Violences faites aux femmes : une prise de conscience récente. Quelles réponses législatives et sociétales apporter aux femmes ? Quelles initiatives de la société civile ?

Esther Fouchier

Présidente du Forum Femmes Méditerranée et Secrétaire générale de la Fondation
des femmes de l’Euroméditerranée

En 2006, la violence exercée contre les femmes a pris une nouvelle signification grâce au mouvement Me Too, qui a fait des violences sexuelles une véritable question sociale et qui a eu un grand impact à l’échelle internationale. Quelques années auparavant, en 1993, l’ONU a lancé la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, qui a constitué un précédent dans la lutte légale contre ces violences et qui a servi d’inspiration à de nombreux pays lors de l’adoption de cadres juridiques et bien définis pour les combattre. La Convention d’Istanbul, signée par de nombreux pays en 2020, s’est heurtée dernièrement à une nette opposition, voire à une volonté de revenir sur les engagements pris, qui est le fruit des régimes conservateurs et totalitaires de pays comme la Bulgarie, la Slovaquie, la Pologne, la Hongrie ou la Turquie. Dans les pays du Maghreb, bien que des efforts aient été faits pour établir des cadres légitimes qui freinent les violences exercées contre les femmes, il reste encore beaucoup à faire pour que les lois soient respectées de manière efficace, car de nombreuses femmes continuent de subir ces violences exercées par des membres de leur famille et des étrangers. En ce sens, la mobilisation de la société civile est essentielle et doit impliquer un travail de prévention, de sensibilisation et de pression sur la police et sur les juges.  


À l’échelle internationale comme en Méditerranée, les femmes subissent les violences liées aux conflits, à la montée de la pauvreté, aux trafics d’êtres humains. À partir de l’âge de quinze ans, une femme sur trois subit des violences physiques et/ou sexuelles ; une femme sur cinq est traquée ou menacée ; une femme sur deux est confrontée à une ou plusieurs formes sévères de harcèlement sexuel ; presque toutes les femmes ont subi des harcèlements sexistes. En 2006, Tarana Burke, une travailleuse sociale originaire de Harlem, lance la formule Me Too en soutien aux victimes d’agressions sexuelles dans les quartiers défavorisés. Son mouvement prend une ampleur internationale, notamment sur les réseaux sociaux, à la suite de l’affaire Harvey Weinstein, producteur de cinéma américain accusé d’agression sexuelle par près de 80 femmes. Deux ans après, l’actrice Adèle Haenel relance #MeToo en accusant le réalisateur de son premier film, Christophe Ruggia, d’« attouchements » et de « harcèlement sexuel », lorsqu’elle était âgée de 12 à 15 ans. #MeToo a fait des violences sexuelles une vraie question de société, a eu un impact sur la dénonciation de toutes les formes de violences envers les femmes (sexuelles, conjugales, physiques et morales) et a renforcé la solidarité. Il a donné de la visibilité aux violences sexuelles.

En 2006, Tarana Burke, une travailleuse sociale originaire de Harlem, lance la formule Me Too en soutien aux victimes d’agressions sexuelles dans les quartiers défavorisés

Si la mobilisation de la société face au sexisme et aux violences qui en découlent a augmenté, le sexisme continue de faire des victimes et les femmes épargnées sont extrêmement minoritaires.

Ces violences constituent l’une des violations des droits de l’homme les plus répandues dans le monde et la manifestation la plus aiguë de l’inégalité homme-femme. Et pourtant, durant près de 2 000 ans, elles n’ont pas été considérées comme un problème de société, mais comme une affaire relevant de l’espace privé.

Dès 1993, suite aux mobilisations des femmes dans le monde, l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies adopte la Déclaration sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes. Elle la définit comme tous les « actes de violence dirigés contre le sexe féminin, et causant ou pouvant causer aux femmes un préjudice ou des souffrances physiques, sexuelles ou psychologiques, y compris la menace de tels actes, la contrainte ou la privation arbitraire de liberté, que ce soit dans la vie publique ou dans la vie privée ». Ces violences peuvent prendre des formes très diverses : violences domestiques, harcèlement ou agression sexuelle, cyber-harcèlement ; mariage précoce et forcé ; mutilation génitale féminine ; trafic d’êtres humains. Mais cette prise de position courageuse met beaucoup de temps à être prise en compte par les institutions et par la société civile. Le Conseil de l’Europe s’est également saisi de ce fléau et a proposé à ses États membres de signer la Convention sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique, adoptée par le Comité des ministres le 7 avril 2011 à Istanbul. Ouverte à la signature le 11 mai 2011, elle est entrée en vigueur le 1er août 2014, avec la ratification des dix premiers États. En octobre 2020, tous les États membres du Conseil de l’Europe, tout comme l’Union européenne, ont signé cette convention à l’exception de l’Azerbaïdjan et de la Fédération de Russie, et 34 États membres du Conseil de l’Europe l’ont ratifiée. Remarquons que cette convention contraignante, pionnière sur le plan international, est à vocation universelle.

Le processus de ratification de la Convention d’Istanbul se poursuit. Par contre, il est suspendu et rencontre une forte opposition sur sa mise en oeuvre ou même une volonté de retrait dans de plus en plus de pays, dont la Bulgarie, la Slovaquie, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie et la Turquie. On constate que dans ces pays, ce sont des régimes conservateurs qui sont au pouvoir, alliés aux forces religieuses les plus traditionnelles faisant des amalgames entre la réalité juridique des dispositions de la Convention d’Istanbul et leurs volontés d’un frein à l’émancipation des femmes, à l’égalité entre les femmes et les hommes, au libre choix de l’orientation sexuelle de leurs citoyens. Ces États membres créent dans la société civile un climat de défiance et de rejet de cette convention, pourtant impérative pour prévenir et combattre les violences à l’encontre des femmes et les violences domestiques. Certains États bloquent le processus de ratification de l’Union européenne à la Convention d’Istanbul.

Pourtant, la Convention d’Istanbul met l’accent sur une approche globale comportant les différents volets que sont la prévention, la protection, les poursuites et des politiques intégrées, pour garantir l’élimination de la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Elle demande aux États d’apporter une réponse globale pour lutter contre toutes ces violences. Des différences importantes existent dans la réponse législative apportée par les États européens. En Europe, c’est l’Espagne qui prend l’initiative de voter en 2004 une loi-cadre qui prend en compte tous les aspects des difficultés subies par les femmes, 107 des 3 500 tribunaux du pays se consacrant exclusivement aux violences conjugales. Cette loi a fait reculer les féminicides de plus de 24 %. Et la loi-cadre évolue sans cesse : en 2015, l’Espagne a ainsi transcrit dans son droit la Convention d’Istanbul, premier traité international contraignant pour lutter contre la violence à l’égard des femmes. En 2017, un « pacte d’État » la renforce, garantissant un fonds d’un milliard d’euros sur cinq ans – une somme que revendiquent en vain dans leur pays les associations féministes. S’agissant des ordonnances de protection pour éloigner les agresseurs de leur victime, plus de 25 000 ont été délivrées en 2020 en Espagne, contre 3 000 en France. En décembre de la même année, l’Hexagone s’est inspiré de l’Espagne pour mettre en place la surveillance électronique : quelques centaines de bracelets anti-rapprochement étaient distribués en 2021, contre cent fois plus de l’autre côté des Pyrénées.

Dans les pays maghrébins, des lois de protection ont été votées au cours des cinq dernières années, mais elles n’apportent pas de réponses globales aux victimes. En Tunisie, le Parlement a adopté en 2017 la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, qui a été très applaudie car il s’agit d’une loi unique en son genre dans le monde arabe, et qui figure parmi les dix-neuf lois seulement dans le monde qui traitent de la violence sexiste exercée contre les femmes. Des mesures très importantes sont prévues, comme notamment l’obligation de l’État (article 6) de prendre toutes les mesures nécessaires pour lutter contre les actes et les attitudes discriminatoires contre la femme, l’offre aux victimes d’une assistance juridique, sociale, médicale et psychologique, la création d’espaces autonomes dans les tribunaux réservés aux délits et crimes violents. La loi définit les mesures à prendre au profit des femmes victimes de violence : assistance en cas de préjudices physiques, psychologiques, moraux et sexuels, hébergement de la victime de violence et de ses enfants. Mais sur le terrain, les femmes continuent à rencontrer de grandes difficultés pour obtenir que justice leur soit rendue et que leur sécurité personnelle soit assurée.

Au Maroc, les chiffres dévoilés mercredi 25 novembre 2021 par le Réseau lddf-Injad contre la violence basée sur le genre et la Fédération des ligues des droits des femmes sont alarmants. Les activistes féministes regrettent « l’inefficacité » de la loi 103-13 dans la lutte contre la violence à l’égard des femmes. Le texte légal est là, mais il n’arrive toujours pas à changer le triste vécu des femmes violentées. Des milliers de femmes subissent au quotidien différentes formes de violences perpétrées par des proches, mais également par des étrangers. Ainsi, le rapport couvrant la période entre janvier 2019 et juin 2021 recense 41 435 cas déclarés, dont 19 550 cas de violence psychique, 10 505 cas de violence économique et sociale, 6 354 cas de violence physique, 2 814 cas de violence sexuelle et 2 202 cas de violence législative. Au-delà de la violence physique et de ses répercussions sur le bien-être et la sécurité des femmes, le rapport met l’accent sur la violence économique, un autre moyen de les soumettre et de leur mettre la pression : « En effet, 10 505 d’entre elles en souffrent. Privées de sources financières, ces femmes peinent à se nourrir et à nourrir leurs enfants. Elles n’ont pas accès à l’éducation, à l’école et aux services de santé. Parfois, elles sont privées de leurs propres salaires, de leurs acquis suite au divorce, de leurs héritages ou de leurs droits aux terres collectives », décrit la présidente de la fédération – une forme de violence qui les expose à la pauvreté et à la vulnérabilité.

En Tunisie, le Parlement a adopté en 2017 la loi relative à l’élimination de la violence à l’égard des femmes, qui a été très applaudie car il s’agit d’une loi unique en son genre dans le monde arabe

La mobilisation de la société civile est essentielle pour faire reculer les violences : prévention, sensibilisation, pression sur la police et les juges. De nombreuses initiatives ont vu le jour, comme la campagne de vingt comédiennes algériennes contre les violences faites aux femmes, qui invite les hommes à respecter celles à qui ils doivent la vie plutôt que d’apprendre aux femmes à tout supporter pour être qualifiées de filles bien.1

Face à ces coups, insultes et harcèlements, la résistance des femmes est puissante. Soutenue par le Lobby européen des femmes et la Fondation des femmes de l’Euroméditerranée, les femmes exigent que les États mettent en oeuvre toutes les mesures protectrices énoncées dans les conventions internationales. Elles font pression sur les pays qui bafouent les droits des femmes. Elles créent des activités génératrices de revenus et des microentreprises pour donner aux femmes abusées une autonomisation économique.

La mobilisation de la société civile est essentielle pour faire reculer les violences : prévention, sensibilisation, pression sur la police et les juges

Dans le même sens, la Fondation des femmes de l’Euroméditerranée suggère quelques recommandations qui ne sont pas nouvelles, mais qui sont essentielles pour faire enfin reculer les violences dans l’espace euroméditerranéen :

• Mettre en place des actions de sensibilisation et de lutte contre les préjugés sexistes, les stéréotypes et les discours toxiques, y compris sur les réseaux sociaux où les abus se multiplient ;

• Former les gendarmes, les policiers, les travailleurs sociaux, les avocats et les juges pour que les plaintes soient correctement enregistrées et prises en compte, et que les agresseurs soient condamnés et pas relaxés ;

• Initier des numéros de téléphone gratuits, fonctionnant 24 heures sur 24 et gérés par des responsables du monde associatif, distribuer des téléphones « appel urgent » et des bracelets électroniques ;

• Créer des places d’accueil en nombre suffisant pour héberger les femmes en danger ;

• Soutenir financièrement les associations de défense des droits des femmes pour qu’elles puissent mieux répondre aux demandes et aux besoins des femmes en danger. Nous savons que ces mesures permettront de faire reculer le décalage entre les intentions affichées par les gouvernements et la réalité vécue par les femmes sur le terrain.