Libye, un an après

Gianluca Solera

Coordinateur des réseaux, Fondation euro-méditerranéenne Anna Lindh pour le dialogue entre les cultures

La vie en Libye, depuis la fin de la révolution et la mort du colonel Mouammar Kadhafi, n’est, certes, pas facile, mais pleine d’énergie, pleine d’espoir. Personne ne croyait que les Libyens seraient en mesure de renverser le régime dictatorial qui les a asservis des décennies durant, et pourtant, il est clair que le pays semble renaître, plein d’orgueil, qu’il est en quête d’une transition pacifique capable de lui ouvrir la voie vers un système politique démocratique. Pour ce faire, la Libye a besoin de s’ouvrir, d’entamer des relations avec l’extérieur, notamment avec les pays qui sont prêts à l’aider. C’est là la seule façon de surmonter ses longues années d’isolement ainsi que les faiblesses héritées du régime de Kadhafi. Une simple promenade dans les rues des villes de Libye nous permet de constater combien les Libyens croient en l’avenir et en la construction d’un pays plus libre et égalitaire. 

Lorsqu’il pleut en Libye, le sol glisse, y compris sous de lourdes chaussures en caoutchouc. Surtout sur les escaliers et les sols. Ce que je me suis dit c’est qu’il y a eu beaucoup d’argent qui a circulé et le marbre luisant avait conquis le pays ; il suffit toutefois d’un hiver plus humide, maintenant que le quasi-éternel Raïs n’est plus, pour risquer de tomber à chaque pas que l’on pousse. Hier soir il a même neigé dans certains quartiers de Tripoli, et les campagnes sont verdoyantes : le bon Dieu voudrait-il faire un deuxième cadeau à ces gens après tant de peine?

Abdel Hafīzh Mohammad Sīdūn est avocat et vit dans la campagne de Misurata. Pendant la Révolution il était tenu à l’œil car on avait retrouvé une photo de lui sur internet souriant aux côtés d’ Hillary Clinton à Washington à la clôture d’une session de formation sur la démocratie et les droits de l’Homme, «Leaders for Democracy Fellowship». Un jour, on passa chez lui, on confisqua l’ordinateur, les livres, l’appareil photo et la voiture et on l’arrêta sous prétexte qu’il était un espion. C’était au mois de mai 2011. Lorsque Kadhafi fut tué, lui était encore en prison, il en sortira le 24 octobre 2011. Il porte les cheveux très courts et une barbe le long du profil inférieur de la mâchoire. A le voir comme ça, on pourrait le prendre pour un disciple de l’Islam antioccidental, or tout ce qui l’intéresse c’est la liberté de son pays, et il ne veut pas d’un autre émir à la place du national-socialiste qu’était Kadhafi.  Abdel Hafīzh arriva à Washington par hasard, par l’entremise de Ibrāhīm el-Kalāmy, également avocat, de Zāwiya, sans avoir préalablement averti les autorités libyennes. Ibrāhīm n’a pas été plus chanceux que son collègue, il a aussi passé cinq mois à l’ombre ; mais pour lui ce ne fut pas une nouveauté, ayant déjà expérimenté la torture du régime à deux autres occasions.

Un pays fermé sur lui-même, où chaque communauté disposait d’au moins une base militaire, sans toutefois disposer d’une école ou d’un hôpital, où le Colonel passait à la télé au moins une fois par semaine

L’histoire de ces deux avocats, fondateurs du Centre libyen pour la démocratie et la citoyenneté, est semblable à celle de nombreux libyens qui veulent reconstruire un pays qui avait perdu dignité et civisme. A Tripoli on vit sans théâtre, et les cinémas n’offrent que quelques vieilles comédies égyptiennes ou des films d’actions, car le peuple ne devait pas trop pouvoir s’amuser. Les universités n’offraient pas de cours de langues européennes, mais plutôt celles du Continent noir car la Libye appartenait à la Grande Afrique. Il n’y avait pas de partis politiques, ni de syndicats, ni de presse indépendante. Tout était écrit dans le Livre Vert du Colonel : démocratie directe par plébiscite où tout le monde peut s’exprimer, d’où l’absence de nécessité d’avoir un parlement; propriété publique des biens et des entreprises, où le citoyen avait le droit de posséder une seule maison ; droit de la famille qui reconnaissait la reproduction comme un acte social et la famille comme le premier noyau de la révolution kadhafienne, qui génère un peuple neuf, libre et fécond.  Un pays fermé sur lui-même, où chaque communauté disposait d’au moins une base militaire, sans toutefois disposer d’une école ou d’un hôpital, où le Colonel passait à la télé au moins une fois par semaine, où tout ce qui se construisait en Libye était  proclamé plus grandiose que partout ailleurs, comme par exemple la base de Tājūra que nous dépassons en voiture, apparemment le plus grand camp militaire du monde. Ainsi, si tu te balades dans le centre de Tripoli, la Place Verte ou la Petite Rome, tu ne trouves même pas un café décent pour t’asseoir et boire quelque chose, excepté un petit bar enfumé réservé aux hommes, et une cafétéria dans le plus pur style soviétique située vers le port… Les loisirs n’étaient pas permis, excepté pour lui, car le peuple en revanche devait enraciner la révolution.

C’est peut-être aussi pour cela que je n’ai pas vu de femme non voilée dans les rues, car la révolution du Colonel demandait une dévotion absolue au devoir. Les premières femmes sans voile, deux magnifiques jeunes femmes aux yeux et cheveux noirs et à la peau claire, je les ai rencontrées dans une réunion organisée par Hurriyāt, organisation née depuis peu pour renforcer la conscience politique des libyens. Pendant la réunion, tenue dans les bureaux du Majlis Thuwār Trāblus, le Comité qui regroupe les révolutionnaires non islamiques de Tripoli, les deux jeunes femmes écoutent avec attention, mais lorsque je les interpelle directement sur les besoins des organisations tournées vers les femmes, ce sont les hommes qui répondent à leur place (sans demander la permission), et les jeunes femmes n’ouvrent pas la bouche… Le féminisme kadhafien, malheureusement, n’a pas percé dans la vie associative. Pourquoi? Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans le Livre Vert. Le chapitre qui traite des femmes commence ainsi : « La femme est avant tout un être humain, et ensuite elle est une femelle comme l’homme est un mâle ». Un peu plus loin : « les hommes et les femmes sont différents. Ils sont égaux, mais il s’agit d’une égalité dans la différence ». Ces affirmations établissent une vision de l’égalité des genres basée sur des principes biologiques, une vision qui ne remet pas en cause le patriarcat et qui trouve dans la femme-soldat son expression la plus haute : la femme affranchie réclame le droit d’être traitée comme un homme. Vous souvenez-vous des femmes en uniforme, les Rāhibāt Thawriyāt, les Sœurs (le même terme que l’on utilise pour les religieuses) de la Révolution qui accompagnaient le leader? A Misurata, la résistance a découvert parmi les mercenaires des femmes soldats serbes, colombiennes et nigérianes qui se consacraient au tir d’élite. Elles utilisaient le bâtiment de la Sécurité sociale, le seul en briques et non pas en ciment, pour viser avec leurs longs fusils de précision toutes les formes en mouvement. Leur féminité s’exprimait à travers le soin apporté aux détails, extraordinaire qualité des femmes : qualité qui dans ce cas consistait à savoir tuer de façon sélective, comme lorsqu’on l’on trie les grains de riz noirs des autres grains. Abdel Bāsit Ahmad Shahbūn décrit en quelques mots ce qui est resté d’un mélange explosif entre féminisme autoritaire et tribalisme : « À part le suivi des prochains rendez-vous électoraux et le soutien aux couches sociales en état de nécessité, il y a une autre grande urgence dans notre travail aujourd’hui en Libye: la lutte contre la violence domestique ». Abdel Ahmad dirige l’association Tuyūr as-Salām [Oiseaux de la Paix] qui œuvre pour les droits humains. Sa mission est énorme, notamment quand on considère que lorsque la violence politique et militaire ravageait le pays, l’usage stratégique de la violence contre les femmes avait également redoublé.

À part le suivi des prochains rendezvous électoraux et le soutien aux couches sociales en état de nécessité, il y a une autre grande urgence dans notre travail aujourd’hui en Libye : la lutte contre la violence domestique

Misurata est encore parsemée de bâtiments qui se tiennent à peine debout, l’hôpital public (en réparation), la Sécurité sociale, le centre commercial et tous les bâtiments situés aux coins de l’avenue principale, Rue de Tripoli, qui furent le théâtre des affrontements… Morale : dans un pays à risques, n’investissez pas dans un appartement situé à côté de bâtiments dits sensibles, car il  y a de fortes chances qu’ils soit la cible du régime ou des rebelles, et qu’il devienne un poste de tir d’un camp ou de l’autre, ce qui risquera de réduire votre demeure en miettes. Sur Maydān al-‘Adāla, Place de la Justice, qui est la place principale, le souvenir d’un obus lancé par les troupes du régime qui tua 27 personnes d’un seul coup est toujours vivace. De nombreuses armes ont été regroupées dans une exposition sur la Révolution du 17 février, où sont également visibles les photos des environ mille 500 martyrs de Misurata, dont les images déchirantes de personnes mutilées et d’enfants blessés. Les premières armes qui furent utilisées par les rebelles étaient vraiment rudimentaires : canettes de boissons gazeuses en guise de grenades, à base de la même gélatine utilisée dans la pêche braconnière, ou encore des cocktails Molotov siglés Pepsi. Avec la chute et les premières captures des effectifs du régime, l’armement des rebelles s’enrichit. A Misurata, il paraît que des armes israéliennes ont été récupérées, acquises par le Colonel à travers le palestinien Mohammad Dahlan, et arrivées en Libye par la mer depuis un port syrien. Les insurgés utilisaient également des dispositifs faits maison, comme par exemple une mitraillette automatique montée sur une voiture radio commandée, ou encore une poussette, là aussi radio commandée, qui fonctionnait suivant les mêmes principes de l’art de guerre médiéval : elle reversait des grenades sur l’ennemi en fonctionnant telle une rudimentaire catapulte. Les insurgés sont aussi parvenus à transformer un bulldozer en char blindé, en fixant sur ses flancs de larges bandes d’acier. La collection d’obus est riche d’exemplaires aux dimensions diverses et variées, tout comme les bazookas ou les lance-roquettes, mais l’objet qui retient toute mon attention est la tête en métal d’un missile, trouée tel un gruyère, et ainsi capable de pénétrer dans les bâtiments comme dans du beurre. Ibrāhīm al-Kilāmy me donna une explication supplémentaire à propos de la rapide militarisation de la révolte populaire : au début de la révolution le régime a laissé les casernes vides pour que les insurgés puissent récupérer des armes, afin de transformer la rébellion pacifique en une guerre civile, et justifier ainsi la répression dans le sang.

Chaque ville possède son musée des martyrs. Les chiffres des morts de la révolution tournent autour de cinquante mille, entre insurgés, fidèles du régime et civils. A ces chiffres il faut ajouter les Mafqūdīn, les disparus (il n’est pas rare de trouver des pancartes le long des rues de Tripoli avec la photo, le nom et la date de la disparition). « Mais tout ce que vous voyez ici c’est du Passé », explique Mohammad Mustafā el-Swayah, avocat de Misurata au visage rond semblable à celui d’un hobbit du Seigneur des anneaux en pointant le cimetière des armes. Du « passé » nous notons aussi les rations alimentaires pour les troupes du Colonel, italiennes de rigueur, tout comme les crackers des Forze armate (dans leurs tristes emballages vert olive), les pâtes précuites en boîte, les jus de fruit en packs ou encore les barres énergétiques. Dans la salle d’exposition se trouve une chaise ornée de long clous pointés vers le haut qui dépassent de l’assise et du dossier, et au-dessus de laquelle est écrit en arabe  : « Penses-y , avant de t’asseoir sur la chaise du Pouvoir ». Pensons-y nous aussi la prochaine fois avant d’entraîner et armer les troupes d’un dictateur. Nous avons de la chance que les libyens apprécient les italiens, mais nous ne le méritons pas, pour tous ces tapis rouges déroulés devant le Colonel dans le but de jouir de fournitures de gaz et de campagnes d’arrêt envers les immigrés. D’autant plus quand, après, lorsque cela ne nous convenait plus, nous avons trahi un régime à l’agonie, et c’est bien justement que les hommes du Colonel ont incendié l’ambassade italienne à Tripoli. Maintenant, Bruno Dalmasso, un homme italien né dans la corne d’Afrique, qui vit désormais en Libye depuis de nombreuses années, s’est assigné la difficile mission de sauver et cataloguer les documents historiques épargnés des flammes, et avec eux l’histoire des italiens en Libye, après s’être occupé pendant des années de notre cimetière de Tripoli. 

Kadhafi n’aimait ni la curiosité ni la célébrité (d’autrui). Il avait institué un comité de lutte contre la notoriété, chargé de prévenir l’émergence de tout signe de célébrité chez les Libyens

Bāb al-‘Azīziya, la résidence légendaire du Colonel, qui s’étendait sur une superficie de bien six kilomètres carrés, n’est plus que désormais un tas de décombres. Inaccessible à la vue du commun des mortels, elle était perpétuellement surveillée par des soldats et autres forces de sécurité. Le long de la route vers l’aéroport, lorsque tu passais sur le côté en véhicule motorisé, tu ne tournais même pas la tête de peur d’être suspecté par les gardes. Personne ne savait ce qui se trouvait derrière ce mur peint de vert. Kadhafi n’aimait ni la curiosité ni la célébrité (d’autrui). Il avait institué un comité de lutte contre la notoriété, chargé de prévenir l’émergence de tout signe de célébrité chez les libyens. Jusqu’au point que les matchs de foot étaient commentés sans dire le nom des joueurs : « le numéro 10 joue le corner. Coup de tête du défenseur numéro 3 de l’équipe de Tripoli;  le ballon est hors cadre et est repris par le numéro 8 de Benghazi qui le lance en avant sur l’aile droite au numéro 7, qui dribble le 4 de Tripoli , se démarque et tire… Mais ça tombe derrière la défense du gardien. Dommage, le 9, le 11 et le 5 du Benghazi étaient bien placés dans la surface de réparation et avaient rejoint la surface adverse par derrière ! ». Imaginez une telle chronique avec le stade entouré des images du Colonel, le Grand superviseur. Les images du Colonel étaient une obsession, comme était obsédante sa peur que quelqu’un ne surpasse sa célébrité. Le Colonel – sorcière de Blanche-Neige qui se regardait tous les jours dans le miroir et lui demandait :  « Qui menace mon image incontestée de Guide unique, absolu et exemplaire? ». Un jour il s’aperçut qu’une série télé était devenue un rendez-vous qui passionnait les libyens. Il décida donc d’en supprimer la retransmission, et de montrer ses bottes. Lorsque le jour suivant les libyens allumèrent la télévision à l’heure habituelle, en lieu et place de la série ils trouvèrent sur leurs écrans ses bottes, qui y restèrent plusieurs jours d’affilée.

Orgueil et déshonneur ont fait péter les plombs des libyens. « Nous étions des citoyens normaux, nous vivions bien dans nos familles et menions une vie digne, mais lorsque nous avons entendu Kadhafi nous insulter après les premières manifestations, en nous donnant du Rats d’égout [Jūrdhān] ou du Petits poils nous avons pris les choses personnellement et nous nous sommes armés. », explique Abdallah Nākir, le chef des Majlis Thuwār Trāblus . Il parle calmement et te regarde droit dans les yeux sans sourciller, ni souriant sans raison. Abdallah porte une courte barbe et est très respecté ; il a constitué le Parti du Sommet [Hizb al-Qumma], car il souhaite que son pays atteigne les sommets, donne le meilleur et produise le meilleur. Ce parti est l’aile politique du mouvement. « Nos jeunes combattants aspirent à reprendre une vie civile, mais nous avons besoin de soutien ». Le gouvernement donne la possibilité aux jeunes ex-combattants d’entrer dans l’armée ou la police, ou bien de retrouver leur emploi, ou encore d’entreprendre une nouvelle carrière à travers un programme d’insertion sociale, or les ressources sont insuffisantes. « Nous voulons apprendre à construire un parti et mener une activité politique », disent-ils. Quand je lui propose de monter une rencontre entre des jeunes ex-combattants libyens et d’autres jeunes ex-combattants palestiniens ou israéliens, ou irlandais et bosniaques qui ont abandonné la lutte armée, il répond par l’affirmative – tant qu’on n’enlève pas tous les jeunes des rues et des frontières : le pays en a encore besoin. Abdallah n’est pas le seul à vouloir s’investir. La soif de participation chez les libyens est immense. Sous le Colonel, la loi 19/2001 était extrêmement restrictive en ce qui concerne les associations : tu pouvais attendre jusqu’à deux ans pour arracher un enregistrement légal ou même te le voir refuser ; et tu devais obtenir l’approbation de la Sécurité et inclure dans le conseil d’administration des membres du gouvernement. Foundation for the Future, dans son rapport « Civil Society in Libya » (novembre 2011), rapporte le cas d’un activiste à qui les autorités avaient demandé pourquoi il voulait créer une association de soutien aux plus démunis lorsque les statistiques officielles déclaraient qu’il y n’avait pas de pauvreté dans le pays ! Après la chute du régime, l’initiative citoyenne a investi les villes, et rien qu’à Tripoli plus de 500 associations ont vu le jour durant les six premiers mois grâce à un nouveau régime législatif qui ne requiert que l’adoption d’un statut et l’inscription d’au moins 15 membres.

Désormais les Libyens font partie de la communauté euro-méditerranéenne des bénéficiaires des programmes européens ; la Libye y entre tandis qu’en sort la Syrie ; le cauchemar libyen prend fin, le syrien commence

Les européens interviennent dans différentes zones et le personnel de l’UE fait la navette entre Bruxelles et Tripoli pour mettre sur pied des programmes de soutien les uns après les autres : Agency for Technical Cooperation and Development pour former la société civile, EUNIDA pour former les institutions et dialoguer avec la société civile,  Common Purposepour renforcer le leadership des jeunes,  IDEA pour accompagner le processus électoral, le Center for Humanitarian Dialogue pour la réconciliation nationale,  International Rehabilitation Council for Torture Victims et l’Organisation mondiale contre la torture pour la réhabilitation des victimes de cette pratique. Désormais les libyens font partie de la communauté euro-méditerranéenne des bénéficiaires des programmes européens ; y entre la Libye tandis qu’en sort la Syrie ; le cauchemar libyen prend fin, le syrien commence. A Zāwiya, Mufīda Khalīl al-Masrāty, activiste de l’union patriotique, distribue une déclaration qui remercie les institutions nationales pour leur soutien. Bien qu’elle n’hésite pas à manifester sa reconnaissance, Mufīda est convaincue que la révolution n’est pas encore achevée, et reste vigilante. Pendant l’insurrection, elle avait mobilisé une centaine de femmes qui avaient écrit chacune une lettre au président Obama en lui disant:  nous voulons l’interdiction de l’espace aérien, mais pas des soldats américains sur notre sol ; les Arabes haïssent les pays qui ont participé à la campagne d’Irak, mais maintenant vous avez l’opportunité de vous réconcilier avec eux ; chacun possède des intérêts, restez à côté des peuples et pas de leurs présidents et despotes, et nous n’oublierons jamais ceux qui nous ont soutenu ! Elles ne reçurent pas de réponse écrite, mais apparemment ces lettres furent lues.

campagnes d’arrêt envers les immigrés. D’auRencontre avec des associations de la société civile à Misourata (Rasha Shaaban)

Je demande à un activiste quel est le pays le plus aimé par les libyens, et la France arrive en tête, suivie par l’Italie, mais lorsque j’enquête pour savoir dans lequel ils voudraient travailler et vivre l’Italie dépasse la France. Quand on pense que les tunisiens, après la chute de Ben Ali plaisantaient en disant :  « Libye, abaisse-toi un peu afin que notre cri de victoire parvienne jusqu’aux oreilles du pharaon Moubarak », ils ne pensaient pas que les libyens seraient capables de relever la tête contre le Colonel. Au contraire, le Colonel a été exécuté tandis que Ben Ali sirote encore des boissons juteuses dans un jardin du Riyad. Même pire : si vous prenez un avion de Tunis Air, regardez les informations sur l’écran placé devant vous, et allez dans  « système politique » dans l’une des versions linguistiques disponibles. Vous y lirez encore (je l’ai lu le 9 janvier 2012) :  « Présidentiel; le président est élu pour un mandat de 5 ans. Président de la République :  Zine el-Abidine Ben Ali » ! Les tunisiens n’ont même pas changé leur drapeau, alors que maintenant le libyen affiche trois couleurs comme le français ou l’italien : sous la lune en croissant et l’étoile, le rouge du sang des révolutionnaires, le noir du deuil des familles et le vert du futur de la Nation.

Le pays a besoin de s’ouvrir, et les Libyens le feront. Luay el-Bashty demande que des fondations internationales aident les jeunes à défendre la « culture de la rue », où la résistance au laminage par le régime a tenu, et où la révolte est née

Bien évidemment le pays a besoin de s’ouvrir, et les libyens le feront. Luay el-Bashty, un jeune de Zāwiya  qui a créé Tajammu’u Shabāby at-Taghrīr, Assemblée des jeunes pour le changement, demande que des fondations internationales comme la Fondation Anna Lindh aident les jeunes à défendre la « culture de la rue », où la résistance au laminage par le régime a tenu, et où la révolte est née. D’autres demandent à ce que soient formés des observateurs pour les élections, une dame distinguée demande d’investir dans l’éducation, d’autres d’activer des programmes spécifiques pour les enfants, d’autres encore de créer des cercles locaux de dialogue citoyen. « Ces jeunes méritent plus », me confie Bruno Dalmasso. Bruno évoque longuement ses péripéties personnelles, le restaurant turc dans lequel nous déjeunons aurait tout le temps de se vider avant qu’il n’ait terminé de parler de ses jeunes années. A la table derrière moi s’assoient des hommes libyens qui mangent copieusement, certains d’entre eux portent l’uniforme : « Ce sont ceux qui frappent », m’avertit Bruni à voix basse. « Le gouvernement a changé, mais eux sont ceux qui torturaient les pauvres diables pour le compte de Kadhafi ». Selon lui, les Shabāb libyens ont bien raison de manifester le 17 février, un an après le début de la révolution libyenne. Il y a encore pas mal de ménage à faire, et c’est l’une des raisons pour lesquelles de nombreux Shabāb ne veulent pas rendre les armes. Il est difficile d’abandonner les armes une fois celles-ci devenues un status symbol. Aux portes des villes côtières, des jeunes armés surveillent le transit des véhicules et saluent tous ceux qui passent sous un pseudo-arc édifié à l’aide de containers de métal mis les uns sur les autres, comme une construction de Lego. Certains de ces containers sont remplis de sable, et ce sont probablement les mêmes qui ont servi de barrières anti-projectiles pendant les affrontements. A Misurata je rencontre quatre jeunes anciens combattants, le plus éloquent parle dans un dialecte que même ma collègue égyptienne Rashā Sha’bān ne comprend qu’avec difficulté. « Mais vous saviez tirer? ». « Pas du tout. C’était un exercice d’initiation que nous devions tous affronter ». Alors que certains de ces jeunes se jetaient dans la mêlée, les femmes s’occupaient d’assister les familles et de distribuer les vivres dans le voisinage pendant l’assaut. Zaynab Muhammad Mātita était l’un d’elles. Pendant l’assaut, elle s’était embarquée sur un bateau en direction d’Alexandrie pour accompagner sa fille malade à l’hôpital, et une fois en Égypte elle a connu des activistes et a hérité de la passion du militantisme civique. A son retour, environ trois mois après, lorsque Kadhafi était un homme mort, elle fonda Huqūq bilā Hudūd, Droits sans frontières, et devint l’un des jeunes femmes les plus actives de la ville. En dépit de ses trois enfants.

Ce pays qu’il y a quelques années n’était qu’un trou gris sur les cartes des diplomatiques et des institutions internationales, que les tunisiens auraient voulu voir s’effondrer pour faire souffler le vent de le révolution plus vite, dans lequel les sols sont glissants car le Colonel y avait acheté la conscience collective à l’aide de marbres et d’hymnes révolutionnaires, ce pays à l’impossible nom frappé par l’usure de celui qui croyait être indispensable et irremplaçable – le Grand État Arabe Libyen des Masses Populaires et Socialistes – pourrait nous surprendre en récupérant rapidement le temps que le Colonel avait congelé en faisant un pacte avec le diable (et avec les puissants et despotes de la région), et en allant encore plus loin que l’Égypte ou la Jordanie dans la modernisation. Ces révolutionnaires, qui ont installé dans les palais ministériels des jeunes et des intellectuels, comme Fathī Terbīl, inclus dans la liste 2011 des penseurs mondiaux par la revue Foreign Policy, ont également le temps d’organiser des circonscriptions populaires pour recueillir des fonds en faveur des victimes du régime syrien.

Ce pays pourrait nous surprendre en récupérant rapidement le temps que le Colonel avait congelé en faisant un pacte avec le diable et en allant encore plus loin que l’Égypte ou la Jordanie dans la modernisation

Les défis demeurent importants : les affrontements tribaux ont laissé 150 morts dans les rues de la ville de Sabhā à la fin du mois de mars 2012 et le gouvernement transitoire intervient souvent trop tard pour rétablir l’ordre. La première priorité du travail pour la société civile reste celle d’établir un sentiment d’appartenance et d’identité nationale, afin d’éviter les dérives politiques du tribalisme, comme le souligne Foundation for the Future, ce qui implique la participation collective dans la création d’institutions publiques communes, le désarmement des anciens combattants, l’affirmation de la notion de justice transitionnelle et la récupération de la  mémoire historique. Les actes de profanation de tombeaux par des groupes salafistes pour éliminer des signes d’idolâtrie, comme c’est arrivé dans la ville de al-Zintān toujours dans le mois de mars dernier, soulèvent des inquiétudes sur la capacité de ces groupes d’imposer le projet de création d’un « Califat islamique ». Toutefois, dans les rues on respire encore l’optimisme et la volonté que le Big-Bang post-Kadhafi a engendrés.

Les libyens ont le sens de l’ironie, mais surtout celui de l’orgueil. ‘Omar, un jeune avocat du Centre libyen pour la démocratie et la citoyenneté, raconte une petite histoire : « Un jeune libyen voyage à Alexandrie. Le soir il sort avec un garçon et deux filles égyptiens. Face à la mer, un des filles dit à son ami égyptien : “ Tu as vu la lune là-haut dans le ciel? ”. “ Merveilleuse vision, ô Perle de mon cœur ”, lui répond-il. Ils font quelques pas, l’autre fille prend son courage à deux mains et dit au garçon libyen : “ Tu as vu la lune là-haut dans le ciel? ”. “ Bien sûr, pourquoi? Elle est pile devant nous! ”, lui réplique-t-il ».  Sans préliminaires, avec l’esprit vif, la veille du 25 janvier 2012, anniversaire de la révolution égyptienne, les citoyens libyens, exaspérés par l’indolence, la désorganisation et l’arrogance des autorités de leur siège diplomatique, après avoir perdu patience pour avoir fait à plusieurs reprises la queue, avaient défoncé la porte de l’ambassade libyenne au Caire, mis sens dessus-dessous les bureaux et frappé de diverses manières l’ambassadeur (avec comme résultat que pour obtenir mon visa pour la Libye j’ai dû aller jusqu’à Tunis). En terme de courage et d’esprit d’initiative ils n’ont rien à apprendre. Ils ont besoin de directrices sur les ordures, vu qu’avec la révolution ils n’ont rien trouvé de mieux qu’utiliser les routes secondaires hors des villes pour décharger les sacs d’immondices sur les côtés, sur le café et aussi peut-être sur l’humour. Si pour les ordures en tant qu’italiens il vaut mieux que nous n’intervenons pas, étant donné la manière dont nous avons géré l’émergence à Naples, en terme de terrasses café et goût pour les bonnes choses, nous pouvons décidément améliorer le standard des locaux tripolitains. En ce qui concerne l’humour, je proposerais de faire circuler une exposition qui reprendrait les nombreuses expressions d’estime et d’appréciation ainsi que les déclarations des personnalités du monde politique et de l’économie italiennes (l’ex-Président du conseil in primis) sur les mérites du gouvernement éclairé du Colonel. Je vous assure que nous injecterions une bonne dose d’hilarité dans l’esprit libyen. Bien que je n’exclue pas le risque que quelqu’un puisse connaître le même sort que l’ambassadeur libyen du Caire.