Législatives égyptiennes (2011-2012) : des élections pas comme les autres
C’est dans un climat insolite qu’ont eu lieu les premières élections législatives égyptiennes après la chute du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981. Celles-ci ont en effet été précédées d’une semaine de manifestations appelant au transfert du pouvoir des militaires aux civils, à la démission du gouvernement transitoire et à la formation d’un gouvernement de « salut national ». Ces dernières ont donné lieu à des affrontements sanglants entre manifestants et forces de l’ordre autour de la place Tahrir, notamment dans la rue Mohamed Mahmoud reliant la place Tahrir au ministère de l’Intérieur, conduisant à la mort de quarante personnes. En dépit de cet état d’insécurité générale, le maréchal Mohamed Hussein Tantawi, chef du Conseil suprême des forces armées (CSFA) et chef de l’État égyptien de facto durant la période de transition, a annoncé que les élections se tiendraient à la date prévue – une décision appuyée par les Frères musulmans et rejetée par la plupart des autres forces politiques.
Guide électoral
Ces élections destinées à élire les 498 membres de Majlis al-Chaab (l’Assemblée du Peuple) se sont déroulées en trois phases consécutives s’étalant du 28 novembre 2011 au 10 janvier 2012. Les dix membres restants, habituellement nommés par le président de la République, l’ont été par le maréchal Tantawi. Chacune des phases s’est déroulée en deux tours (séparés d’une semaine) au cours desquelles neuf gouvernorats (sur un total de 27) étaient appelés à voter. Pour la première fois[1], l’Assemblée a été élue selon un système électoral mixte dans lequel deux tiers des sièges sont élus à la proportionnelle (listes électorales) et le tiers restant selon un système majoritaire (candidats individuels). À la complexité du système électoral s’est ajouté le nombre très élevé de listes (590 listes pour 332 sièges) et de candidats individuels (6 591 candidats pour 166 sièges), dont beaucoup étaient méconnus avant la révolution du 25 janvier 2011. Cette procédure a eu pour résultat que chaque électeur, votant généralement pour la première fois de sa vie, dans un pays au taux d’illettrisme évalué à 30 %, était appelé à choisir une liste électorale et deux candidats individuels sur un bulletin de vote recto verso de format A3.
Carte des forces politiques
Il existe aujourd’hui 41 partis politiques en Égypte, dont 36 créés après la Révolution. À la veille des élections, plusieurs coalitions électorales ont été formées regroupant les partis de tendance ou d’intérêts communs. La première d’entre elles est l’Alliance démocratique, regroupant le parti al-Huriyya wa-l ‘Adala (la Justice et la Liberté – droite), représentant l’aile politique des Frères musulmans, le parti al-Karama (la Dignité – centre-gauche) et le parti al-Ghad (le Lendemain – centre-droit) ainsi que d’autres partis naissants de tendance islamique. La seconde coalition, le Bloc islamiste, regroupe des partis salafistes (extrême droite), dont les partis al-Nour (la Lumière), al-Assala (l’Authenticité), al-Fadhila (la Vertu) ainsi que le parti al-Bina’ wa-l Tanmiyya (la Construction et le Développement), parti officiel de la Jama‘a Islamiyya (l’Association islamique), émanation des responsables de l’assassinat du président Sadate en 1981. La troisième coalition, leBloc égyptien, regroupe les forces libérales et séculières suivantes : le parti des Égyptiens libres (centre-droit libéral), le parti Social démocrate égyptien (centre-gauche) et le parti al-Tagammu (le Rassemblement – centre-gauche). Enfin la dernière coalition intitulée laRévolution continue regroupe des partis allant du centre-gauche à l’extrême gauche, dont le parti socialiste égyptien, l’Alliance populaire socialiste et Masr al-Huriyya (Égypte la Liberté – centre-gauche libéral).
D’autres partis d’envergure comme le parti historique al-Wafd (le Comité – droite), ainsi que d’autres partis plus récents comme al-Wasat (le Centre – centre tendance islamique modérée) et al-‘Adl (la Justice – centre), ont choisi de ne faire partie d’aucune coalition. Enfin quelques felouls ou ex-membres du Parti national démocratique (PND) – parti au pouvoir sous Moubarak et dont il était lui-même le président – ont refait surface en formant de nouveaux partis ou en rejoignant un des partis existants sur la scène politique. Ainsi al-Wafd a intégré certains membres de l’ex-PND pour profiter de l’assise populaire de ces notables dans les provinces et élargir son électorat en dehors du Caire.
Irrégularités et violations
En dépit d’un taux de participation globale de 54 % – une indéniable réussite comparée aux scrutins organisés sous Moubarak –, de nombreuses irrégularités ont été observées durant les trois phases électorales. Malgré l’interdiction officielle, les représentants des candidats, en particulier des Frères musulmans et du parti salafiste al-Nour, poursuivaient très souvent la campagne électorale devant les bureaux de vote où ils appelaient les électeurs à voter en faveur de leur candidat/liste. Il était ainsi fréquent de trouver devant les bureaux de vote les stands des jeunes Frères musulmans munis d’un ordinateur portable pour aider les électeurs à retrouver leur bureau de vote ; ou encore les filles voilées d’al-Nour en train de distribuer des tracts appelant à voter pour leurs candidats à l’intérieur même des bureaux de vote. Cette campagne illégale s’est souvent accompagnée de pratiques de corruption électorale : par exemple les Frères musulmans offraient à chaque électeur un ensemble de denrées alimentaires (un kilo de sucre, un paquet de thé, une bouteille d’huile et un kilo de viande), ainsi qu’un moyen de transport gratuit jusqu’aux bureaux de vote – selon les cas, des bus ou des camions affrétés par la confrérie, ou une place sur un tok tok (tricycle). Des cas d’achats de vote ont été observés, comme à Marsa Matrouh (gouvernorat de la côte nord), où un candidat indépendant distribuait 50 livres égyptiennes en échange du vote. Les rumeurs et l’instrumentalisation de la religion ont été aussi monnaie courante durant ces élections, avec la distribution de tracts taxant de kafir (mécréant) celui qui vote pour le Bloc égyptien. Durant la troisième phase d’autres violations ont été observées, parmi lesquelles la pratique du « bulletin tournant »[2]. Des cas de violence électorale ont été également rapportés durant la troisième phase, comme à Daqahliyya (gouvernorat du Delta) où des affrontements violents (jets de pierre, bagarres au sabre, tirs à balle réelle) ont eu lieu entre les partisans des candidats (généralement ex-PND).
Résultats et perspectives futures
Ce processus électoral – qui s’est étendu sur trois mois – s’est soldé par une large victoire des forces islamiques, profondément ancrées dans la société égyptienne, aux dépens des forces libérales séculières et révolutionnaires naissantes. Ainsi l’Alliance Démocratique a récolté 228 sièges soit 45,7 % du Parlement, parmi lesquels 213 sièges remportés par les candidats du Parti de la justice et la liberté (Frères musulmans). En deuxième position, vient leBloc islamique qui a obtenu 123 sièges (24,6 % des sièges), parmi lesquels 108 gagnés par les candidats du parti salafiste al-Nour. En troisième position se trouve le parti al-Wafd qui a réussi à conserver ses anciens fiefs électoraux et a décroché 42 sièges soit 8,4 % des sièges. En quatrième position vient leBloc égyptien qui a remporté 6,6 % (33 sièges). LaRévolution continue et le parti al-Wasat ont remporté chacun 2 % des sièges. Quant au parti al-‘Adl, il a remporté 1 seul siège, le reste (environ 10 % des sièges) allant aux ex-PND ainsi qu’à des indépendants.
Ces résultats ne se révèlent guère surprenants car ces élections ont été largement dominées par les slogans confessionnels brandis par les forces islamiques, qui ont largement instrumentalisé la naïveté politique d’un peuple très croyant (à travers l’injonction à voter pour la liste présentée comme « musulmane » ou pour le candidat dit « musulman », la catégorie des « non-musulmans » étant assez large pour inclure les candidats libéraux, séculiers, chrétiens et parfois même les wafdistes) et profité des besoins d’une population démunie. Durant toute l’année 2011, les jeunes révolutionnaires et leurs partis naissants ont continué à mobiliser la population pour réaliser les buts de la Révolution, sans pour autant réussir à traduire leur cote de popularité dans les urnes. Ils ne disposaient en effet ni du temps nécessaire pour préparer leur campagne électorale (à l’inverse des forces islamiques ancrées de longue date dans la société à travers leurs réseaux de services sociaux), ni l’argent suffisant, comparé aux sommes importantes dépensées par les forces islamiques.
La tactique des Frères musulmans consiste à chercher à contrôler le jeu politique sans en assumer les conséquences et sans porter seuls les responsabilités lourdes d’une période de transition. D’où leur slogan « responsabilité partagée », qui contrairement aux apparences, n’illustre pas leur volonté supposée d’inclure toutes les forces politiques, mais découle plutôt de leur crainte de se voir associé à un gouvernement de transition qui ne pourra probablement pas satisfaire les demandes grandissantes de la population. Ce gouvernement sera en effet censé remédier aux séquelles de 60 ans d’autoritarisme (inégalités majeures, chômage, économie chancelante, sécurité précaire), incarné par un ministère de l’Intérieur largement pénétré par les éléments de l’ancien régime et dont les outrances pourraient saper la cote de popularité de tout gouvernement. Conscient de ce défi, l’Alliance démocratique a exprimé sa volonté de s’allier à d’autres forces parlementaires pour créer une majorité. De même, elle a appelé à la formation d’un régime mixte dans lequel elle formerait un gouvernement de coalition et où les Frères musulmans occuperaient des ministères de service, leur domaine d’expertise par excellence et confieraient les ministères à « haut risque » comme l’Économie et l’Intérieur aux autres forces politiques. Ils seraient ainsi en mesure de préserver leur popularité et de camoufler les limites de leur compétence politique. Reste à savoir si les autres forces politiques seront prêtes à s’allier à eux. Un autre acteur très important dans la période de transition est le CSFA, qui a oscillé entre provocation (arrestation des activistes et jugement des civils devant des tribunaux militaires) et tentative de réconciliation (levée partielle de l’état d’urgence et libération de 1 960 militants à l’occasion du 1er anniversaire de la Révolution). Les militaires sont prêts à négocier la passation du pouvoir aux forces politiques civiles, mais à la condition de se voir garantir certains privilèges économiques hérités de l’ère Moubarak, voire l’indépendance financière de l’institution militaire[3].
Nous nous trouvons donc face à un jeu tripolaire, dans lequel chaque acteur exerce une pression pour réaliser ses propres intérêts : d’un côté, les Frères musulmans qui veulent s’assurer une majorité parlementaire (et peut-être gouvernementale), de l’autre les militaires, dont l’intention est de garder quelques « domaines réservés », et enfin les jeunes révolutionnaires, qui aspirent toujours à une réforme globale du système politique et militent pour l’accomplissement des buts initiaux de la Révolution. C’est dans ce contexte que l’Égypte est censée promulguer sa nouvelle constitution puis élire son premier président de l’ère post-Moubarak – le tout, avant juillet 2012. Une situation hautement tendue, susceptible d’exploser à tout moment.
Notes
[1] Sous Moubarak, l’Assemblée du Peuple était composée de 518 membres (réduits à 508 membres, dont 498 élus et 10 nommés, après la révolution du 25 janvier 2011) élus selon un système majoritaire à deux tours.
[2] Ce dernier est une astuce permettant au candidat de prédéterminer le vote et d’amasser les voix des électeurs – probablement illettrés – en échange d’une petite somme d’argent. Le représentant du candidat s’infiltre dans la queue devant le bureau de vote et donne un bulletin déjà rempli à l’un des électeurs. Une fois à l’intérieur du bureau, ce dernier dépose le bulletin rempli dans l’urne et garde le bulletin vide (qui lui a été remis par l’officier électoral), qu’il passe au représentant du candidat à la sortie. Celui-ci le remplit et le remettra à un autre électeur pour recommencer le procédé.
[3] Une déclaration de principes constitutionnels émise avant les élections parlementaires et connue sous le nom du « Document al-Salmi », du nom du vice-premier ministre qui l’a promulguée, stipulait qu’il n’y aurait pas de contrôle parlementaire sur le budget militaire. Ce document a généré une vague de critiques, ce qui a conduit les militaires à clore pour le moment la discussion sur ce sujet.