Un bilan critique du « dialogue des cultures » : un foisonnement d’action, mais pas encore une stratégie ?

Lucio Guerrato

Ex-directeur exécutif de la Fondation euroméditerranéenne Anna Lindh
pour le dialogue entre les cultures

Le Dialogue des cultures est de toute évidence un thème « à la mode »[1]. Il n’y a pas de manifestation publique où la nécessité du « dialogue » ne soit pas évoquée, ni de discours politique qui n’en rappelle la nécessité. Constamment, dans différents points de la planète, les autorités les plus éminentes évoquent et glorifient au cours de séminaires, débats et colloques, ou à l’occasion d’expositions et de  spectacles, les aspects les plus subtils des composantes interculturelles dans l’art, l’histoire ou la philosophie de l’Orient et l’Occident. 

C’est surtout le dialogue des religions qui semble intéresser en premier chef: au cours des deux dernières années, j’ai répertorié presque un colloque par mois sur ce thème. Je ne cite que les plus importants:  en 2006, au mois de mars s’est tenu à Bruxelles le « Deuxième Congrès de Rabbis et Imams pour la paix » ; en juin, la Présidence autrichienne en liaison avec l’Appeal of Conscience Foundation a organisé le colloque « Islam in a Pluralistic World » ; en juillet, à l’occasion du G8 à Moscou, s’est tenu un Conseil  Interreligieux; en septembre, le congrès « The World Religion after September 11 » s’est déroulé à Montréal en même temps que le « Deuxième Congrès du World and Traditional Religions » à Astana (Kazakhstan); en novembre, nous avons travaillé à Beyrouth, sous la présidence d’Aram I, chef de l’église arménienne, pour « Un nouveau engagement : construire la compréhension réciproque et la paix ». 

En  2007, en avril, a eu lieu un semainière organisé par l’International Prayer for Peace à Georgetown; en juillet, le G8 a organisé son colloque annuel sur le dialogue interreligieux ;  en juin, c’est le Cambridge Interfaith Programme a réuni dans cette ville un considérable groupe d’experts pour une conférence ; en août, c’était au tour de Kyoto (World Council of Religion for Peace) et de Toulouse ; en octobre, à Assise, la Comunità di Sant Egidio a organisé sa vingtième réunion interreligieuse en présence du Pape, qui a également inauguré à Naples, quelque jours après, « Foi et Cultures en Dialogue ». L’année s’est terminée en décembre par « Religion pour la Paix » à Alexandrie, en Egypte.

J’ai évoqué cette liste un peu rébarbative pour justifier une question qui pourrait sembler inutilement provocatrice, tellement un consensus généralisé s’est figé sur les bienfaits des actions jusqu’ici menées : Est-ce que cette mobilisation d’activités diverses, tous ces discours savants, ces nobles déclarations de personnalités éminentes appartenant aux différents groupes culturels, ont servi la cause ? A-t-on obtenu des résultats ? Je ne suis pas le seul à poser cette question. Je lisais tout récemment une interview de l’ancien ministre norvégien des affaires étrangères, Jan Petersen, qui semble être un participant assidu à toutes sortes de colloques sur le dialogue interculturel, lequel soulignait, avec une franchise toute nordique, sa frustration au constat systématique du « caractère vague, académique » des discussions et surtout face à l’absence « d’un impact quelconque sur l’agenda politique ».

« L’harmonieuse cacophonie » du dialogue des cultures 

L’Alliance des Civilisations  a organisé à Madrid il y a quelques mois une réunion impressionnante par le nombre et qualité des participants. Tous les représentants des organismes actifs dans le domaine du dialogue des cultures, connus et moins connus, internationaux, gouvernementaux et non gouvernementaux étaient présents, entre autres le Secrétaire Général des Nations Unies. Le Premier Ministre espagnol José Luis Rodríguez Zapatero faisait les honneurs de la maison.

L’impression que j’ai tiré après avoir écouté un nombre considérable de discours et de réactions diverses, a été celle d’une harmonieuse cacophonie. Harmonieuse parce que tout ce monde poursuit clairement le même but, fort louable au demeurant, par la mise en oeuvre d’activités, à peu de différence près, presque  identiques; cacophonie parce que chaque acteur  opère dans l’ignorance presque totale de ce que les autres acteurs sont en train de faire. 

Il faut admettre que le concept de dialogue des cultures est très élastique pour certains: il y a des organismes qui font rentrer dans cette catégorie toutes sortes d’actions, celles au caractère proprement culturel, comme celles visant la promotion de la condition de la  femme, de l’éducation, des droits de l’homme, etc. Je reviendrai sur cette question.

Pour conclure sur la réunion de Madrid, je dirais que la vision qui en ressort, s’il m’est permis ici d’utiliser, paradoxalement, une terminologie militaire pour décrire ces activités dont la finalité est pacifique, est qu’on a engagé une sorte de guérilla en faveur du dialogue entre les cultures, mais pas encore une véritable guerre: ce qu’on voit sur le terrain est un grand nombre d’agents, qu’ils soient petits ou grands, opérant individuellement, par à coup, choisissant le terrain et les cibles qu’ils estiment les plus propices à leurs actions. 

Cette multiplicité d’activités, imperméables les unes par rapport aux autres, rend difficile, voire impossible, toute évolution des instruments utilisés, faute de toute communication et d’évaluations sur l’impact des actions entreprises ; le tout reste figé dans ses positions d’origine, cristallisant des instruments opérationnels qui, à mon avis, semblent avoir déjà atteint leurs limites. 

En conclusion, le dialogue des cultures n’a pas encore pris la forme d’une véritable guerre organisée contre l’intolérance et pour la compréhension entre les peuples et les individus. Il manque une vision stratégique d’ensemble.  

Le Premier Ministre Rodríguez Zapatero a fait une déclaration importante lors de la séance d’ouverture de la réunion de Madrid : le gouvernement espagnol tiendra compte dans sa politique des indications qui lui viendront de l’Alliance des Civilisations. Mais pour que cette remarquable prise de position puisse se concrétiser, il faudrait qu’on sorte des généralités et que l’on pense en termes opérationnels, que l’on dégage une véritable stratégie d’action qu’actuellement n’existe pas.

Bien évidemment –on pourrait me faire remarquer–, il s’agit-là d’un jugement personnel. Comment démontrer dans le concret que tout ce qui a été jusqu’aujourd’hui entrepris dans le domaine du dialogue n’a eu qu’un faible impact? Pour répondre, posons-nous la question clef: Est-ce que le monde est aujourd’hui plus tolérant et plus ouvert vis-à-vis de l’autre qu’il  l’était hier ?

Une enquête aux résultats préoccupants

L’institut Gallup a publié à l’occasion du dernier Forum Économique Mondial de Davos les résultats d’une enquête sur l’état du dialogue dans 21 pays occidentaux et musulmans[2], dont je vais ici résumer les principales conclusions. 

Tout d’abord, un constat positif : tout le monde ressent la nécessité du dialogue interculturel. En effet, à la question de savoir s’il faut améliorer la qualité de l’interaction entre les deux mondes, la grande majorité de la population des 21 pays a répondu positivement et presque tout le monde s’accorde sur l’importance d’améliorer la qualité des relations entre musulmans et occidentaux -les opinions en ce sens dépassent le niveau de 60% en 13 pays. 

Mais lorsqu’on déplace l’analyse sur l’efficacité des actions jusqu’ici menées, le tableau devient immédiatement négatif : dans tous les pays, sans exception, on affirme que les relations entre musulmans et occidentaux ont empiré par rapport au passé.  Sur ce point, les taux d’opinion négative dans chaque pays sont largement majoritaires : entre 40% et 75%, tandis que  seulement 10-15% en moyenne de la population estime que la situation s’est améliorée. Enfin, dans 20 pays sur 21 la population sondée estime que l’autre partie ne fait pas grande chose pour faire évoluer positivement la situation. D’autres résultats de l’enquête, qu’il serait trop long d’évoquer ici, confirment ce tableau pessimiste.

Devons-nous alors en déduire que tout ce qui a été fait jusqu’ici n’a que très peu servi la cause ? Il ne faut pas exagérer dans ce sens et ne surtout pas en sous-évaluer l’impact.  

Un message politique -dans ce cas, le principe du dialogue- pour qu’il soit effectivement compris et intériorisé par le groupe auquel il est destiné, doit être fortement réitéré et soutenu par une publicité massive. La multiplication de séminaires, expositions, publications, conférences, informations, etc., ayant comme thème le dialogue des cultures permet en tout cas d’exercer une pression sur les décideurs politiques, et la résonance de tels évènements peut  élargir  « la connaissance de l’autre », répandre le message de la tolérance auprès du plus grand public.

Mais sans nier l’utilité de certaines actions, et pour revenir à la question de fond posée à la fin du paragraphe précédent -Est-ce qu’aujourd’hui le monde est plus tolérant qu’il ne l’était hier ?-, force est de constater que, d’après les résultats de l’enquête, il semble que les actions jusqu’ici menées en faveur du dialogue des cultures, aussi méritoires qu’elles puissent être, et malgré l’effet démonstratif indéniable, n’ont pas encore eu un grand impact sur l’opinion publique de base en Orient comme en Occident. Au contraire.

Sur la base de ce constat assez pessimiste, je voudrais ouvrir quelques pistes de réflexion afin de tracer une première ébauche d’une vision plus stratégique du  dialogue des cultures, nécessaire afin de dépasser le stade actuel d’émiettement des actions, qui s’est révélé si peu efficace. Pour vision stratégique j’entends une identification des priorités et des cibles spécifiques à atteindre en fonction des moyens à disposition et des difficultés objectives.

J’ai l’impression, en regardant la situation actuelle du dialogue des cultures, de me retrouver à la fin des années 60, quand je commençais à m’occuper professionnellement de la coopération au développement. Alors, dans ce secteur comme aujourd’hui pour le dialogue, on faisait de tout parce que tout était considéré comme valable. Très peu de temps après la pratique nous a enseigné que, compte tenu des moyens a disposition, une approche par priorités devient nécessaire.

Je ne veux ici, comme je l’ai dit plus haut, qu’« ouvrir quelques pistes de réflexion » : je n’ai pas la prétention de donner la solution au problème, et je suis bien conscient du fait que les réponses que j’apporte à beaucoup de questions que j’évoque peuvent être incomplètes. Mais il s’agit là d’un exercice qu’il vaut la peine de tenter.    

Pour commencer, clarifions un concept : Quelles actions servent réellement le  dialogue des cultures ?

J’ai évoqué plus haut le fait que sous la catégorie « dialogue des cultures », toutes sortes d’actions à caractère assez divers sont mises en œuvre par les différents organismes. Ceci va du colloque à l’exposition, en passant par l’éducation et la promotion des droits de l’homme et de l’égalité des sexes. Tout cela se trouve dans la longue liste d’actions, plus qu’exhaustive, faite par le Groupe de réflexion de l’Alliance des Civilisations dans son rapport du 13 novembre 2006. 

J’ai bien souligné le fait que tout en étant justifié, il en découle une dispersion des moyens, avec une absence de perception de l’objectif véritable de la promotion du dialogue des cultures, ce qui soulève d’autres questions assez délicates. Certaines des actions mises en oeuvre, méritoires en soi, obéissent à des principes et à des dynamiques propres, ce qui peut amener à des effets contradictoires : la promotion de tel ou tel autre principe, entrepris par des agents extérieurs dans une société traditionnelle, peut créer dans cette société des attitudes de refus total à l’égard  de l’ensemble de la culture d’où ces principes proviennent. Je sais que cet exemple fera grincer les dents, mais il est indéniable que le principe de l’égalité des sexes crée des incompréhensions et pose des barrières entre la société occidentale et de larges groupes populaires de religion islamique. 

Donc, si l’on veut fixer un premier cadre d’action, la question à se poser n’est pas tellement ce qu’est le dialogue des cultures, et les définitions ne manquent certainement pas à ce sujet, mais plutôt de nous rappeler ce qu’il vise spécifiquement et si l’action qu’on souhaite mettre en œuvre est plus ou moins compatible avec ce but. 

Pour répondre, partons d’une observation assez logique qu’on aurait pu faire à la lecture des résultats de l’enquête Gallup évoquée ci-dessus. Les résultats sont négatifs, étant donné que les événements d’ordre politique, militaire ou économique ont pesé lourdement sur les attitudes des individus, notamment les crises en Palestine, en Irak ou en Afghanistan. Sur un autre registre, en Europe, les récentes frictions avec des communautés d’immigrés dans différents pays ont également influencé le jugement populaire. 

Face à ces faits lourds de répercussions,  les quelques activités en faveur du dialogue ne pèseraient pas beaucoup.  

Dans tous les pays, sans exception, on affirme que les relations entre musulmans et occidentaux ont empiré par rapport au passé

Mais justement, la question n’est pas là : personne ne pourrait penser sérieusement que le dialogue des cultures puisse résoudre ces problèmes de fond.  Les ambitions du dialogue sont différentes mais également fondamentales: installer un meilleur climat de compréhension entre individus et groupes nationaux afin d’éviter que des conflits locaux, même graves, mais ayant essentiellement  un caractère politique ou économique ne deviennent des « guerres civilisationnelles », des « conflits identitaires »  tendant à acquérir une vie et une dynamique propre aux effets beaucoup plus  dévastateurs. 

Dans cette perspective, le dialogue des cultures n’est pas un exercice aux finalités génériques, mais plutôt un instrument de politique dans le sens le plus positif du terme, c’est-à-dire un instrument qui se rapporte aux relations entre États et qui vise à empêcher toute dérive idéologique susceptible de rendre impossible une solution politique à des frictions et à des conflits. 

Toute action n’est donc pas utile à ces fins, chacune d’elles devant être évaluée dans le court et moyen terme en fonction des circonstances du moment.

Le cible : l’identité culturelle et ses mutations

Parmi les ambiguïtés du terme « dialogue des cultures », il y a cet aspect anthropomorphique. Bien évidemment les cultures ne dialoguent pas entre elles, ce sont les hommes qui décident de dialoguer avec d’autres hommes appartenant à d’autres cultures. À la rigueur, on pourrait dire que les structures fondamentales d’une culture sont plus ou moins perméables à des éléments provenant d’autres cultures. En réalité, ce sont les individus et les groupes sociaux qui décident de dialoguer ou de ne pas dialoguer, adaptant leur attitude à l’identité culturelle qu’ils se sont donnés.

L’identité culturelle est un élément social incontournable : c’est elle qui permet à l’individu de s’identifier à l’intérieur d’un groupe dont il se sent solidaire. Mais en même temps que l’individu se reconnaît comme membre d’un groupe, il perçoit son altérité à l’égard des autres membres d’autres groupes.

Comme les sociologues l’ont bien relevé, au moment où l’identité culturelle crée un lien social à l’intérieur d’un groupe, par la force des choses, elle marque les différences par rapport à d’autres groupes culturels, vis-à-vis desquels elle peut développer une gamme complète d’attitudes allant de l’empathie à l’indifférence, de l’hostilité à la haine. Dans un autre registre, mais allant dans le même sens, Carl Schmitt disait que les nations pour exister doivent avoir des ennemis.

Mais il ne faut pas se faire des illusions sur le caractère positif des choix qui seront entrepris par les individus et les groupes. Dans une culture, il y a le meilleur comme le pire. Comme l’écrivait Thomas Mann[3] : « La culture n’est assurément pas l’opposé de la barbarie. Au contraire, et bien souvent, elle n’est qu’une sauvagerie d’un grand style… elle peut inclure la magie, les sacrifices humains, l’inquisition, les autodafés, et toute espèce de cruautés ». 

C’est donc parmi les différents éléments d’une culture, positifs comme négatifs, que les groupes sociaux font le choix de se donner une identité culturelle propre, mais ce qui est important de souligner est que l’identité culturelle n’est pas figée, elle est construite et en mutation au fil du temps. Par conséquent, ses rapports avec les autres peuvent aussi varier dans le temps et en fonction des circonstances. 

Comme dans le roman de Stevenson le docteur Jekyll, un honnête savant, se transforme en l’affreux criminel Mr. Hyde, grâce à une potion chimique qui lui fait ressortir ce qu’il y a de pire en lui et qu’il avait ignoré ; ainsi, une société traditionnellement ouverte peut devenir par des causes assez diverses, assez rapidement xénophobe (certains pays réputés pour leur tolérance en on fait l’expérience) grâce à un « cocktail » composée de trois éléments qui interagissent entre eux :  

  • un événement ou plusieurs événements  de la même nature échelonnés dans le temps
  • l’amplification qu’en est faite par les médias
  • mais surtout, l’interprétation idéologique qui en est donnée par les leaders d’opinion qu’ils soient des hommes politiques, des personnalités religieuses ou tout simplement des personnages influents. 

L’événement, en effet, est d’abord interprété par le filtre idéologique qui ensuite dicte le comportement conséquent, et de tout temps les leaders naturels reconnus par la communauté ont indiqué comment réagir face à une situation. 

L’évènement déclencheur au Nord comme au Sud peut être un fait précis, ponctuel, ou la perception d’une situation que l’on considère comme injuste ou préjudiciable à soi et à son groupe. Phénomène typique, dans ce dernier cas, ce que les anthropologues appellent « l’échange  inégal ».

La promotion de tel ou tel autre principe, entrepris par des agents extérieurs dans une société traditionnelle, peut créer dans cette société des attitudes de refus total à l’égard de l’ensemble de la culture d’où ces principes proviennent

La culture occidentale se présente en effet au Sud sous une forme écrasante à cause de son caractère dominant dans tous les secteurs, et non seulement dans le domaine technologique et politique, mais aussi, ce qui est plus blessant pour celui qui en reçoit le message, dans le domaine de l’ordre moral : elle met quotidiennement sous accusation les autres cultures à cause de leur manque de respect aux droits de l’homme, de l’inégalité homme-femme, de leur pratique de la justice… 

Il est inévitable que de tels messages indirects suscitent en ceux qui les reçoivent des sentiments d’aliénation et de refus : étant donné qu’on existe d’abord dans le regard des autres, on ne se sent pas reconnus comme égaux. Cette supériorité affichée est donc  inévitablement  interprétée comme un manque de considération vis-à-vis d’une  culture, et de son  identité. D’oùle refuge dans la tradition, le renfermement dans le groupe identitaire, le refus de l’écoute des autres. Pour utiliser une terminologie weberienne, c’est la recherche de la Gemeinschaft, la communauté des parents, du voisinage, d’un micromonde tenu ensemble par des croyances et valeurs bien connus.

Cette pulsion peut conduire aux tentations extrêmes de la fermeture, à la tentation de  retour à la pureté des identités ethnoculturelles originaires et à des formes diverses  d’intolérance à l’égard des autres. 

Mais comme on le disait auparavant, l’identité culturelle n’est pas figée, à l’intérieur d’un groupe identitaire existent des âmes différentes, une culture n’est pas un bloc unique mais toujours pluraliste. Il est vrai que la solidarité sociale et affective donne une apparence monolithique à un groupe social, mais en réalité des différentes tendances agissent en son sein.  

Voilà donc le terrain d’action du dialogue : identifier les différentes facettes d’une société, et agir d’une façon ciblée avec les instruments appropriés. L’action indifférenciée, aussi généreuse soit-elle, risque d’être inefficace, voire même dans certains cas contre-productive. Mais qui doit agir ? Et par quels moyens ?

Un changement de perspective en matière opérationnelle

Sur la première question, la réponse me paraît évidente. Les idées peuvent venir d’horizons culturels différents, mais les agents intermédiaires par qui ces idées passent, doivent nécessairement appartenir à la communauté. Nous avons vu auparavant que ce sont les leaders d’opinion d’un groupe qui déterminent l’attitude du groupe vis-à-vis des autres groupes. 

Ce concept me semble largement confirmé par l’histoire: la modernité, par exemple, a rarement pu être imposée de l’extérieur ; elle est transmise par la classe politique  nationale qui s’est faite l’intermédiaire active des idées venues de l’extérieur. L’échange culturel est comme l’échange économique : il faut que celui à qui est destiné un produit (des principes dans ce cas) ait  les moyens de l’acquérir  (capacité de compréhension et d’assimilation, par exemple, ou le simple accès à l’information). S’il n’a pas à sa disposition ces instruments, ce qui est le cas de la majorité de la population, la seule possibilité de se les procurer est à travers des mécanismes de  redistribution : c’est l’élite qui a accès au produit culturel qui fait œuvre de médiation à l’égard des autres classes moins favorisées. La faillite souvent partielle dans de telles entreprises n’est pas la faute des principes, mais de l’incapacité des élites à les transférer dans leur monde politique, économique et culturel. L’histoire récente de l’Iran en est l’exemple : le projet initial du Shah d’en faire un état technocratique, mal géré, a conduit au résultat inverse de la création d’un état théocratique.

Ces considérations n’ont rien de nouveau, mais je crains fort que la conclusion logique  qu’on pourrait en tirer est qu’une politique en faveur du dialogue ne peut être efficacement menée que si elle est mise en oeuvre par les nationaux mêmes. Ceci apparaît un peu en contradiction avec ce qui a été en grande partie jusqu’ici fait en matière de dialogue des cultures, où l’on a privilégié l’intervention ponctuelle et extérieure. 

Le dialogue des cultures vise à empêcher toute dérive idéologique susceptible de rendre impossible une solution politique à des frictions et à des conflits

La deuxième conséquence  logique  de cette perspective peut probablement apparaître encore moins conforme à la pratique : toute politique de dialogue culturelle devrait être faite en accord, lorsque cela se révèle possible, avec les gouvernements. 

Et pourtant, si on y regarde de près, cette orientation a ses propres raisons. Le gouvernement est un leader d’opinion, et surtout c’est un leader d’opinion identifiable et avec qui on peut traiter. Au Nord comme au Sud beaucoup d’actions, si non les plus importantes dans le domaine du dialogue, relèvent des gouvernements. À titre d’exemple : au Nord, des mesures sur l’insertion des immigrants dans la société, la mise en œuvre de mesures en faveur d’une prise en considération des exigences de leurs communautés, la lutte contre la xénophobie, appartiennent toutes à la sphère gouvernementale. Au sud, des interventions essentielles sur les programmes éducatifs ne peuvent être faites que par les gouvernements qui ont aussi, tous, la maîtrise de la télévision à travers laquelle il est possible de communiquer des messages positifs en matière de relations avec l’autre.

On pourrait citer d’autres exemples dans le domaine, mais ce qu’il est intéressant de souligner dans ce contexte est qu’une discussion sérieuse devrait tôt ou tard être entamée en matière de politique du dialogue au niveau intergouvernemental.  Les différentes parties du Nord et du Sud devraient prendre la décision de négocier  les mesures qu’il convient de maintenir, et développer une volonté de coexistence dans la communauté euroméditerranéenne. Et ceci pas au nom de valeurs abstraites d’ordre culturel. Tous les gouvernements ont en commun un intérêt politique bien précis : que des attitudes vis-à-vis des autres qui, aujourd’hui, sont déjà assez négatives, communes au Nord comme au Sud, ne dégénèrent  pas en une guerre idéologique qui déstabiliserait les régimes en place et provoquerait des fissures dans la coopération euroméditerranéenne qu’il serait après difficile de  colmater. Les mesures en faveur du dialogue devraient être négociées entre parties comme l’on négocie un traité commercial : dans un intérêt commun bien précis. Bien évidemment, cela n’exclut pas les initiatives individuelles que jusqu’ici ont constitué l’essentiel des opérations dans ce domaine, mais elles ressortiraient renforcées, devenant complémentaires  d’une action gouvernementale forte.  

En conclusion, si l’on veut réellement créer une vraie communauté euroméditerranéenne soudée par une commune conviction de la nécessité de la coexistence dans la diversité, il faudra rechercher et s’appuyer, beaucoup plus que sur le passé, sur les relais nationaux gouvernementaux et non gouvernementaux.

En effet, toute vraie évolution doit nécessairement venir de l’intérieur : c’est aussi inscrit dans le Coran : « Dieu ne modifie en rien un peuple avant que celui-ci ne change ce qui est en lui » (Coran 13/11).

Notes

[1] À la veille de mon départ de la Fondation Anna Lindh, j’ai voulu résumer ici quelques remarques sur la politique du dialogue des cultures telle que je l’ai vue exécuter par l’ensemble des acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux. Par conséquent, les opinions, jugements et propositions exprimées dans cet article sont tout à fait personnelles et ne reflètent pas la politique de la Fondation.

[2] Bengladesh, Arabie Saoudite, Pays-Bas, Canada, Singapour, Iran, Israël, Belgique, Indonésie, USA, Territoires Palestiniens, Égypte, Malaisie, Suède, Italie, Danemark, Turquie, Espagne, Pakistan, Brésil, Russie. Je remarque l’absence du Maghreb, ce qui est regrettable, mais ayant vécu au cours des onze dernières années dans la région, je peux constater que mes observations, empiriques, certes, sur l’évolution de la situation dans ces pays, coïncident avec les résultats d’ensemble de l’enquête.

[3] Article publié en 1914 dans Neue Rundschau.