Les défis de l’État libyen après la « guerre pour la démocratie »

11 April 2012 | Focus | French

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La guerre et la rébellion en Libye[1] ont mis fin au pouvoir de Kadhafi créant ainsi une situation nouvelle pour laquelle le Conseil national de transition (CNT) et le gouvernement provisoire sont peu préparés. L’absence d’un pouvoir d’État fort et légitime dans la Libye post-rébellion fait apparaître des défis considérables que les nouvelles autorités devront relever. Parmi ces défis, il y a la pacification de la société et le désarmement des milices, la restructuration de l’État et la gestion des revendications régionalistes, l’organisation d’élections démocratiques, l’élaboration d’une constituante, la sauvegarde des droits humains et la contribution à la stabilité de l’Afrique, gravement menacée par l’affaiblissement de l’État libyen.

La pacification et le désarmement des milices

La rébellion et l’intervention de l’OTAN en mars 2011 ont gravement affaibli l’État qui n’a plus le monopole de la violence. À la faveur de la guerre, des groupes armés et des milices sont apparus sous le commandement de « seigneurs de la guerre ». Que ce soit à Tripoli, à Misrata, à Zenten, à Benghazi, à Koufra ou à Sebha, des milices contrôlent des miniterritoires et exercent leur propre justice en dehors de tout cadre juridique national. Par ailleurs, de vastes zones sont sous le contrôle des chefs des tribus et échappent ainsi à l’autorité de l’État. La persistance de cette situation fait craindre une « somalisation » de la Libye ou des zones importantes pourraient devenir des pseudo-États criminels qui se spécialisent dans le piratage, le trafic d’armes, de drogue et de personnes. Cela pourrait être le cas de Koufra, de Sebha ou de Zenten.

Les revendications régionalistes et les risques de désagrégation du pays

La destruction de l’État et du système politique kadhafien ont fait émerger des groupes aux revendications identitaires et régionalistes. Les populations qui ont apporté leur contribution militaire au CNT demandent des garanties d’autonomie et le respect de leur identité particulière, comme les Berbères de la région du Djebel Nefousa. La Libye se trouve par ailleurs confrontée au régionalisme, problème qu’elle a connu en 1951. C’est particulièrement le cas  de la Cyrénaïque d’où est partie, en février 2011, la révolte. Cette région demande aujourd’hui son autonomie. En effet, le 6 mars 2012, une assemblée non élue, appelée Congrès du peuple de Cyrénaïque et constituée des chefs de tribus et de milices de l’est libyen sous le leadership du cheikh Ahmed Zoubaïr al-Senoussi (un cousin de l’ex-roi de Libye Idris as-Sanoussi), a proclamé de manière unilatérale l’autonomie de la Cyrénaïque dans le cadre d’un État fédéral. Cette initiative provenant d’une province qui recouvre 50 % du territoire libyen et qui contient entre 70 % et 80 % des réserves pétrolières libyennes, mais ne représente que 25 % de la population totale du pays, crée une situation nouvelle, incertaine et explosive. Elle peut conduire à des graves dissensions, ce d’autant plus qu’un des représentants du Congrès du peuple de Cyrénaïque a menacé tout récemment, de « fermer le robinet du pétrole ». Cette annonce constitue le risque d’une guerre civile qui pourrait être menée par les autres régions qui refusent l’autonomie, synonyme pour elles de privation et de misère.

Derrière la proclamation d’autonomie de la Cyrénaïque, il y a des ambitions de contrôle des richesses par des factions et des clans divers. Différentes tribus à l’est du pays considèrent que le temps est venu de revenir à une logique de répartition des richesses minières qui leur soit plus favorable que par le passé. Il y a aussi le rôle de la confrérie Sanoussi et Kadhafi a tenté d’affaiblir, mais qui est sorti renforcé de la guerre menée par les rebelles et les puissances occidentales. Il y a enfin des forces fédéralistes qui n’ont jamais accepté la centralisation de 1963 et entendent revenir à la situation ante. Elles devront faire face à d’autres forces nationalistes et centralisatrices qui défendent la nécessité d’un État fort. À la suite de cette proclamation, troisscénarii sont possibles : une sécession de la Cyrénaïque, un retour à un État fédéral dont le fonctionnement et la légitimité seraient gravement compromis, et enfin une centralisation autoritaire qui serait imposée par l’armée, par exemple. L’exemple est emblématique de ce que pourraient être les problèmes de gouvernance légitime dans ce pays.

Les défis de la transition : refonder l’État, assurer la démocratie et les droits humains

Les autorités libyennes doivent reconstruire l’État et démocratiser la vie politique en assurant le respect des droits humains dans une société clanique, tribale[2], sexiste et marquée par des problèmes raciaux. Le projet de démocratisation consiste, dans un premier temps, à faire élire en juin 2012 un parlement constitué de 200 membres qui aura pour tâche de désigner un gouvernement et une commission extraparlementaire ayant pour tâche l’élaboration d’une constitution. Le travail de ce parlement ne sera pas facile en raison de sa composition qui sera partiellement partisane, mais essentiellement tribale, et dans laquelle les responsables sous l’ancien régime n’auront pas droit de siéger. Ceci exclut une partie importante des élites et ne contribue pas à la réconciliation et à une politique inclusive, ardemment souhaitée par l’Union européenne et les Nations unies. Autre problème épineux, celui de la place des femmes qui représentent 50 % de la population, mais auxquelles la loi électorale n’a réservé que 10 % des sièges dans le futur parlement. Pire encore, très récemment, le Conseil national de transition a abandonné en février 2012 le quota au profit de l’énoncé du principe selon lequel les listes électorales devraient contenir le nom de femmes candidates et dans le cas contraire les listes seraient annulées. Figurer sur une liste donne un avantage d’affichage, mais ne garantit pas l’élection des femmes. À cela s’ajoute, le problème endémique du racisme dans la société libyenne et la nécessité de l’État de protéger la minorité noire, comme les tribus Toubou du sud du pays.

La rébellion, la disparition des armes et la déstabilisation de l’Afrique subsaharienne

La disparition de Kadhafi et l’instabilité du pouvoir en Libye risquent d’entraîner une déstabilisation de l’Afrique et en particulier des pays subsahariens. La prolifération des armes libyennes, dont les autorités ont perdu le contrôle pendant la rébellion, pourrait transformer la Libye en une plateforme de commerce de trafic d’armes. Ceci aurait pour conséquence une recrudescence des activités de terrorisme en Afrique avec son cortège de prises d’otages. Comme autre conséquence, on pourrait assister à des luttes armées dans les pays du Sahel, comme au nord du Mali où les autorités civiles et militaires sont confrontées à une lutte armée menée par le Mouvement de libération (MNLA), dit Azawad,allié aux rebelles touaregs et au Mouvement pour l’unité et le jihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), qui est un mouvement de dissidence d’Aqmi dirigé par des Maliens et des Mauritaniens. Le coup d’État militaire du 22 mars 2012 au Mali est la conséquence de la rébellion au Nord de ce pays menée par différents groupes armés dont l’existence a été rendue possible par la déliquescence du pouvoir en Libye et la dispersion des armes. Ce coup d’État pourrait préfigurer une guerre entre le nord et le sud du Mali.

Aucun gouvernement des pays du Sahel n’est en mesure de tenir face à la prolifération du trafic d’armes libyennes à grande échelle, dans une région où la pauvreté, les conflits ethniques, religieux et politiques font bon ménage avec le terrorisme. Des armes anti-aériennes libyennes de type SA-24 et SAQ-7 (man-portable air-defense systems), tombées entre les mains d’Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) lors de la guerre contre le régime de Kadhafi, pourraient contribuer à la déstabilisation des pays limitrophes de la Libye, comme l’Égypte, le Niger, le sud du Soudan, le Tchad, voire la Tunisie. Cette prolifération de ces missiles, dont les têtes sont guidées par la chaleur des moteurs des hélicoptères et des avions, fait craindre, par ailleurs, le risque sérieux et grave de leur utilisation contre des avions civils.

Ainsi, tout retard dans la pacification de la société libyenne et le contrôle de la circulation des armes risque non seulement de compromettre la transition en Libye, mais pourrait aggraver l’instabilité politique dans certains pays africains subsahariens. Outre le Mali, d’autres pays comme le Niger ou le Tchad et dans une certaine mesure le Soudan et la Mauritanie pourraient également être déstabilisés en raison de la prolifération des armes et la réactivation des réseaux d’Al-Qaida au Maghreb islamique. Sans la pacification de la Libye et sans une gouvernance régionale sous l’égide de l’Union européenne qui pourrait prendre l’initiative d’une conférence internationale qui impliquerait des pays influents comme l’Algérie, il est à craindre que naisse dans la région subsaharienne une transnationale terroriste africaine qui réunirait en un triangle infernal AQMI, Boko Haram (dans le nord du Nigeria) et les Shebab de Somalie et seraient une grave menace pour l’Afrique. C’est une hypothèse probable, compte tenu des milliers de missiles sol-air portatifs qui ont disparu de Libye lors de la guerre.

L’État libyen doit donc faire face à plusieurs défis à la fois, chacun présentant un haut degré de gravité. C’est sans doute la caractéristique de la transition politique libyenne et qui la distingue du cas tunisien. La simultanéité de plusieurs problèmes épineux à résoudre rend la tâche du CNT difficile, périlleuse et, en tout cas, incertaine. C’est la raison pour laquelle, une bonne gestion de la transition nécessiterait une hiérarchisation des objectifs et des défis, afin d’assurer la réussite du changement politique. Il est à craindre que ces problèmes non résolus rendent la situation très difficile, avec le risque d’une issue qui pourrait être contraire aux attentes et aux objectifs pour lesquels la communauté européenne et plus largement la communauté internationale se sont mobilisées et investies. Rebâtir un pays ravagé par la guerre et menacé par la dislocation, reconstruire l’État et aider à la transition démocratique, tout cela exige une mobilisation à long terme des ressources humaines et d’engineering de la communauté internationale et de l’Union européenne, en particulier.

Notes

[1]. Moncef Djaziri, « Libye : les enjeux économiques de la “guerre pour la démocratie” », Moyen-Orient, nº 12, octobre-décembre, 2011, pp. 78-83.

[2]. Moncef Djaziri, « Tribus et État  dans le système politique libyen », Outre-Terre, vol. 3,nº 23, 2009, pp. 127-134.