Juifs d’Algérie (1830-1962) : Une histoire entre mémoire et liens intimes

Geneviève Dermenjian

Chercheuse associée à l’Unité mixte de recherches Telemme

Les études relatives aux juifs d’Algérie durant l’époque coloniale (1830-1962) sont, pour la plupart, assumées par des auteurs algériens et juifs dont la démarche est double : l’objet de leur recherche est à la fois ce qui est advenu globalement et ce qui leur est advenu à eux en particulier. Les souvenirs personnels interviennent donc dans la narration, se mêlant aux faits historiques, les idéalisant parfois, et rendant la position des chercheurs à la fois complexe et ambigüe. En général, les experts de ce domaine d’étude ne cachent pas leur émotion lorsqu’ils relatent leur vie passée en Algérie : ils soulignent la complexité de la vie des Juifs dans ce pays avant 1962, une vie marquée par les confrontations identitaires et historiques. Malgré la richesse et la diversité des études existant dans ce domaine, il reste encore beaucoup à faire. Le thème de la présence française en Algérie est, encore de nos jours, difficile à aborder. Il faut espérer que, peu à peu, les recherches dans ce sens se développeront en chassant les ressentis comme la frustration, la honte ou la rancune.


« Mon intervention devint partie intégrante du récit […]. Je n’étais plus seulement l’observatrice étrangère à l’épopée racontée, mais je me plaçais de fait sur l’un de ses versants. Je faisais de nouveau l’expérience ambigüe de la double position de l’outsider et de l’insider, celle de l’indigène qui se penche sur ses rites à distance. »

Joëlle Bahloul, La maison de mémoire

Lorsqu’ils débarquent en Algérie, en juin 1830, les Français se retrouvent face à un ensemble de populations dont les statuts, les caractéristiques sociales et religieuses sont diverses. Parmi ces populations, les Juifs sont soumis, comme les Chrétiens, au statut de dhimmis qui en font des êtres de second rang sur le plan social et politique. Ils sont aussi en butte de la part des Musulmans à un traditionnel « antijudaïsme » ‒ le mot est employé localement pour l’antijudaïsme traditionnel comme pour l’antisémitisme racial né à la fin du XIXe siècle. Un antijudaïsme importé d’Europe se développe également chez les Français et les Européens qui s’installent sur place et s’aggrave avec le temps, en particulier après l’adoption du décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui naturalise en masse les Juifs d’Algérie.

Pendant la période coloniale, les Juifs d’Algérie ont peu fait l’objet d’études savantes. Ils ont été observés par quelques coreligionnaires érudits principalement venus de France. Après la décolonisation de 1962, les études sont menées dans la presque totalité des cas par des Juifs eux-mêmes originaires d’Algérie et spécialistes des diverses sciences humaines : histoire, sociologie, anthropologie, ethnologie. Leurs différents regards croisés, associés à ceux des anglo-saxons qui traitent aussi de la question depuis une vingtaine d’années, contribuent à donner au passé des Juifs d’Algérie une profondeur et une étendue nouvelles.

À mi-chemin de la mémoire et de l’expérience vécue

Au fil des recherches, historiens, sociologues, anthropologues et ethnologues laissent percer le souvenir ému de la vie d’avant 1962, dans une Algérie largement idéalisée. Ils nous livrent leurs souvenirs ou entremêlent à l’occasion leurs études scientifiques de références personnelles, en tant que spécialistes présents dans la cité comme acteurs et témoins. Ils se situent ainsi dans une approche singulière du rapport passé-présent, une approche qui prend en compte la mémoire et le témoignage de tous, qui établit un rapport personnel entre eux et l’histoire racontée.

Colette Zytnicki (2011) remarque que peu d’historiens se sont intéressés à l’histoire des Juifs d’Algérie avant la décolonisation, alors que les Juifs de Tunisie et surtout du Maroc avaient donné lieu à une abondante littérature dès la période du protectorat. Un survol des ouvrages parus sur les Juifs d’Algérie pendant la période française le montre bien.

Les trois textes les plus anciens ont été écrits par des Grands rabbins venus de France. Le premier, Abraham Cahen (1835-1913), écrivit Les juifs dans l’Afrique septentrionale (1867) en s’appuyant sur la littérature rabbinique, puis il y eut Isaac Bloch (1848-1925) avec Inscriptions tumulaires des anciens cimetières israélites d’Alger en 1888 et, plusieurs décennies après, Maurice Eisenbeth (1883-1958), qui publia en 1936 Les juifs d’Afrique du Nord, démographie et onomastique. La même année parut l’ouvrage de Claude Martin Les Israélites Algériens de 1830 à 1902, un livre imprégné de l’antijudaïsme de son auteur. Citons ensuitecelui d’André Chouraqui (1917-2007), Histoire des Juifs en Afrique du Nord de 1953. Si l’on ajoute Les Juifs d’Algérie, du décret Crémieux à la Libération édité en 1950 de Michel Ansky, nous aurons là les ouvrages majeurs produits avant 1962. Ouvrages auxquels il faut ajouter un petit nombre d’articles parus dans les revues des sociétés savantes comme la Revue Africaine ou le Recueil des notices et mémoires de la Société archéologique de la province de Constantine qui publia les travaux d’Abraham Cahen.

Tout se passe comme si l’absence avait fait croître chez les intéressés originaires d’Algérie la curiosité et le besoin de recherche de racines de l’époque coloniale et même antécoloniale

Depuis l’époque de la décolonisation, les spécialistes, les ouvrages et les angles de vue des sujets d’étude se sont multipliés. Tout se passe comme si l’absence avait fait croître chez les intéressés originaires d’Algérie la curiosité et le besoin de recherche de racines de l’époque coloniale et même antécoloniale, le besoin de (re)connaissance de l’appartenance au monde oriental se faisant notamment plus fort. Parmi les spécialistes des sciences de l’homme et de la société, citons pour l’histoire, Richard Ayoun (1948-2008), Jean-Marc Chouraqui, Denis Cohen-Tannoudji, Pierre Hebey, Danièle Iancu-Agou, Jean Laloum, Benjamin Stora, Shmuel Trigano, auxquels il faut ajouter Valérie Assan, David Nadjari qui sont en début de carrière. Pour la sociologie et la socio-histoire citons Joëlle Allouche-Benayoun, et, pour l’anthropologie et l’ethnologie Joëlle Bahloul.

Une question de mémoire

Au fil des recherches actuelles, les spécialistes laissent souvent filtrer leur émotion pour le passé vécu dans une Algérie dont ils se sentent proches, du fait de leurs souvenirs personnels ou de leur filiation. Ce sentiment profond est souvent associé, à notre avis, avec l’émotion qui entoure les années d’enfance quand elles ont été heureuses et encore plus quand elles se sont achevées dans le drame et l’arrachement. Écrivant aujourd’hui dans un monde et au sein de spécialités où l’on pense aux bilans, certains auteurs font de leur vie histoire. Ils nous livrent leurs mémoires ou encore entremêlent leurs études scientifiques de références familiales et personnelles, se positionnant comme des spécialistes légitimement présents dans la cité en tant qu’acteurs et témoins. Ils se situent ainsi dans une approche singulière et élargie du rapport passé-présent, une approche qui fait histoire en prenant en compte la mémoire et le témoignage de tous.

Un lien intime avec le sujet

Du côté des sociologues et anthropologues, la reconnaissance de l’importance du milieu d’origine est en général reconnue dès le départ. Dans leur ouvrage de 1998 sur Les Juifs d’Algérie. Mémoires et identités plurielles, Joëlle Allouche-Benayoun et Doris Bensimon indiquentclairement que « l’origine ou les liens familiaux des deux auteurs ont sans doute facilité les premiers contacts » (p. 10), ce qui, disent-elles, entraîne, du fait de leur connaissance intime du sujet, leur accès immédiat à la compréhension implicite des récits donnés par les interviewés.

Le témoignage ici mis en exergue de l’anthropologue Joëlle Bahloul, extrait de son ouvrage sur la maison judéo-arabe de Sétif où sa famille vivait autrefois, la place elle aussi directement à l’intérieur de son sujet d’étude, à la fois comme une autochtone explorant son propre rituel à distance et comme une étrangère, par obligation professionnelle, aux faits qu’elle fait renaître devant elle. Elle se ressent fortement ainsi, comme les autres auteurs de la discipline Juifs ou Juives d’Algérie, comme étant constamment dans une position double et ambiguë.

La reconnaissance formelle du lien qui les relie à leur sujet d’étude varie chez les historiens, mais on remarquera que la plupart relient précisément leur mémoire à l’histoire, ce qui indique bien le lieu où ils se situent

La reconnaissance formelle du lien qui les relie à leur sujet d’étude varie chez les historiens, mais on remarquera que la plupart relient précisément leur mémoire à l’histoire, ce qui indique bien le lieu où ils se situent. Toutes et tous pratiquent en permanence cette prise de recul déjà signalée, exigée du chercheur devant son sujet d’étude, lequel doit faire avant tout de chacun d’eux un observateur extérieur recherchant la plus grande impartialité possible. Un grand nombre d’entre eux, notamment parmi les plus jeunes, qui abordent leur histoire fréquemment par le biais religieux (Valérie Assan, 2012), se tient dans cette position stricte d’observateur, et ne reviennent pas dans leurs introductions sur leur appartenance, aujourd’hui héritée, à la terre et à l’histoire de l’Algérie. D’autres, au contraire, souvent plus âgés et disposant de souvenirs personnels ou familiaux plus intenses et plus nombreux crient les liens qui les rattachent directement à cette histoire. Ainsi dans Alger 1898. La grande vague antijuive, Pierre Hebey rappelle que, pendant deux ans, son grand-père avait dû, avec son jeune frère, faire le coup de poing contre les jeunes antijuifs des années 1898 qui les provoquaient constamment et leur chantaient la Marseillaise antijuive (p. 10). En 1982, l’introduction de Richard Ayoun et Bernard Cohen à leur ouvrage Les Juifs d’Algérie, deux mille ans d’histoire, revenait elle aussi sur les liens des auteurs avec leur sujet : « Un livre qui soit un livre d’amour. Qui, écrivant sur sa propre histoire, n’a jamais rêvé si beau dessein ? » Et les deux auteurs entendent de dépasser la nostalgie ou la complaisance folklorique pour faire œuvre d’histoire et permettre aux Juifs d’Algérie de se réapproprier leur passé, un passé marqué de « paramètres qui leur échappaient entièrement, de choix qu’ils n’auraient pas maîtrisés, d’événements qu’ils n’auraient que subis » (p. 7-8).

Quant à Robert Attal, il laisse la parole à Roland Halimi dans la préface de son ouvrage sur les émeutes de Constantine du 5 août 1934, ce qui ouvre son livre par un flot de sang et d’angoisse. Enfant de onze ans, Halimi avait assisté, caché dans les combles de sa maison, à l’assassinat des huit membres de sa famille, événement tragique devenu pour lui cauchemar permanent : « En ce qui me concerne, le petit garçon de onze ans tourmente toujours le sexagénaire que je suis devenu » (p. 9). Robert Attal, âgé de huit ans au moment des faits avait également perdu son père pendant les massacres. Il dit en quelques mots pudiques et sobres et sans revenir sur le détail des faits qui le concernent qu’il avait voulu « plus que témoigner » et que son « analyse des événements ne [pouvait] empêcher la passion du plaidoyer et les références personnelles » (p. 11).

En ce qui concerne l’historien Benjamin Stora, retenons que ses travaux sont devenus au fil des ans de plus en plus mémoriels, mêlant expérience personnelle et regard d’historien. Il s’en explique en 2006 dans Les trois exils en disant qu’après de si longues études sur l’histoire de l’Algérie, il avait ressenti l’envie forte de faire une recherche sur sa population juive, en commençant par l’histoire de sa propre famille (p. 17-18). Avançant en 2008 sur ce chemin menant à l’ego histoire, il parle en historien de travail historique à double aspect, un travail qui parle à la fois de ce qui est arrivé et de ce qui lui est arrivé : « Des histoires doubles donc, qui montrent un historien “classique” et un historien engagé, dans le seul temps qui vaille, le présent. Non pas un historien du présent mais un historien au présent, par-dessus tout sensible, en son lieu actif, vivant, qui est la mémoire » (p. 12). Et ce mélange du personnel et du collectif se retrouve page après page dans son dernier ouvrage de mai 2015, Les clés retrouvées.

Un livre tient une place particulière dans cette histoire-mémoire, celui d’Henri Chemouilli, paru en 1976 sous le titre Une diaspora méconnue : Les Juifs d’Algérie. Ce livre, sensible au cœur, est un beau témoignage sur l’histoire et la vie des Juifs depuis l’aube de la colonisation jusqu’au départ définitif en direction de la France en ce qui concerne la presque totalité de ceux qui ont alors quitté leur patrie de deux mille ans.

Quelle vie en Algérie ?

Une vie complexe

Les auteurs mettent en relief la complexité de la vie des Juifs d’Algérie avant 1962, une vie partagée entre les identités religieuse et sociale, les aspirations, le passé, le consentement à la modernité, les racismes. Ils saluent le rôle positif de la France dans son traitement de la population juive d’Algérie et dans le processus d’assimilation qui conduisit au décret Crémieux de naturalisation en masse du 24 octobre 1870. Ils mettent en valeur le grand patriotisme des Juifs naturalisés, leur grand amour et leur vénération pour la France, sentiments qui en furent la conséquence durable, le patriotisme survivant même aux épreuves répétées infligées par l’antijudaïsme.

Les questions soulevées actuellement par la recherche en sciences humaines, telles que la transmission et la mémoire, sont au cœur des études actuelles. Ainsi, c’est la volonté forte de fixer une histoire à laquelle il est personnellement attaché, d’en repousser les limites connues et surtout d’en informer les jeunes générations qui conduisent Schmuel Trigano à proposer en 2003 un recueil de documents sur L’identité des Juifs d’Algérie. Car l’enjeu est à ses yeux de savoir comment, après 1962, faire connaître aux jeunes générations une expérience historique « extrêmement originale » et qu’elles n’ont pas connue.

Enfant de onze ans, Halimi avait assisté, caché dans les combles de sa maison, à l’assassinat des huit membres de sa famille, événement tragique devenu pour lui cauchemar permanent

Joëlle Allouche-Benayoun s’est intéressée de son côté (2003) à la scolarisation des filles. D’abord modeste, celle-ci prit son essor avec les lois scolaires de Jules Ferry de 1881 et fut pour ces jeunes filles l’occasion d’une entrée accélérée dans la modernité. Éduquées autrefois dans les familles en tant que futures ménagères par leurs mères, les filles trouvent à l’école française qu’elles vénèrent dignité, conscience et estime de soi. Comme les garçons, elles acquièrent à l’école les idéaux républicains et un grand patriotisme. En conséquence, la culture française progresse au fil des ans au détriment de la culture traditionnelle, les enfants introduisant dans leurs familles de nouvelles valeurs et devenant les « intermédiaires enthousiastes de la civilisation française » auprès de parents à l’origine bien éloignés de cette culture.

Cette acculturation d’une société entière prit en particulier au fil des ans les formes diverses de l’évolution des mœurs, de la francisation de la langue, de la cuisine, du costume, du nom, le vote des femmes marquant comme un sommet de leur émancipation.

Dans La maison de mémoire, Bahloul fait avec ses interviewés une étude de mémoire qui nous conduit au plus intime de la vie des personnes et des familles avant 1962. Son introduction est centrée sur les causes et les modalités de la visite ethnographique qu’elle fit à l’ancienne maison familiale de Sétif. Une visite qui la plaçait dans une position inconfortable vis-à-vis de la discipline scientifique dans laquelle elle était inscrite. Car cette fois, dit-elle, ce n’était pas des étrangers mais « vraiment les “miens” dont j’allais ethnographier la culture » (p. 10), rejoignant ainsi d’une certaine façon, les impressions d’Allouche-Benayoun et de Stora sur l’ambiguïté de la position du chercheur.

Son travail prend les formes d’une étude de l’histoire quotidienne vécue en Algérie, d’une écriture des traditions orales. Cette maison, peuplée par des personnes aux ressources financières très minces, parfois même défaillantes, se distribue selon le plan traditionnel en appartements sur deux étages autour de la cour intérieure avec des échanges chaleureux et des services rendus entre familles, et avec des différentiations subtiles entre hommes et femmes, Juifs et Arabes, propriétaires et locataires. Le tout doublé selon l’origine ethnique par de nombreuses différences dans des domaines tels que le vêtement, le sport, l’éducation, les pratiques médicales, le statut des femmes. Et les Juives interrogées le reconnaissent : « l’indigène était mieux avec le Juif qu’avec le chrétien, et d’ailleurs on vivait mieux avec eux », « on entrait chez eux » (p. 152). Donc, telle quelle, avec ses bons et ses plus mauvais côtés, la maison reste un espace de paix et de cohabitation apaisé par les femmes, la rue beaucoup moins, étant territoire des hommes et des rapports parfois violents.

En 2003, Jean Laloum publie un document original sur le patrimoine photographique des familles juives qui fait ressortir l’émotion née de la mémoire du passé et de l’arrachement de l’exode de 1962. L’observation des tenues vestimentaires et leur évolution dans le temps, les prénoms anciens et modernes témoignent du processus d’acculturation des Juifs, progressif mais rapide quoique inégal selon les familles et les individus.

L’« antijudaïsme » perturbe l’Algérie à plusieurs reprises dans les années 1870-1902 environ, dans les années 1930 et sous le régime de Vichy. C’est un antijudaïsme foncier, résistant aux années, qui perdure entre les crises au moins sous la forme de rapports interpersonnels inégaux. C’est avant tout un antisémitisme multiforme aux aspects culturels, raciaux, politiques et institutionnels. Les différents auteurs (Ayoun et Cohen, Hebey, Stora…) le montrent nourri aux sources européennes et musulmanes dans le contexte particulier de la société coloniale. Ils soulignent que les Juifs d’Algérie ont répondu aux attaques par un patriotisme sans faiblesse, par des associations de défense telles que le Comité algérien d’études sociales (CAES) d’Élie Gozlan devenu le Comité Juif algérien d’études sociales (CJAES) avec Henri Aboulker et Léon Mayer ainsi que par une intégration plus forte à la République (instruction renforcée, inscription dans la vie institutionnelle, dans les élections…).

Ceci pour dire que l’histoire de l’Algérie pendant la période française est paradoxale, mêlant dans le quotidien des jours diverses formes de violences et de racismes en situation coloniale, le tout associé à des formes d’une extrême convivialité, notamment entre Juifs et Musulmans. C’est un grand paradoxe que l’historien peine parfois à restituer dans sa réalité concrète et mouvante.

Carte postale du Quartier Juif d’Oran (Geneviève Dermenjian)

Depuis quelques temps, certains auteurs français considèrent que la francisation n’a pas eu que des aspects positifs, Stora parlant même à cette occasion dans Les trois exils, d’un exil intérieur séparant en 1870 les Juifs de leur identité indigène. De même, ces auteurs reconnaissent les liens étroits qui les unissaient aux Musulmans tout en soulignant le mépris de ces derniers pour ceux qui ne pratiquaient pas leur religion et en particulier pour les Juifs, davantage stigmatisés par exemple, que les Chrétiens. Enfin, en ce qui concerne la place et le rôle des Juifs en Algérie avant 1830, les historiens français développent relativement peu les liens, qu’ils signalent pourtant tous, des Juifs avec le pouvoir, leur rôle capital comme médiateurs dans l’économie et la politique extérieure.

Les développements actuels

Aujourd’hui, les études concernant les Juifs d’Algérie sont toujours marquées par le fait que la plupart des auteurs sont eux-mêmes Juifs et originaires d’Algérie. Peu d’ouvrages ont été écrits en dehors de ce cercle, les « absences » les plus manifestes provenant des pieds-noirs qui font aussi leur propre histoire et des auteurs algériens eux-mêmes, qui publient rarement sur cette question et quand ils le font, c’est, à quelques exceptions près, en Europe ou aux États-Unis. Citons à cet égard, Abdelmadjid Merdaci, historien algérien et professeur à l’université de Constantine, qui a beaucoup travaillé sur les Juifs d’Algérie et la musique arabo-andalouse. Récemment, il a publié dans Histoire des relations entre juifs et musulmans, ouvrage dirigé par Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, une communication sur le célèbre musicien juif constantinois de maalouf, qu’on appelait Cheikh Raymond et qui était adulé des Juifs et Musulmans confondus.

Avec ses bons et ses plus mauvais côtés, la maison reste un espace de paix et de cohabitation apaisé par les femmes, la rue beaucoup moins, étant territoire des hommes et des rapports parfois violents

Récemment, des chercheurs en général nord-américains, se sont intéressés à l’entrée des Juifs d’Algérie dans la modernité ainsi qu’à ses modalités. Citons sans exhaustivité les travaux de Joshua Cole, Michael Laskier, Ethan Katz, Sophie Beth Roberts, Maud Mendel, David Prochaska, Joshua Shreier, Michael Shurkin, Sarah Sussman et Steven Uran. Ces auteurs ont acquis une grande importance dans la discipline en raison de l’angle nouveau ‒ mais parfois un peu lointain ‒ sous lequel ils étudient la question des Juifs d’Algérie. Leurs travaux sont en lien avec les thèmes développés par l’historiographie américaine et se concentrent en particulier sur le rôle de médiateurs des Juifs en Méditerranée et sur les questions d’identité, que soulèvent aussi les auteurs français. De même, ils travaillent, comme David Prochaska à propos des Juifs de Bône, sur la complexité de leur situation, étant partiellement séparés des Musulmans mais non totalement accueillis par les Français. Enfin, ces historiens exposent les oppositions d’une certaine proportion de Juifs à la francisation, ces oppositions étant parfois considérées comme transitoires et individuelles par les auteurs français.

Les Juifs d’Algérie pouvaient s’opposer à la France sur plusieurs points : certains refusaient déjà tout simplement dans les premières décennies la présence étrangère du colonisateur. Juifs et rabbins indigènes étaient en particulier hostiles aux grands rabbins venus de France qui voulaient aligner à marche forcée les Juifs d’Algérie sur le judaïsme de métropole alors que les traditions culturelles juives étaient en contradiction avec certaines mesures proposées par la métropole. Ainsi en était-il du partage égal de l’héritage entre filles et garçons, de la monogamie (bien que la polygamie ait été très rare), du divorce et même de la naturalisation avec perte du statut personnel qui pouvait passer à leurs yeux pour une apostasie. Valérie Assan signale que les rabbins d’Algérie, eux-mêmes très opposés à la modernité importée de France, ont continué à marier « clandestinement », à la maison ou à la synagogue, des Juifs dont l’union n’était pas toujours déclarée à l’état civil, ce qui permettait éventuellement de divorcer ultérieurement. Enfin, rappelons qu’il n’y eut que 142 Juifs à avoir obtenu sur leur demande la naturalisation offerte par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865. Ceci non seulement à cause de la lenteur de la procédure, souvent invoquée par les historiens, mais aussi à cause du petit nombre de demandes.

C’est en raison de toutes ces réticences de la population, fortes encore dans les années 1860, ce qui est bien mis en évidence par la recherche française depuis de nombreuses années, que les notables juifs de toute l’Algérie, civils et religieux confondus, ont opté, au fil des échanges avec l’administration française dans les années précédant la promulgation du décret Crémieux, pour la naturalisation en masse sans possibilité de refus, une naturalisation qui obligeait les Juifs à franchir le pas, un pas qu’ils n’auraient pas franchi d’eux-mêmes.

Aujourd’hui, les études concernant les Juifs d’Algérie sont toujours marquées par le fait que la plupart des auteurs sont euxmêmes Juifs et originaires d’Algérie

L’histoire des Juifs d’Algérie, comme celle des Européens d’Algérie qu’on appelle pieds-noirs depuis la période du retour en France ‒ et qui font eux-mêmes aussi leur propre histoire ‒ reste encore pour beaucoup à faire, les chercheurs travaillant ces questions étant peu nombreux et intéressés par d’autres sujets. Pourquoi ? Les choses sont-elles restées trop sensibles à ces Européens et à ces Juifs d’Algérie viscéralement attachés à leur histoire, qu’elle soit religieuse sociale ou politique, et à ses diverses interprétations ? Certains sujets restent tabous, qu’un historien comme Jean Jacques Jordi traite cependant.

En plus de cette première interrogation, on peut aussi revenir sur le regard que l’ensemble des Français pose encore aujourd’hui sur la présence française en Algérie pendant la période coloniale, ce qui doit encore freiner d’une certaine façon la recherche. Faut-il rattacher le peu de productions historiques concernant ces sujets sensibles à une frustration de peuple vaincu ? À un désir de tourner honteusement la page sans soulever les problèmes de fond nés du système colonial depuis ses origines ? Au désintérêt à l’égard des minorités et donc de tout ce qui ne concerne pas le cœur de la société et de la politique en France ? Peut-être y a-t-il un peu de tout cela. Les travaux mis en chantier depuis quelques décennies et ceux qui s’annoncent devraient permettre d’y voir plus clair.