La politique migratoire de l’Union européenne : des ponts, pas des murs ?

Catherine Wihtol de Wenden

Centre National de la Recherche Scientifique, París

La politique de circulation de l’UE, construite en fonction des traités et des accords établis, est souvent en phase avec les politiques nationales des Etats européens et orientée vers une fermeture progressive aux non européens. Les pays de l’UE, marqués par leurs politiques d’entrée et d’intégration, se dirigent vers un retour à la gestion nationale des frontières, ce qui révèle un manque de confiance des Etats envers la politique migratoire européenne. Cependant, les initiatives socioculturelles des migrants contribuent à créer un espace transnational euroméditerranéen où la diversité de cultures est mise en évidence. L’Europe est devenue un continent d’immigration malgré elle, dans un contexte de politiques contraignantes et sécuritaires où les migrants ont défié les frontières et les acteurs nationaux et européens sont confrontés.

Une politique de circulation des Européens et de fermeture progressive aux non Européens

La politique européenne de l’immigration s’est construite en une série de strates successives, au fil des traités et accords européens, souvent en phase avec les politiques d’immigration nationales décidées par les Etats européens. L’immigration était une question mineure parmi les thèmes clés des négociations du traité de Rome de 1957. Ce n’est qu’en 1968 que les travailleurs salariés de l’Europe des six bénéficient de la libre circulation. Puis, les accords de Schengen conclus en 1985 entre neuf Etats (le Royaume Uni, l’Irlande et le Danemark n’en font pas partie), conçus comme un laboratoire pour les mouvements de circulation futurs, abolissent les frontières intérieures et renforcent les frontières extérieures de l’Europe. Cette décision, ainsi que les autres dispositifs sécuritaires qui vont se mettre en place à l’aube des années 1990 a été adoptée à la suite d’une série de scénarios qui ne se sont pas produits : la plupart des pays européens partageaient alors l’idée que l’ère des grandes migrations de masse vers l’Europe était terminée, que la main d’œuvre nationale frappée par le chômage viendrait remplacer les travailleurs étrangers repartis chez eux grâce aux aides au retour et à la réinsertion, que la mobilité interne des Européens serait très forte et que la nouvelle division internationale du travail et l’aide au développement suffiraient à maintenir chez eux les candidats à la migration transfrontalière. Ces prévisions ont été démenties par les faits mais la politique européenne de contrôle des frontières et de lutte contre l’immigration clandestine dominée par la tendance sécuritaire, répressive et dissuasive reste inspirée par cette approche.

En 1990, les accords de Dublin introduisent une solidarité entre États européens quant à l’asile : un demandeur d’asile ne peut plus désormais effectuer des candidatures multiples en Europe

En 1990, les accords de Dublin, conclus à douze, introduisent une solidarité entre Etats Européens quant à l’asile : un demandeur d’asile ne peut plus désormais effectuer des candidatures multiples en Europe (lutte contre l’ asylum shopping) et une fois débouté, il ne peut plus prétendre au statut de réfugié dans aucun autre pays de l’Union. Ils seront complétés en 2003 par les accords de Dublin II qui établissent le principe one stop, one shop : c’est dans le premier pays de l’espace européen où l’on a mis le pied que l’on est tenu de demander l’asile. Cette dernière décision explique le chaos qui existe actuellement à Calais et à Sangatte où des candidats à l’asile aspirent à tout prix à passer au Royaume Uni et préfèrent vivre dans la plus grande précarité plutôt que de demander l’asile en France car ils ont des contacts au Royaume Uni. Elle risque de ruiner l’intégration des réfugiés. En 1992, le traité de Maastricht définit la citoyenneté européenne en précisant les droits des Européens, essentiellement définis par la liberté de circulation, d’installation et de travail et par la participation aux élections locales et européennes pour les résidents dans un Etat européen dont on n’est pas national, dissociant ainsi la citoyenneté de la nationalité. Mais elle creuse une nouvelle frontière statutaire entre Européens et non Européens qui remplace peu à peu celle qui opposait les nationaux aux étrangers. En 1997, le traité d’Amsterdam décide, après une période de cinq ans entamée en 1999, de modifier le processus de décision : l’asile et l’immigration sont ainsi passés du troisième pilier intergouvernemental au premier pilier communautaire, comme la politique agricole commune et la majorité qualifiée vient remplacer la règle de l’unanimité. La lutte contre les discriminations est aussi inscrite dans son article 13. Enfin, le sommet de Tampere de 1999 infléchit le « tout sécuritaire » qui prévalait durant la décennie 1990 en préconisant l’abandon de l’ « immigration zéro ». En 2000, la Charte des droits fondamentaux du traité de Nice reprend à son compte les textes relatifs à la citoyenneté européenne et à la lutte contre les discriminations.

Fermeture de la porte principale et entrouverture de la porte de service

Mais la philosophie du contrôle, encore à l’œuvre dans les sommets de Séville (2002) et de Thessalonique (2003) se poursuit à travers le sommet de La Haye en 2004. Elle a néanmoins été bousculée par le rapport des Nations Unies de 2000 sur le vieillissement de l’Europe et les migrations de remplacement, et par d’autres rapports  sortis à la même date (Organisation de Coopération et de Développement Économiques et Bureau International du Travail), par le discours de Kofi Annan au Parlement européen en juin 2004 (« l’Europe doit devenir une terre d’immigration ») et par les pénuries de main d’œuvre de nombreux pays européens (Allemagne, Italie, Espagne, Portugal) qui ont commencé à entrouvrir leurs frontières, selon des formules diverses (quotas et accords bilatéraux de main d’œuvre, permis à points, régularisations). Une nouvelle politique d’immigration fondée sur des permis à points inspirés en partie du modèle canadien est ainsi entrée en vigueur en Allemagne le 1er janvier 2005.  L’Italie, et l’Espagne ont procédé, en 2003, 2005, 2006 et 2009 à des régularisations massives de clandestins (650 000 régularisés dans chaque pays à chaque régularisation) et ont signé des accords bilatéraux de main d’œuvre avec leurs voisins ou avec certains pays de l’est. La France a lancé le thème de l’ « immigration choisie » par une loi du 24 Juillet 2006, distinguant entre les « compétences et talents » et l’immigration saisonnière ou de plus longue durée correspondant à des « secteurs en tension » en tentant de restreindre le regroupement familial. Le commissaire européen à l’immigration Franco Frattini a lancé l’idée, à l’automne 2007, d’une politique de blue card destinée à mettre en œuvre une politique sélective de l’immigration de travail inspirée des quotas de main d’œuvre, inspirée de la green card américaine. En 2010, cette initiative a été convertie en projet de permis unique de travail et séjour. Suite à la conférence de Lisbonne de décembre 2007, le processus de décision européen a été modifié, le parlement européen intervenant désormais dans le cadre d’une co-décision avec la commission et le conseil européen et la majorité qualifiée se substituant à l’unanimité. Le pacte européen sur l’immigration et l’asile, inspiré par la France et lancé à l’occasion de la présidence française de l’Union européenne en Juillet 2008 comporte deux volets sécuritaires sur les cinq points adoptés : accueillir de nouveaux entrants dans la limite des capacités d’intégration des pays d’accueil, lutter contre l’immigration clandestine, renforcer le contrôle des frontières externes, bâtir une Europe de l’asile, construire une politique de co-développement avec les pays du sud. La souveraineté des Etats est préservée, il ne s’agit pas d’un traité mais d’un engagement négocié avec chacun d’entre eux qui plante le décor de la politique française et européenne. 

Chaque pays européen reste, malgré l’harmonisation en cours, marqué par ses spécificités quant aux politiques d’entrée et quant aux politiques du « vivre ensemble » (intégration, droit de la nationalité, place faite aux identités et à l’islam)

La France reste, comme ses voisins européens, fidèle à un discours axé sur le contrôle, dépendante d’une opinion publique travaillée de longue date par l’extrême droite, tandis qu’elle prend conscience de la compétition mondiale pour le recrutement des élites, des difficultés de la lutte contre l’immigration clandestine, des pénuries de main d’œuvre, du défi de l’exclusion sociale devenue une ethnicisation de la pauvreté dans les quartiers des périphéries urbaines. En Europe, tandis qu’un Livre Vert européen, sorti début 2005, s’oriente vers une politique positive, volontariste et sélective de l’immigration, sans trancher entre une immigration de travail ou de peuplement, le dispositif du contrôle des frontières et de l’asile et de lutte contre l’immigration clandestine perdure malgré ses échecs et chaque pays affiche une attitude sécuritaire tout en adoptant des quotas, des accords bilatéraux de main d’œuvre ou lève la préférence européenne à l’emploi dans les secteurs de manques de main d’œuvre, qualifiée et non qualifiée. Le dispositif européen a permis d’harmoniser, par une série de directives adoptées entre 2002 et le 1er mai 2004, la mosaïque de toute une série de régimes disparates : entrée et séjour aux fins d’emploi, conditions du regroupement familial, accueil des primo-arrivants,  statut des résidents des pays tiers, accueil des demandeurs d’asile. Quant à l’élargissement à l’est, les dix nouveaux pays entrés dans l’Union depuis le 1er mai 2004 ont dû souscrire à l’ « acquis communautaire », cet empilement de décisions européennes de contrôle des frontières qui définissent la politique européenne d’immigration. Ils ont dû, à l’exception de Chypre et de Malte, attendre une période probatoire fixée au maximum à sept ans pour bénéficier de la liberté de travail et d’installation dans l’espace européen des 25, alors qu’ils disposent de la liberté de circulation acquise pour les premiers (République tchèque, Hongrie, Pologne, Slovaquie) depuis 1991 et pour les derniers (Bulgarie et Roumanie), respectivement en 2000 et 2001. La Roumanie et la Bulgarie, entrées le 1er janvier 2007 doivent s’aligner sur ce dispositif, mais la France et l’Allemagne ont décidé fin 2010 de repousser l’échéance de 2013, fixée initialement pour la liberté de travail et d’installation. Quelques pays d’accueil, tels le Royaume Uni, l’Irlande et la Suède, ont décidé d’ouvrir leurs frontières à l’immigration de travail des Polonais dès 2004. Chaque pays européen reste, malgré l’harmonisation en cours, marqué par ses spécificités quant aux politiques d’entrée et quant aux politiques du « vivre ensemble » (intégration, droit de la nationalité, place faite aux identités et à l’islam) qui restent dans le domaine de la subsidiarité : intégration, multiculturalisme, politique de la nationalité, statut du religieux, scolarisation, logement, lutte contre les discriminations. Ces domaines sont de plus en plus gérés sous la forme d’une gouvernance où chaque pays compare les bonnes pratiques réalisées par ses voisins. Il négocie souvent  avec les nationalités et les groupes issus de l’immigration présents sur son sol leur place comme citoyens et électeurs potentiels et avec son opinion publique sa gestion de la politique migratoire en tenant un double discours, d’ouverture et de fermeture, de cohésion sociale et nationale et de reconnaissance des diversités culturelles et religieuses, de logique étatique face aux lois du marché mais aussi aux droits de l’homme. Les dernières initiatives européennes cherchent à faire entrer l’Europe dans un débat sur la gouvernance mondiale des migrations (Forum mondial de Bruxelles en 2007, de Manille en 2008, d’Athènes en 2009 et de Puerto Vallarta en 2010) où le droit à la mobilité, la sécurisation des parcours de migration, les liens entre migration et développement sont mis en avant dans un esprit de dialogue entre pays d’accueil, pays de départ, syndicats, associations, ONG et OIG, organisations internationales gouvernementales.

De nouveaux murs : un retour du souverainisme ?

On observe pourtant un retour à une gestion des frontières comme affaire des Etats, tout en affichant avec force l’existence de frontières européennes sur les marges extérieures de l’Union. En Espagne, le SIVE (Système intégré de vigilance externe) patrouille au large des côtes espagnoles pour faire la chasse aux clandestins au nom de l’Union européenne. Le système Frontex, mis en œuvre en 2005, a vu son budget fortement renforcé depuis 2009 pour lui donner les moyens de mettre en commun les polices nationales des Etats européens et renforcer les contrôles. Mais sa force de dissuasion est surtout assumée par les accords bilatéraux que l’Union européenne et surtout chacun des Etats européens ont signé avec leurs voisins non européens proches et lointains pour se faire les garde frontières de l’Europe : Libye, Tunisie, Algérie, Maroc, Turquie, Mauritanie, Sénégal, Pakistan. La Grèce a annoncé fin 2010 son projet d’édifier un mur à sa frontière avec la Turquie, en Thrace pour lutter contre l’immigration clandestine en provenance de la Turquie. Certains ont qualifié ce projet de « mur de la honte » mais on ne peut que relever les très timides réactions européennes à ce projet. Tout cela révèle un manque de confiance des Etats européens envers la politique européenne, pourtant à l’accent fortement sécuritaire, confirmée par la réaction de l’Italie et de la France face à l’arrivée des Tunisiens et Libyens, suite aux révolutions arabes, à Lampedusa, puis à la frontière française de Vintimille. On assiste, tant du côté italien que du côté français, à une mise en scène de la souveraineté sur le contrôle des frontières nationales au printemps 2011. Les murs sont à la mode : le mur entre les Etats-Unis et le Mexique commencé en 2006 par Georges Bush, le mur de Ceuta, enclave espagnole au Maroc, financé par l’Union européenne et où des sans papiers sub-sahariens ont trouvé la mort, le mur entre l’Inde et le Bangla Desh dans la perspective d’inondations dans le delta du Gange provoquées par le réchauffement climatique, le mur de Cisjordanie, en Israël. On dénombre quelques 14 000 morts en Méditerranée entre 1998 et 2008 et environ 11 000 à la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, la plus traversée, pendant la même période. Mais c’est aussi aux frontières les plus contrôlées qu’il y a le plus de passages clandestins.

Les migrants, comme ponts entre les deux rives

Malgré ces fermetures, les initiatives des migrants et de ceux qui en sont issus contribuent à construire des espaces transnationaux entre la rive nord et la rive sud de la méditerranée : d’abord par les transferts de fonds qui représentent, en Europe, 46 milliards d’euros envoyés en 2009 par les migrants selon la Banque Mondiale vers le reste du monde, dont la méditerranée sud d’où viennent l’essentiel des migrants en Europe ; ensuite, par leurs associations, qui sont souvent autant de réseaux de co-développement, de liens culturels, de formes de mobilisation civique (elles ont joué un grand rôle lors des printemps arabes au Maghreb) ; également par les doubles nationaux dont les élites sont courtisées par les pays de départ comme éventuels investisseurs et créateurs d’entreprises ou cerveaux, mais aussi comme élus dits « de la diversité » ou comme responsables politiques (ministres, chefs de partis politiques, comme en Allemagne pour les verts, maires, comme à Rotterdam) dans les pays européens ; enfin par leurs pratiques transnationales au quotidien à travers les mariages, les échanges d’informations, de biens, l’organisation de l’islam dans les pays sécularisés d’Europe. Les pays d’origine commencent d’ailleurs à développer des politiques diasporiques en utilisant les migrants comme agents d’influence de ceux-ci dans les pays d’accueil à travers l’attention qu’ils leur portent : c’est le cas de la Turquie et du Maroc. Une quantité d’initiatives culturelles métissées fleurissent dans la musique, le théâtre, la danse, le sport qui sont aujourd’hui partie prenante de la culture populaire européenne. Enfin, l’Europe de la diversité culturelle ne peut plus faire abstraction de cette composante de sa pluralité.

Les pays d’origine commencent à développer des politiques diasporiques en utilisant les migrants comme agents d’influence de ceux-ci dans les pays d’accueil à travers l’attention qu’ils leur portent

Conclusion 

Quels enseignements peut-on tirer de ces tendances ? La dimension européenne est venue apporter un nouveau cadre de référence contraignant et parfois mal accepté par les pays les plus souverainistes sur des thèmes emblématiques comme le contrôle des frontières, la définition d’un réfugié ou les contours de l’intégration. Elle présente des mesures d’harmonisation des politiques à l’échelon européen, dans un sens sécuritaire infléchi par les hésitations de l’Europe à être ou non un continent d’immigration. Cet affrontement entre les acteurs nationaux et européens, opposant la démocratie à la gouvernance bruxelloise mais aussi une partie de l’opinion publique à des populations fragilisées et discriminées qui n’en sont pas moins de nouveaux citoyens sera-t-il en mesure d’apporter plus de rationalité dans un débat passionné mais en proie à des doutes sur l’efficacité des dispositifs et ses finalités? De leur côté les migrants défient les frontières, soit en les traversant, soit en construisant avec ceux qui sont issus de l’immigration, d’autres liens.

C’est dans ce contexte que s’inscrit une Europe devenue un continent d’immigration malgré lui qui doute du bien fondé et des finalités de sa politique migratoire mais qui est consciente des défis posés par le vivre ensemble. Peut-on envisager la circulation des marchandises et des idées si celle des hommes est contenue derrière des visas, des murs, des camps et soumise aux aléas des reconductions à la frontière ? La perspective sécuritaire vient concurrencer les impératifs démographiques, les besoins de main d’œuvre et la construction d’un espace régional d’échange et de circulation méditerranéen dont les migrants sont pour l’instant les principaux acteurs.