De la Méditerranée, des hommes et des livres

Claudine Rulleau

Journaliste et écrivaine

Mille et une actions et manifestations dans trente-sept pays : théâtre, musique, danse, cinéma, rencontres, colloques, jalonnent 2008, déclarée Année européenne du Dialogue interculturel par le Parlement européen et aussi, on l’oublie un peu, Année internationale des Langues, décidée par l’Assemblée générale des Nations Unies en mai 2007.

Parallèle ou croisement singulier ? Le dialogue interculturel peut-il se passer de la connaissance de la langue de l’Autre ? En 1845, l’écrivain Théophile Gautier dans la relation de son Voyage pittoresque en Algérie, écrivait :  ”Le Français, et surtout le Parisien, ne peut jamais s’imaginer qu’on ne comprenne pas sa langue ; il donne avec cet idiome un ordre quelconque à un indigène qui, naturellement, prend un air rêveur et stupide, cherchant dans sa tête ce que le Rumi lui commande, et fait quelque chose au hasard pour lui prouver sa bonne volonté. Le Français élève alors le ton et répète sa phrase d’une voix de tonnerre, croyant se faire mieux entendre en criant comme un sourd. L’Arabe, ahuri, s’arrête, et roule de grands yeux blancs, pleins d’interrogation. L’Européen, furieux, fait de son discours une traduction libre avec le pied ou la main. Nous autres Français, nous n’avons pas le don des langues. Il y a force gens établis en Afrique depuis la conquête, qui ne savent pas encore un mot d’arabe et qui n’en apprendront jamais davantage. […] Que d’erreurs, que de fautes, que de trahisons, on eut évitées avec la connaissance de la langue ! Beaucoup de cruautés, de part et d’autre, n’auraient pas été commises si l’on avait pu s’entendre.” L’observation reste, hélas, un siècle et demi plus tard, toujours d’actualité.

Aussi faut-il joindre tous ses efforts à la réussite de l’entreprise, même si elle est assez peu relayée par ce qu’il est convenu d’appeler les grands médias et si elle comporte une part d’ambiguïté dans son appellation. L’interculturel est souvent confondu avec l’interreligieux, problématique déjà évoquée dans le précédent numéro de Quaderns de la Mediterrània, et comme le laissent entendre les titres de plusieurs contributions de ce numéro. La problématique n’est pas éclaircie – de nombreux colloques et travaux s’y emploient – tant il est difficile de trancher : ignorer l’apport du religieux dans la culture réduirait cette dernière à une peau de chagrin ; mais faire du religieux le seul inspirateur de la culture et le seul moteur du dialogue interculturel ne vaudrait pas mieux : ce serait ignorer tout ce qui dans la culture ne relève pas de la foi ou de la croyance stricto sensu.

Les objectifs du dialogue sont on ne peut plus nobles et enthousiasmants : combattre le racisme et la xénophobie, redécouvrir les racines et le patrimoine commun, développer le sentiment d’une communauté de destin. Toutes les bonnes volontés sont invitées à se manifester, à impulser, à créer, à échanger : la Commission européenne, bien sûr, et les ministères de la Culture, mais aussi le réseau des pouvoirs locaux et régionaux, les associations et les fondations, telle la Fondation Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures, son réseau d’organisations non-gouvernementales, et la Bibliothèque d’Alexandrie, qui l’abrite, l’Institut Européen de la Méditerranée à Barcelone, la Fondation Laboratorio Mediterraneo à Naples et son Euromed Café qui veut promouvoir la compréhension mutuelle à travers l’image et la musique et organise un concours annuel de courts-métrages sur le thème de ”l’Autre Regard », et les universités, les lycées, les écoles…

Ce mois de mai représente un moment fort de l’année : la nuit du 22 est celle du Dialogue euro-méditerranéen où théâtre, musique, danse, mime (ces trois dernières activités étant les plus faciles à appréhender), gastronomie et bien manger également, sont conviés au rendez-vous. Dans la foulée, l’IEMed organise dans la capitale catalane, le 23, une rencontre d’écrivains et d ‘intellectuels en faveur du dialogue euro-méditerranéen, dont les contributions sont reprises dans ce numéro. Durant cette même fin de semaine, se déroule dans l’extrême sud de l’Italie, à Bari, la Biennale des jeunes créateurs et artistes de la Méditerranée : quelque mille participants débattent, créent et échangent pendant trois jours sur les thèmes qui leur sont chers ou les préoccupent, dont celui de la mobilité des artistes. Le FEMEC, Forum euro-méditerranéen des cultures, y participe et tient son Assemblée générale.

Toutes ces manifestations doivent trouver leur point d’orgue dans la réunion à Athènes, à la fin du mois, des ministres euro-méditerranéens de la Culture. Mais certains font déjà remarquer qu’avec le nombre croissant des membres de l’Union Européenne, la diversité culturelle européenne s’accroît alors que celle des États riverains de la Méditerranée restera peu ou prou stable. Le Letton peut-il comprendre le Marocain, le Portugais le Turc, le Grec l’Allemand ? Oui, peut-on répondre, la proximité n’étant nullement gage d’entente, mais bien parfois de mésentente, l’histoire et l’actualité ne manquent pas d’exemples ! Dommage en tout cas, regrettent de nombreux responsables d’associations, que ministres de l’Éducation ou de l’Enseignement ne puissent pas se joindre à leurs homologues de la Culture. 

Il faudra à la fin de l’année dresser le bilan de ce remue-ménage interculturel en espérant qu’il aura fait au moins reculer les stéréotypes et les idées reçues. Mais les difficultés resteront considérables si l’effort devait retomber comme un soufflé quand 2008 sera terminé. André Azoulay, conseiller du roi du Maroc, Mohamed VI, expert en relations internationales, partisan d’un rapprochement israélo-arabe, est depuis le 5 mars 2008 président de la Fondation Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures. Il a rejeté avec vigueur le samedi 29 mars, sur les ondes de Radio France Internationale, la ”thèse scélérate” du ”choc des civilisations”, jugée par lui comme une ”pure imposture” envers laquelle la communauté internationale s’est montrée, trouve-t-il, bien passive. Il entend impulser au contraire au maximum «le dialogue des civilisations». 

Mais là encore faut-il savoir dans quelle langue on s’exprime. En ce domaine, la bataille, pour être plus feutrée, n‘en fait pas moins rage. On parle de «langues dominantes » et de « langues dominées », on évoque une «novlangue» appauvrie et appauvrissante créée par le libéralisme économique à tout va, qui substitue le « rapport de force » au « rapport de sens ». Encore faut-il non seulement parler la même langue mais aussi le même langage : le sujet pourrait faire l’objet d’un autre rubrique. 

En tout cas, s’il est des lieux où l’on estime que le dialogue interculturel peut s’engager à plein, c’est bien celui des Salons du Livre. N’est-ce pas l’endroit idéal pour la rencontre des écrivains, des lecteurs, des éditeurs, de tous ceux que la pensée, la connaissance, la littérature nationale ou étrangère passionnent ? N’est-ce pas là où l’ouverture à l’Autre devrait pouvoir se faire le plus aisément possible ? Est-ce le politique qui vient brouiller les cartes ou la culture qui ne sait pas s’imposer au politique ? Invitée à la Foire internationale du Livre de Francfort, du 10 au 14 octobre 2007, la « culture catalane » a semé la zizanie en Espagne ; invité d’honneur du  vingt-huitième Salon du Livre de Paris, du 14 au 19 mars 2008, Israël a semé la zizanie en France, et entraîné le boycottage de la manifestation par plusieurs pays et auteurs arabes,  palestiniens et israéliens ; également invité d’honneur du vingt-et-unième Salon du Livre de Turin qui se tient du 8 au 12 mai, Israël a déclenché les mêmes polémiques, malgré les exhortations du chef de l’État italien, Giorgio Napolitano, voulant souligner  « le message de paix et de tolérance » qui est « le devoir de la culture et de la littérature ». On peut multiplier les exemples des grincements que fait entendre la discorde israélo-palestinienne. Ils dureront aussi longtemps que durera le conflit.

La Méditerranée révèle pourtant de ça de là d’heureuses trouvailles et surprises : le quatorzième « Maghreb des Livres » organisé chaque année par l’association Coup de Soleil s’est déroulé joyeusement  les 23 et 24 février à Paris et le délicieux ouvrage de Julie Sibony, Méditerranée, un an de route et d’échanges montre que de même que la marche se prouve en marchant, le dialogue interculturel se prouve en roulant et en dialoguant. Partie en août 2004 avec une amie sur les routes de la Méditerranée, les deux jeunes femmes ont mis un an à en faire le tour dans une petite camionnette verte (sans tomber une seule fois en panne). Et tout au long du chemin, elles ont troqué des objets au gré de leurs rencontres, les faisant passer de mains en mains et de pays en pays. « Nous proposions aux gens de nous donner quelque chose qui, pour eux, représentait la Méditerranée, que ce soit par son histoire, son usage, sa provenance, sa texture ou son pouvoir suggestif, sans que jamais n’entre en compte aucune valeur marchande. Parties de Paris avec un plant d’olivier, nous l’avons échangé à Gibraltar contre un premier objet, à son tour échangé plus loin contre un deuxième, et ainsi de suite jusqu’à former au bout d’un an une chaîne de 85 trocs : 85 rencontres et autant de regards sur la Méditerranée ». Outre ce livre illustré, elles ont rapporté un film, des photos, des souvenirs et des amitiés en chaîne. Ce bel exemple d’échange et de dialogue interculturel donne envie de lancer : « Tous en camionnette verte sur les routes de la Méditerranée ! »

Notes

[1] Genève/Paris, Librairie Droz, 1973.

[2] «Rumi ou roumi» (romain) est le nom par lequel les musulmans désignent un chrétien, un Européen

[3] Titre d’un ouvrage publié sous la direction de Laurence Villard et Nicolas Badar par les universités de Rouen et du Havre (2008).

[4] D.-R. Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Paris, Denoël, 2007.

[5] Paris, Transboréal, 2007 et http://www.terre-mediterranee.net.