Le cinéma, altérité plurielle

Tahar Chikhaoui

Théoricien du cinéma, Université de Tunis

L’altérité me semble être au cœur même de l’art du cinéma. Elle est inscrite dans le film même, elle est manifeste dans la salle et elle travaille le discours sur le cinéma. C’est cependant un leurre que de croire qu’elle est automatique. Tout film n’est pas le lieu d’une dynamique plurielle, et tout lieu de projection n’est pas forcément un espace de convivialité comme tout discours critique n’est pas ouvert. Cela dépend, comme dans tout mode d’expression, de ce qu’on en fait. Mais le cinéma porte, dans sa matière, dans son dispositif et dans son histoire, une forme d’altérité, comme un pouvoir intrinsèque mais virtuel. La valeur d’un film me semble se mesurer fondamentalement au degré d’expression de cette altérité.

  On ne soulignera jamais assez l’hétérogénéité sémiotique du film. La multiplicité des codes propres à l’image filmique est impressionnante comparée à la matière signifiante des arts qui l’ont précédé. Que le son n’ait pris sa place que plus de quarante ans après la naissance du cinématographe alors que les premiers essais de sonorisation ont commencé dès les origines, cela traduit sans doute les appréhensions d’un art face à ses extraordinaires possibilités expressives. Le cinéma, disait-on, est un mélange de théâtre, de roman, de musique, de peinture. On peut croire qu’il en est la somme, il est en réalité tout cela et encore autre chose. Une composition sur laquelle la sémiologie a justement buté et dont la cohérence a pu être exemplaire.  C’est la conscience de cette « autre chose » qui a sans doute fait que mon intérêt théorique pour le cinéma ait coïncidé avec ma sortie des systèmes, le marxisme, la psychanalyse et le structuralisme. Il n’est pas impossible de lire l’histoire du cinéma comme le développement de cette pluralité des codes. Dès les années dix aux années quarante, le développement des techniques du montage, l’avènement du parlant, l’introduction de la couleur ont largement conditionné l’évolution du septième art ; à partir de la deuxième moitié des années quarante, c’est également un surcroît d’hétérogénéité qui a fait avancer le cinéma, mais sur le plan esthétique cette fois. Tout le cinéma moderne est fondé sur la prise en compte de cette hétérogénéité dans la représentation elle-même, sur l’inscription dans le plan de ce que Bazin appelait « l’ambiguïté immanente au réel ». Le tout à partir du principe de la complexité de l’humain, redécouverte à la faveur du désastre de la guerre. Le symbole de cette modernité me semble être incontestablement Roberto Rossellini. Qu’il ait filmé à Stromboli, en Inde, en Egypte et en Tunisie, ne relève pas du tourisme cinématographique… Dans chaque personnage des films de Rossellini, il y a un autre, non un double ni un antagoniste mais un autre, comme un futur alter, un être à venir qui est là mais pas tout à fait, toujours en construction.

Ceci nous conduit tout naturellement à la salle, lieu de projection, donc de spectateurs. C’est d’abord la destination d’un trajet. Cette traversée de l’espace fût-il court n’est pas sans signification ; plus qu’une sortie, il s’agit d’un voyage. Comparé au chemin qu’on ne fait pas pour regarder la télévision, celui qu’on parcourt quand « on va » au cinéma (rappelons que le mot signifie tout à la fois le film et le lieu de sa projection) apparaît aujourd’hui comme une aventure. On sort de chez soi pour aller vers un lieu non pas totalement inconnu, mais où la part d’inconnu n’est jamais connu d’avance. Il y a certes, toujours, un rituel rassurant mais on n’est jamais tout à fait certain des gens qu’on va rencontrer, à côté de qui, devant qui, derrière qui on va s’asseoir et en compagnie de qui on va entreprendre « le voyage » imaginaire du film. Parce que la salle n’est le terme du voyage que dans un sens, elle est le lieu de transport vers un ailleurs partagé. Mais ce n’est pas fini. La rencontre de ce semblable qui est un autre est le prélude à une autre rencontre, celle d’un autre autre qui me ressemble, cet être d’ombre et de lumière, objet obligé de mon identification. On y reviendra. Lorsque les lumières s’éteignent, la présence des autres s’estompe. Ma situation change, je redeviens seul, d’une solitude paradoxale, puisque toujours parmi la foule, mais une foule oubliée. L’oubli de l’autre qui est toujours là est l’expression de ma condition d’homme solidaire et toujours solitaire, un entre deux où se joue ma liberté. Mais cet oubli est aussi la condition de la projection, de ma projection sur cet autre être de cinéma. Il est, héros ou anti-héros, mon reflet, agrandi, moi-même mais pas tout à fait. Je le suis sans l’être, le lieu de déploiement de moi qui suis un autre. De ce point de vue, le cinéma est une expérience fondamentale de l’altérité. Une expérience d’autant plus profonde que le personnage est complexe. Et le voyage continue, ainsi, dans l’imaginaire à la faveur d’un trajet tracé dans le film, plus ou moins ouvert selon la perspective offerte par le cinéaste.

C’est ce double voyage, cette solitude/solidarité, ce je qui est un autre qui expliquent sans doute que le film est suivi comme naturellement d’un débat. Le cinéma est le seul art qui a engendré, comme une suite logique, le rituel de la discussion après la projection. Troisième terme d’une dialectique de l’altérité, le débat est la préparation du retour au réel, le rituel obligé de la réintégration de ces solitudes dans la foule. Un moment de partage, de confrontations dont l’issue ne  peut être qu’ouverte. L’émotion au cinéma ne se suffit pas à elle-même ; elle appelle comme une nécessité une parole qui pourtant ne l’épuisera jamais. C’est pourquoi cette parole ne peut être que plurielle. Naturellement, comme le film peut être fermé, situé à son niveau d’expressivité le plus bas, le discours sur le film peut être monolithique. Dans ce cas, il serait inutile, forcément hors sujet ou de l’ordre du contresens. Quand il est le fait d’une seule personne (comme dans le cas de la critique), le commentaire  gagnerait à être complexe, riche, sous peine d’être ridicule. Sous sa forme conviviale ou analytique, le discours sur le cinéma met la langue naturelle à l’épreuve de la polysémie. La langue naturelle met en œuvre des images mentales, régies par des règles lexicales sémantiques et syntaxiques définies, reconnaissables et souvent précises ; l’image filmique secrète les lois de sa propre signification, chaque film a sa grammaire. Le cinéma est stylistique pure. Les mots auront beau emprisonner son sens, celui-ci débordera toujours condamnant le discours critique à une humilité fondamentale et à une infinie ouverture.

L’altérité parcourt ainsi le cinéma en amont et en aval, du film jusqu’à son commentaire. Pour se laisser traverser de part en part par cette altérité, il n’a pas besoin de parler une langue et d’exprimer une culture différentes de celles de son spectateur. Mais quand tel est le cas, tout est à multiplier par deux.

C’est de ce genre de films que j’ai été nourri, enfant, en Tunisie, films français, américains, italiens, doublés en français, et c’est ce genre de films que je n’arrête pas de commenter, des films français, américains, italiens, chinois, japonais, sous-titrés en français, de les commenter en français ou en arabe aux Tunisiens, de films africains ou arabes commentés en français ou en italien aux Italiens, des films tunisiens montrés aux Tunisiens ou aux étrangers commentés dans ma langue ou dans une autre, etc… et les voyages de plus en plus fréquents que j’effectue pour accompagner ces films ne sont qu’une expression, mais pas la plus importante, des véritables pérégrinations que je suis appelé à faire en tant que spectateur dans le monde imaginaire du cinéma.