir le plus fort que je conserve de cet homme immense, c’est sa belle silhouette qui se découpe avec deux amis dans l’embrasure de la porte de notre appartement et lui riant joyeusement à gorge déployée. J’aime conserver de lui ce souvenir joyeux. Ses deux amis étaient certainement mon oncle Omar, dont je venais de faire la connaissance, et mon cousin Boualem. Papa devait être aux frontières.
Tunis c’est aussi, aussi étonnant que cela puisse paraître, l’importance que tous et toutes portaient à nos études : mon oncle conduisait ma sœur Nacera à l’internat à Rades, il vérifiait mes devoirs. Mon père me faisait réciter mes déclinaisons latines, ma mère suivait attentivement notre scolarité se rendant régulièrement auprès de nos enseignants. C’est ainsi que nos établissements scolaires étaient choisis avec soin. Ma famille se privait et prélevait sur la solde de mon père et le petit salaire de ma sœur aînée, Nadia, documentaliste au journal El Moudjahid (avec le scientifique Pierre Chaulet et l’homme politique Réda Malek), afin de me permettre de suivre les cours de l’institution la plus prisée de la ville, Notre Dame de Sion, située Rue de Hollande. Mais aussi tous les militants et les militantes qui vivaient loin de leurs familles s’intéressaient à nos études !
Mais, au quotidien, Tunis ce fut celles qui furent aussi mes grandes sœurs : les jeunes femmes qui venaient de sortir des maquis, les maquisardes et, parmi elles, ma tante Nacera que nous aimons tous et toutes tendrement. Car cet oncle vagabond et dévoué à la lutte de libération avait une femme et même une petite qui restera, durant tout le reste de notre vie, notre petite sœur : Hassina. Je fis leur connaissance en 1958.
Boualem, notre cousin qui venait de quitter le maquis, assez perturbé par une errance solitaire de près d’un mois après un violent accrochage avec des troupes françaises, se reposait chez nous aussi. Il m’apprit la poésie française, l’Internationale et le Chant des Partisans, l’hymne de la Résistance française à l’occupation allemande. Rabah Zerari, le Commandant Azzedine, que nous appelions « Amou » (diminutif tendre d’oncle), compagnon d’armes de mon oncle, vécu aussi chez nous pour se remettre des souffrances du maquis. Il jouait au foot dans le couloir, cassant les ampoules, ce qui avait le don de rendre ma mère furieuse. Il avait alors une vertu d’enfance.
Tunis, disais-je, ce fut la rencontre et la vie de la fille de dix ans, onze ans, douze ans, treize ans avec les maquisardes. Je suis toujours émue lorsque j’évoque ces jeunes femmes qui avaient quitté leurs familles dans un contexte de contrainte sociale forte pour rejoindre « La Révolution ». L’une chantait souvent, nous l’appelions « Patachou », l’autre se prénommait Sabah, il y avait Malika, Baya, Fatiha, Kheira… Des prénoms. Elles venaient d’Oran, d’Alger, du Sud, du Nord, elles étaient « les filles ». La maison était toujours pleine de leur présence. Elles appelaient mes parents « papa » et « maman ». Nous étions heureux de partager leur affection avec elles. J’étais particulièrement impressionnée par la présence de l’une d’entre elles : Baya. J’avais, en effet, entendu dire qu’elle s’était révoltée contre le sort fait « aux filles ». En effet, les jeunes hommes sortis des maquis avait été placés à deux dans des studios alors que les « filles » avaient été, collectivement, placées dans une maison, une sorte de pensionnat doté d’une direction, dont Claudine Chaulet, ma mère et Mme Allouache. Baya avait refusé ce traitement et refusé de rejoindre cette maison affirmant qu’elle avait rejoint les maquis en toute conscience, comme une personne ayant les mêmes droits, dont celui de mourir, que ses compagnons. Et plus encore, elle publia dans un journal tunisien une annonce rédigée ainsi « maquisarde algérienne cherche emploi, logé, de femme de ménage. » Pour cette infirmière chevronnée, il s’agissait, délibérément, d’un acte de rébellion. Le tollé fut général dans « le milieu révolutionnaire », mais Baya ne rejoignit pas « la maison des filles ».
Je possédais, au grenier, une pièce magique : la bibliothèque. Je lisais constamment, tout ce qui me tombait sous la main, en mangeant des pommes
Et puis, il y avait leur vie affective, car certaines avaient noué une relation sentimentale et épousé des compagnons d’armes. Elles se confiaient à ma mère qui tenait des propos très fermes « sois vigilante, ce n’est pas “ton frère” contrairement à la formule consacrée dans ce milieu ». Elle les appelait à la prudence et le retour en Algérie, après la libération, devait lui donner raison.
Tahya El Djazaïr
Car nous sommes rentrés à Alger et que dire de l’ivresse des premiers jours de l’indépendance. Nous courrions à travers la ville, passant d’un véhicule à l’autre, hissant notre drapeau et criant, à nous époumoner, « Tahya el Djazaïr ». « Tahya el Djazaïr » « Que vive l’Algérie »… Ces termes se sont définitivement inscrits en nous. J’avais treize ans et, toute ma vie, je me battrais pour que « Vive l’Algérie ». L’indépendance ce fut aussi les retrouvailles avec toute la famille : nous nous comptions. Il manquait mon jeune cousin Sadek, mort au maquis l’année où il avait obtenu son baccalauréat.
L’indépendance ce fut un autre choc fondamental : mon oncle Omar avait été placé en prison, menacé de la peine de mort, et mon cousin Boualem assigné à résidence dans l’extrême sud du pays. Comment cela était-il possible ? Cet oncle que je n’avais connu qu’à neuf ans tant il avait dédié sa vie à l’indépendance, ce cousin qui m’avait appris à aimer la révolution, tous deux mis en prison par le nouveau pouvoir algérien ? Ils étaient les derniers dirigeants de la zone autonome d’Alger, affrontant avec leurs hommes la sinistre Organisation Armée Secrète (OAS), mais ils s’étaient aussi opposés aux nouveaux maîtres du pays.
L’indépendance ce fut Sabah sans domicile fixe, avec ses enfants, alors que son mari, Malek, était devenu préfet et avait épousé une « fille de bonne famille », c’est-à-dire qui n’avait pas affronté les troupes coloniales.
En 1963, mon cousin Mourad et Tonton Sadek, Sadek Dehiles, sont au maquis avec Hocine Aït Ahmed. Ma mère et mes tantes renouent avec l’angoisse : Mourad Oussedik est aussi le fils de leur sœur aînée décédée. Elles craignent pour sa vie. Il reviendra vivant de cette nouvelle épreuve, mais quittera définitivement Alger pour Paris et ne sera pas même enterré dans le cimetière familial d’Aïn El Hamam.
Ma mère ne sera plus jamais gaie, elle nous offrira jusqu’à la fin un regard triste et désabusé, fumant, d’un air détaché, une éternelle cigarette.
Ma sœur aînée finira par témoigner de sa tristesse et de nos peurs en étant terrassée jusqu’à son décès par une dépression nerveuse.
Mon cher frère Naceur, décédé à 58 ans, m’entretiendra longtemps, lors de nos marches dans les rues de Paris durant les années 90, de la peur qu’il avait toujours lu dans les yeux de notre père et qui nous accompagnait. Elle constituait une part de notre héritage, avec le respect profond qu’il nous inspirait ainsi que l’amour de Houria, l’Algérie.
Mon père me faisait réciter mes déclinaisons latines, ma mère suivait attentivement notre scolarité se rendant régulièrement auprès de nos enseignants. C’est ainsi que nos établissements scolaires étaient choisis avec soin
Je croisais parfois les visages rencontrés dans les casernes, aux portes des prisons. La femme de Benhamza, Zhor, que j’avais connue courant à travers la ville à la recherche de son mari en prison, était dans un hôpital psychiatrique, puis elle finit ses jours dans un centre pour vieilles personnes abandonnées. De retour de prison, son mari avait épousé une autre femme et s’était désintéressé d’elle et de ses enfants. Je me souviens d’elle dans les années 50 : elle avait un fils qui s’appelait Djamel. Mon frère s’appelant Naceur, elle s’amusait, à chaque fois que passait une patrouille de soldats français, à crier « Djamel Abd Nacer » afin de les provoquer.
Bref, ma famille, celle avec laquelle j’avais grandi rasait les murs. Je vis de nouveaux visages. C’était les nouveaux seigneurs. Cette famille, épuisée par ces années de guerre et qui sera habitée, comme chacun d’entre nous l’est encore, par la peur, une peur incontrôlée, née des violences inscrites dans le corps, on voudra lui adjoindre des inconnus, nouveaux venus, nouveaux visages de la Révolution. Il s’agissait à partir de cet étrange assemblage de construire une « famille révolutionnaire ».
Ce statut, pour ma part, je n’en veux pas, car la conception du temps et de ses enjeux, à distance du caractère théologico-politique du grand récit de la « libération », a contribué au désenchantement de ce récit…
Et en juin 1965, je me retrouvai dans la rue, avec mes camarades du mouvement des Jeunesses FLN, une jeunesse pacifique dénonçant le principe d’un coup d’État contre le président Ahmed Ben Bella qui trouvera, face à elle, à la Grande Poste, devant l’Université, des forces de répression algérienne.
Mon enfance était, à présent, loin derrière moi… J’avais seize ans.
Je suis toujours émue lorsque j’évoque ces jeunes femmes qui avaient quitté leurs familles dans un contexte de contrainte sociale forte pour rejoindre « La Révolution »
Durant le reste de mon existence, j’ai voulu ne me souvenir que de mon cousin Boualem m’apprenant l’Internationale, Carmela et le Chant des Partisans ; J’ai voulu me souvenir du camion de femmes porteuses de promesses pour toute les Algériennes, promesses encore inaccomplies. Je veux encore me souvenir de ma tante, telle une noyée, ses longs cheveux noirs sur les épaules et ses immenses yeux verts écarquillés, déclarant : « Ils sont tous mes enfants ». Je veux me souvenir des militants communistes français qui nous ont accueillis à Marseille et dans le Jura durant un périple-fuite, car ces hommes et ces femmes ont témoigné, pour moi, d’une autre France : celle dont nous parlait mon père lorsqu’il nous racontait son propre engagement, durant toute la durée du conflit, et au premier front, lors de la seconde guerre mondiale, en raison de son antifascisme. Je veux conserver ma reconnaissance au peuple tunisien. Je veux me souvenir de l’amitié des tchécoslovaques, habitants d’un pays aujourd’hui disparu. Je veux aussi rester celle que j’ai été durant cette guerre de libération, la petite sœur des maquisardes dont je portais les habits pour me rendre au lycée.
Voici le récit qui me porte.