La mise en place et la crise du système autoritaire dans le monde arabe

15 noviembre 2011 | Paper | Francés

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Introduction

« Les conditions objectives de la chute de la dictature de Ben Ali en Tunisie sont apparues : l’échec du régime à réaliser ses promesses, l’arbitraire d’un État qui censure et qui torture, la montée des problèmes économiques et les tensions sociales, la corruption trop visible des élites au pouvoir, la désagrégation du pacte entre les élites civiles et le général-président et le retournement partiel de l’opinion internationale. Il ne manque que le détonateur de la colère populaire ».

Ce propos prémonitoire de Lisa Garon date de 1998. Mais il a fallu attendre 2011 pour assister à la chute de Ben Ali et à sa fuite. Depuis janvier 2011, d’autres dirigeants ont été défénestrés. En Égypte, Moubarak est contraint à la démission et est aujourd’hui déféré, même sur une civière, devant un tribunal égyptien. En Libye, Kadhafi se terre quelque part et est traqué. Au Yémen, Ali Saleh, blessé, résiste contre vents et marées, mais la contestation ne faiblit pas. En Syrie, Bachar El Assad est aux abois. Les autres régimes ne sont pas à l’abri de la colère populaire et tentent, tant bien que mal, de lâcher du lest, de donner des gages de réforme, bref de désamorcer la contestation.

Le monde entier a été pris de court par « ce brutal surgissement de l’évènement révolutionnaire », surpris par la soudaineté et l’enchaînement des contestations et leur effet « boule de neige » à l’échelle de la région. Surprise d’autant plus forte que la rupture intervient au sein d’un monde arabe perçu comme réfractaire à la vague démocratique, rétif au changement, au point que ce monde était devenu, pour beaucoup d’Occidentaux, une « source de perplexité permanente », une sorte d’« anomalie historique ».

Et, pourtant, les signes avant-coureurs de la déflagration politique et sociale ne laissaient subsister aucun doute quant au dérèglement de la mécanique autoritaire, certes, si bien huilée, mais que l’on croyait, à tort, résistante à toute épreuve.

Ce texte vise donc à analyser la mise en place du syndrome autoritaire dans les pays arabes depuis les indépendances et les raisons de sa longévité. À rebours du journalisme qui s’attache aux événements immédiats, ce texte se place dans la longue durée pour y trouver les repères qui rendent intelligible la problématique sous étude et ébaucher des hypothèses.

Je n’aborderai pas les questions du futur et je ne répondrai pas à la question de savoir si les pays arabes, en ébranlant le système autoritaire, entrent résolument dans un nouveau cycle historique marqué par le pluralisme, car comme le disait Raymond Aron : « Les hommes font l’histoire, mais ils ne savent pas l’histoire qu’ils font ». Et dans le cas des pays arabes où des chefs d’État arabes ont été déboulonnés, les inconnues sont nombreuses et les risques sont réels, notamment les risques de confiscation par les militaires, de détournement par des mouvances religieuses ou de récupération par les fidèles des régimes déchus. Mais, nonobstant les incertitudes du futur, voire les hypothèques, ce qui se déroule sous nos yeux constitue une rupture de portée inédite puisqu’il s’agit, à l’intérieur, d’une recomposition du champ politique et social, et dans la politique extérieure, d’un retour, sur des bases nouvelles, à la « question nationale arabe » que l’on croyait enterrée à jamais1.

Première partie : La mise en place du système autoritaire (1952-1970)

Les chercheurs multiplient les vocables pour désigner l’autoritarisme parlant de système, de syndrome, de mécanique ou de dispositifs autoritaires. Peu importe le vocable : une chose est sûre : l’autoritarisme n’est pas à confondre avec le totalitarisme, terme dont abusent journalistes et experts, car le totalitarisme suppose un contrôle total de la société par les structures politiques, ce qui n’est évidemment pas le cas du système autoritaire où certains espaces d’autonomie demeurent malgré la répression et le contrôle. Dans un système autoritaire, comme le rappelle Bertrand Badie « la contestation zéro n’existe pas… Même les systèmes autoritaires les plus durs sont obligés de laisser fuir des éléments de contestation », qui d’ailleurs peuvent prendre la forme de luttes sociales, de grèves, de désobéissance civile, ou des formes plus inattendues comme la poésie, l’humour ou la caricature.

Le système autoritaire dans le monde arabe s’est imposé à des sociétés civiles qui existent, certes, des sociétés clivées et peu autonomes, mais que les régimes n’ont jamais pu écraser ou museler tout à fait. De plus, les États arabes autoritaires n’ont jamais été des États coupés du monde, à la manière nord-coréenne, mais des États ouverts à l’économie mondiale qu’ils irriguent par le pétrole et le gaz et autres produits textiles ou agricoles, et qui ont misé sur le tourisme international dont ils engrangent de plantureux bénéfices.

Cela dit, l’on se demande s’il faut continuer à parler de système autoritaire ou de système autocratique qui désigne mieux des régimes non élus démocratiquement et qui font tout pour restreindre les libertés. Dans ce texte, le système autoritaire englobe le système autocratique et le dépasse par la sophistication des moyens de répression dont il dispose, par l’emprise qu’il cherche à exercer dans le domaine politique, économique et social, et par le jeu d’alliances qu’il noue, à l’intérieur, avec les réseaux clientélistes, et à l’extérieur, avec les États dont il sert les intérêts.

Bien sûr, le système autoritaire est une construction historique et non quelque chose de consubstantiel à une culture. Cela paraît évident : mais pas pour tous. Certains clichés ont la vie dure.

L’exception autoritaire arabe (et musulmane) : l’explication culturaliste

L’islam, qu’il soit intégriste ou pas, est-il compatible avec la démocratie de type occidental ? La réponse est clairement non.

L’autoritarisme est une construction historique en tant que mode d’exercice du pouvoir : il n’est pas quelque chose de tomber du ciel comme une météorite et, à fortiori, il n’est pas consubstantiel à la culture arabe ou la religion musulmane. Pourtant, la problématique a été souvent appréhendée, en Occident, sous le prisme culturaliste liant l’autoritarisme à l’essence même de l’islam et, par conséquent, du monde arabe comme s’il existait un homo islamicus ou un homo arabicus spécifique, « coupé anthropologiquement du reste de l’humanité ». Un tel postulat laisse supposer que l’islam est irrémédiablement associé à une sorte de théocratie qui se révélerait incapable de s’ouvrir à l’univers pluraliste et à son corollaire démocratique. C’est la thèse de Bernard Lewis sur « le despotisme intrinsèque en islam ». Parce que majoritairement musulman, soutiennent les tenants de la thèse culturaliste, le monde arabe souffrirait de la même exception autoritaire et constituerait la « seule région demeurée en retrait d’un processus planétaire de démocratisation ».

Ce soi-disant « exceptionnalisme arabo-musulman » est évidemment réducteur. Car non seulement il procède d’une vision a-historique et révèle une attitude paresseuse de l’esprit scientifique, mais surtout il débouche sur une conclusion discutable : les sociétés islamiques et arabes (parce que majoritairement musulmanes) ne peuvent accéder à l’idéal de l’univers démocratique parce qu’elles seraient réfractaires à toute forme d’expression démocratique.

D’autres versions des explications culturalistes sont mises à contribution pour affirmer que les structures sociologiques du monde arabo-musulman ne se prêtent pas à l’émergence d’une société civile dynamique et autonome et à l’établissement de régimes démocratiques. Sont alors invoquées pêle-mêle les traditions millénaires de despotisme oriental, de pouvoir patriarcal ou de solidarités tribalo-confessionnelles. C’est ainsi que la théorie d’Ibn Khaldoun sur l’Assabiya (esprit de corps particulier) est dépoussiérée et resservie. Il en va de même des théories fondées sur le « factionnalisme », le « clientélisme », la « Oumma » ou « l’esprit sectaire ». Bref, comme le résume Elie Kedourie, un anti-arabe impénitent : « Il n’y a rien dans les traditions politiques du monde arabe − qui sont les traditions politiques de l’islam − qui rendraient familières, ou même intelligibles, les idées organisatrices du gouvernement constitutionnel et représentatif ». David Pryce-Jones va plus loin encore : « Aujourd’hui, un démocrate arabe, ce n’est pas seulement une vue de l’esprit, c’est une contradiction dans les termes ».

D’autres auteurs vont lui emboîter le pas, rappelant les rivalités tribales, la contestation permanente de l’autorité, les séditions en chaîne, la succession des révoltes qui rendraient la Cité islamique, dès l’origine, « anarchique » et ingouvernable. De sorte que la culture de la violence et de la force qui prévaudrait dans l’aire arabo-islamique ne militerait pas en faveur de l’émergence d’une société civile et d’un espace de droit.

Théorisé plus tardivement à la suite des travaux de Max Weber, le concept de « patrimonialisme » et de « néo-patrimonialisme » élaboré par le professeur palestinien, Hisham Sharabi, viendra signifier la réalité d’un pouvoir où la chose publique devient une chose privée, une quasipropriété d’un seul individu, le chef, auquel tous les autres individus doivent obéissance et soumission. L’argument du néo-patriarcat en vient à postuler, comme le souligne Elisabeth Picard, que « la vie sociale depuis la famille naturelle jusqu’à la famille “nationale” se caractériserait par des relations d’autorité, de domination et de dépendance conférant à la figure du père-patriarche les traits d’un agent de répression ». De sorte que, au-delà de leurs différences, des itinéraires historiques différenciés, des sociétés et des constructions politiques multiples, les régimes arabes « témoigneraient d’une même structure autoritaire axée, pour l’essentiel, sur la relation au chef ».

Le concept de néo-patrimonialisme ne manque pas de pertinence. Mais il témoigne davantage d’une dérive du système autoritaire (comme je l’expliquerai plus loin) qu’il n’en constitue l’essence même.

L’explication culturaliste s’est tout naturellement appuyée sur le corpus juridique musulman où l’intérêt de l’Oumma (la communauté musulmane), prétend-on, prévaudrait sur les droits de l’individu. Cette approche culturo-religieuse a dominé trop longtemps la recherche sur la société civile, les droits de l’homme et la démocratie dans l’aire arabe, condamnant la réflexion à interroger continuellement et stérilement « l’esprit arabe » ou « l’esprit musulman » pour comprendre l’autoritarisme des États, l’absence d’autonomie pour les individus et donc de démocratie, et, de manière générale, la désaffection des sociétés arabes à l’égard de l’État. Cela dit, il est clair que le corpus juridique musulman fournit un système de normes, mais ces normes sont constamment reinterprétées du fait de l’évolution même des mentalités et des sociétés.

Ainsi, la première tâche des analystes qui veulent percer le mystère de la culture politique arabe et de son rapport à la démocratie, c’est de s’affranchir de l’essentialisme culturel, d’éviter les approches réductionnistes et d’utiliser une méthodologie recourant, non pas aux textes coraniques, mais aux sciences humaines telles que l’histoire, la géographie, l’anthropologie, la sociologie religieuse, la science politique et économique, comme on le fait d’habitude quand on analyse des phénomènes similaires sous d’autres horizons, comme en Europe orientale, en Asie ou en Amérique latine. Cela dit, les variables culturelles entrent en ligne de compte, mais elles ne sauraient être déterminantes.

Si le recours à toutes les sciences humaines est indispensable pour analyser le phénomène autoritaire, il l’est aussi pour s’extraire de l’illusion qu’il y a un seul moule autoritaire ou un seul modèle. Les modes de fonctionnement des régimes autoritaires, en termes d’exercice du pouvoir, de régulation, de cooptation, d’exclusion, ou de contrôle peuvent varier d’un pays à l’autre en fonction de la géographie de chaque État, de son parcours historique, de sa structure sociale, de l’état de son développement économique, de la nature de sa bureaucratie ou même de ses alliances extérieures. Cela explique d’ailleurs pourquoi le printemps arabe de 2011 a permis de défenestrer rapidement Ben Ali et Moubarak, alors qu’il a viré vers une guerre sans merci en Libye − qui, heureusement, s’est soldée par la victoire des rebelles libyens − et qu’il piétine au Yémen, en Syrie et à Bahreïn.

La mise en place de l’État postcolonial autoritaire : une approche historique

Comme on sait, la première incarnation de l’État moderne dans le monde arabe, au début du XXe siècle, a été libérale, « fondée sur l’alliance hétéroclite entre les réformateurs musulmans, les nouvelles classes moyennes constituées de professions libérales et des classes commerçantes ». En effet, au XIXe et au début du XXe siècle, bon nombre de penseurs arabes ont été très vite acquis à la « Philosophie des Lumières » critiquant le despotisme (Al-hukm al-mutlâq), pensant la religion, la politique et la société en termes modernistes, séculiers et rationalistes, se situant par rapport à l’Europe des idées et s’inspirant des principes fondateurs de la Révolution française. Le chef de file de ce courant libéral est l’Égyptien Rifâa Al-Tahtawi qui passe à Paris cinq ans dans la première moitié du XIXe siècle. C’est lui qui écrit dans un de ses livres : « Que la patrie soit le lieu de notre bonheur commun que nous bâtirons par la liberté, la pensée et l’usine ». De nombreux intellectuels du Maghreb (notamment Khayr el din El Tunsi) et du Machrek (notamment Kassem Amin) reprennent à leur compte les idées libérales d’Al-Tahtawi. Fatima Mernissi se plaît à rappeler que les idées d’Al-Tahtawi, notamment celles de la liberté d’opinion (Huriyyat al Ra’y) et de tolérance (al-tassamouh), furent et sont enseignées en classe primaire et secondaire.

Le courant libéral s’affirme en Iran avec la révolution constitutionnaliste, en Turquie avec l’introduction du laïcisme par Mustafa Kemal et, dans le monde arabe, sous l’impulsion de Loutfi el Sayyed et de Salama Moussa. On assiste, après la Première Guerre mondiale, au développement du système parlementaire en Égypte, en Irak et ailleurs, à la floraison de partis politiques (il y avait 11 partis en Palestine en 1928), au développement spectaculaire de la presse et à une évidente sécularisation des élites.

Reflet, projection ou reproduction de la pensée libérale occidentale, « le moment libéral » arabe (alfatrah al liberaliyyah) entre les deux grandes guerres mondiales, se résume, comme le souligne Abdallah Laroui, « en une adoration de la forme », car il y avait un tel déphasage de la réalité arabe par rapport au modèle occidental imité que l’État libéral arabe n’a pas pu faire face aux nombreuses difficultés politiques et matérielles pour développer un véritable sentiment d’adhésion nationale et résister aux premiers coups d’État militaires des années 40.

En effet, le seuil d’indépendance franchi, après la Deuxième Guerre mondiale, c’est le problème de l’affirmation nationale qui éclate. L’État nationaliste, arabiste, socialiste, radical succède à l’État libéral. Des coups d’État (Syrie, 1948 ; Égypte, 1952 ; Irak, 1956 ; Libye, 1969 ; Soudan, 1969), des révolutions populaires et des luttes politiques contre le colonialisme (Algérie) portent au pouvoir de nouvelles élites militaires15 souvent d’extraction rurale ou petite-bourgeoise. Toutes ces élites proclament leur attachement au nationalisme arabe et mettent sur pied un système de gouvernement centralisé.

Le nationalisme arabe des années 50 et 60 est essentiellement politique, ayant l’arabité pour principale référence culturelle, se développant « grâce à l’État territorial moderne et contre lui », car oeuvrant à l’unification des Arabes et à la lutte contre l’impérialisme. L’État postcolonial arabe, incarné par le nassérisme, le ba’athisme et l’idéologie du FLN algérien, embrasse le socialisme considéré comme l’incarnation idéologique des revendications populaires (réformes agraires, industrialisation d’État, monopole public du commerce international) et, tout en rejetant le marxisme athée, ne coupe pas les ponts avec la religion pour attirer les milieux populaires en même temps qu’il affiche une sorte de modernité et de « laïcité autoritaire » plus de façade que de conviction.

Mais cet arabisme souffre d’un vice profond, d’« un péché originel », dirait Abdel Mon’em Said17. En effet, par son insistance sur la « nation arabe glorieuse » (al oummah al-arabiyyah almajidah) et sa « mission éternelle » (al-risalah al-khalidah), l’arabisme, pendant sa phase ascendante (1952-1967) a gommé les différences et la diversité. De telle sorte que toute expression identitaire linguistique, ethnique ou religieuse était considérée comme dissidence, séparatisme, voire conspiration contre l’unité de la Nation.

Cette posture rend les arabistes aveugles aux revendications culturelles légitimes des Kurdes, des Berbères, des Kabyles, des Africains sud-soudanais et autres. Cette cécité produit des effets paradoxaux. Dans certains cas, les communautés (surtout chrétiennes) établissent avec le mouvement arabiste un lien fusionnel et s’en font les champions (en Irak, en Syrie, en Palestine, etc.). Dans d’autres cas, les communautés non arabes se rebellent et entrent en dissidence (par exemple au Sud-Soudan et au Kurdistan). Au Maghreb, mais aussi à Bahreïn ou dans l’est de l’Arabie saoudite et ailleurs, les minorités ou les communautés berbères, kabyles ou chiites, adoptent un profil bas pour ne pas être suspectées de manquer de loyauté, mais leur rancoeur d’être laissées pour compte n’en est pas moins réelle.

La mise à l’écart de la question « des communautés » (que je préfère au terme « minorité ») ethniques, religieuses, ou non arabes, surprend à peine, car c’est toute la question de la gestion démocratique de la société qui est tout bonnement occultée.

En effet, dans la période postindépendance, la démocratie apparaissait comme non prioritaire, presque une diversion par rapport aux exigences du moment : lutte anti-impérialiste, combat anticolonial, défense de la Palestine, non-alignement, consolidation de l’État national et construction de l’économie socialiste. Les mots-clés de la littérature politique et des discours officiels sont : al-istiqlal (l’indépendance), al isti’mar (l’impérialisme), al-sahyouniyyah (le sionisme), al-ishtirakiyyah (le socialisme), al-wihdah (l’unité) et, après la Conférence de Belgrade, le non-alignement (adam-al-inhiyaz). Les slogans dont se drape la rhétorique nationaliste baasiste et nassérienne sont : unité, liberté, socialisme.

Dans les régimes monarchiques, les mots-clés sont différents : la défense de l’islam, al-istiqrar (la stabilité), al-tanmiyyah (le développement), la lutte contre les communistes et les athées et l’alliance avec l’Occident. La devise de ces royaumes était et demeure : Allah, al Watan, Al- Malik (Dieu, la Patrie, le Roi). L’axe monarchique arabe s’inscrit clairement dans une alliance avec l’Occident au moment où les nationalistes « républicains » prétendent le combattre.

Mais dans les deux cas, en dépit de l’insistance formelle sur la liberté, la démocratie est absente de la littérature et du discours officiel. Au nom de « missions sacrées » (défense de la nation arabe ou défense de l’islam), présidents et monarques s’approprient la parole « légitime », répriment toute dissidence, développent un arsenal répressif et se présentent comme « agents du changement ». Toute personne suspectée de contester la « parole légitime » des gouvernants est taxée de Kh’a’in, traitre, ou d’Amil, agent de l’étranger, de l’impérialisme, du sionisme, ou pire encore, d’adouw, ennemi de la nation arabe ou de l’islam « authentique » ou de l’honneur national (al-sharaf al-qawmi). Les services de renseignements s’infiltrent partout pour traquer les « déviants ». Ces services sont si tentaculaires que certains auteurs nomment les États arabes, « États des Moukhabarat » (les États du renseignement).

Ainsi, le nationalisme arabe dans sa version nassérienne et baasiste joue-t-il contre la démocratie. Non pas parce que le nationalisme arabe ne peut, par essence, qu’être antidémocratique, mais parce qu’il a d’autres priorités, d’autres combats, dans un contexte historique marqué par la lutte pour l’indépendance, le défi sioniste et le conflit des puissances. Mais aussi parce qu’il est porté par des équipes militaires davantage accoutumées à l’ordre qu’à la dissension. Est-ce un hasard, dès lors, si le nationalisme arabe va secréter rapidement des régimes autoritaires dont le noyau dur est le processus d’exclusion, puisque, comme le rappelle Philippe Droz-Vincent, « le pouvoir n’est pas fondé sur le principe de la citoyenneté, mais sur les solidarités “mécaniques”, les regroupements “primordiaux” (clan, famille, tribu) et les solidarités “corporatives bureaucratiques” (le parti du pouvoir) ».

C’est donc durant cette période que s’affirme la figure du Zaïm (Nasser), du « héros national » (Boumediene), du « combattant suprême » (Bourguiba). C’est aussi la période du parti unique ou du parti dominant, mais c’est surtout la période marquée par la domination de la scène politique arabe par les militaires. Comme le dit John Waterbury : « Ces prétoriens en situation de guerre […] ont constamment déclaré qu’ils gouvernaient pour accomplir une mission sacrée […] Et parce que la mission est sacrée (anti-impérialisme, libération nationale, socialisme, sionisme, etc.), le débat sur les moyens et les fins est immédiatement considéré comme subversif et blasphématoire ». Ceci explique la raison pour laquelle les débâcles militaires se soient rarement soldées par des rendements de comptes. Contrairement aux militaires argentins discrédités par la défaite des Malouines, et par conséquent évincés de l’armée, les militaires arabes parviennent toujours, ou presque, à survivre aux débâcles militaires.

À défaut de légitimité démocratique, les dirigeants nationalistes arabes, souvent issus des milieux militaires, se drapent de la légitimité historique qui ressortit à ce que Joseph Maila appelle « la logique de restitution » articulée autour de la restauration de l’intégrité territoriale à travers la lutte anticoloniale et la régénération d’une communauté humaine colonisée. Ici, ce qui est mis en avant, ce n’est pas tant la figure du « chef », mais celle du « père fondateur de la Nation » auquel on doit non seulement obéissance, mais surtout respect.

Plus tard, en échouant dans la construction d’un État de droit, et en essuyant de nombreuses défaites face à Israël, le nationalisme des oligarchies militaires va se déliter, laissant un vide dans lequel vont s’engouffrer les mouvements islamistes. Mais le mode de gestion autoritaire des affaires publiques demeure intact.

L’approche socio-économique de l’autoritarisme

Le dispositif autoritaire est rendu également possible grâce à un autre facteur lié aux fonctions non régaliennes que s’approprient les États arabes postcoloniaux. En effet, non seulement ces États cherchent-ils à s’acquitter des fonctions de la gestion politique et de sécurité, mais ils se voient surtout comme les agents du changement socio-économique et de la transformation des structures et des valeurs sociales. L’État nationaliste devient entrepreneur, gestionnaire et allocataire. Ce faisant, il passe en fait un « contrat social tacite » avec la population, selon lequel l’État prend en charge les questions de développement, d’indépendance politique et de justice sociale, en échange de quoi la population ne se montre pas trop revendicative sur la question de participation politique.

Ici, nous sommes dans une autre logique de légitimation : c’est la logique de la rétribution22 qui ressortit à une légitimité découlant de la distribution de la rente. C’est une manière de pérenniser un rapport de dépendance avec l’État-rentier distributeur de services (éducation gratuite, soins de santé gratuits, etc.) et allocataire de ressources (emplois, subsides aux denrées de première nécessité, etc.). Ainsi, la population reconnaissante et respectueuse (aux pères historiques) devient aussi une population cliente de l’État « socialiste » ou de l’État « rentier ».

Cette logique de rétribution se trouve aussi bien dans les républiques que dans les monarchies. Mais dans les monarchies, elle se double d’une autre logique : la logique de révérence qui ressortit à une logique qui vise à maintenir la représentation hiérarchique de l’ordre social par le biais de l’ordre tribal (dans les pays du Golfe), l’utilisation de l’arbre généalogique qui conduit à une parenté avec la tribu du Prophète (la monarchie Hachémite), ou l’autoproclamation comme Commandeur des croyants (la monarchie marocaine) ou Gardien des Lieux Saints (la monarchie saoudienne). Ces différentes logiques de légitimation (restitution, rétribution, révérence) sont au coeur du système autoritaire, garantissant sa reproduction. Affirmer que le système autoritaire se pérennise par la seule répression paraît un jugement hâtif, car aucun système autoritaire ne tient par le seul recours à la force. Il a besoin pour se reproduire de la reconnaissance (légitimation historique), de la soumission (légitimation distributive) et de la révérence du peuple (légitimation religieuse).

Ainsi, historiquement, la culture politique arabe, aussi bien dans les États arabes républicains que dans les États monarchiques, met la démocratie sous le boisseau, laissant peu de place aux citoyens par manque de médiations nécessaires entre le chef et ses sujets (Ra’aya), entre le Père fondateur de la Nation et ses « fils ». Quelle que soit la logique de légitimation (historique, rentière, tribale ou religieuse), soit le dirigeant exige la docilité en échange de ces libéralités − et dans ce cas, on n’a pas affaire à une relation de gouvernants à citoyens, mais de dirigeants à clients −, soit le dirigeant exige la révérence en raison de ses titres de noblesse ou de ses titres « religieux », et en raison de son passé de chef révolutionnaire, de « combattant suprême » ou de « père historique de la nation » et, dans ce cas, on a une relation non de gouvernants à gouvernés, mais de père à fils. Dans tous les cas, la notion même de souveraineté populaire est inexistante, puisque les dictatures formatent leurs peuples par un endoctrinement subtil, soit en mettant en exergue leurs maigres avancées, soit en se présentant comme les défenseurs des grandes causes arabes.

Par son mode de gouvernement centralisé, par l’imposition d’une pensée unique, par l’exercice du monopole de la violence politique, l’État arabe postcolonial produit une culture politique antidémocratique. Certes, il y a des intellectuels qui dénoncent cette évolution, mais généralement qu’ils soient marxistes, nationalistes ou islamistes, les intellectuels arabes, pendant la phase de l’affirmation nationale, se rangent derrière leurs régimes en s’abritant derrière des théorisations opportunistes. Les marxistes considèrent, en effet, que le « socialisme véritable » englobe forcément la liberté et la justice sociale. Les nationalistes estiment que le combat national est prioritaire. Tandis que les islamistes prêtent peu d’attention à la démocratie dans la mesure où le corpus juridique musulman garantit la justice et la solidarité.

Un tel formatage des esprits conduit à une démission de l’esprit critique et à un véritable hold-up de la démocratie. Al Jabiri parle d’une « confiscation des libertés politiques ». La pensée libérale est restée confinée dans certains cercles restreints d’intellectuels éclairés. Quant à la pensée laïque – minoritaire − elle est surtout portée par des communautés confessionnelles, ethniques, ou linguistiques qui y voient une protection face à la marginalisation sociale et politique.

Conclusion de la première partie

La première période postindépendance est caractérisée par l’affirmation nationale et la construction étatique. Le modèle autoritaire se met en place grâce à de multiples légitimations, un mécanisme d’appropriation des moyens de coercition, des ressources financières et de la parole autorisée. La participation politique se fait à l’intérieur du parti unique ou dominant réduisant quasi à néant « la possibilité de contestation institutionnalisée des décisions prises par les élites politiques ». Il ne peut en être autrement puisqu’il n’y a pas de règles institutionnalisées de la compétition. Certes, en dehors de la Libye de Kadhafi, où il n’y a ni parti, ni Parlement, ni même élection présidentielle, dans les autres pays arabes, il y a bien des élections parlementaires, voire présidentielles, mais elles sont sans enjeu, car elles tournent au plébiscite. Les régimes autoritaires organisent leur stabilité en aménageant les institutions. Le cadre constitutionnel est respecté dans les formes, mais perverti dans le fond et, en tout état de cause, les taux d’abstention sont tels que la population ne semble plus concernée par les choix politiques. La contestation est faible et, en tout cas, fortement réprimée dans les usines, les universités et partout : la demande sociale et nationale l’emporte sur la demande démocratique.

Mais, au début des années 70, la population arabe dépasse à peine 140 millions d’habitants. Et les moyens financiers des États sont suffisants pour respecter leur part du contrat social : créer des emplois et satisfaire aux besoins de base. En effet, les États bénéficient de nombreuses rentes : rente stratégique, rente touristique, transferts des immigrés, droits de transit (Canal de Suez par exemple), solidarité interarabe et revenus pétroliers. Ces États ne sont donc pas pauvres, puisqu’ils ne sont pas dépourvus de moyens. Ils ne sont même pas tout à fait dysfonctionnels : dans certains secteurs comme l’éducation et la santé, ils sont plutôt efficaces. Mais ces États restent autoritaires, car ils ne doivent rendre de comptes à personne et sont autonomes par rapport aux sociétés.

Deuxième partie : Les dérives autoritaires : des États paternalistes aux États prédateurs (1970-2000)

Analysons d’abord le contexte général. La défaite de 1967 démontre la fragilité intrinsèque du mouvement arabiste qui n’a pas su traduire l’existence d’un fort attachement à l’arabité en une exigence d’unité. Fragmenté en de multiples foyers, le système arabe se déradicalise progressivement. Les chocs pétroliers (1973 et 1979) et la progressive pétrodollarisation du sous-système régional arabe renforcent le pôle de l’Arabie saoudite qui détrône l’Égypte en tant que principal acteur géopolitique régional et fait passer le centre de gravité du sous-système du Moyen-Orient-Afrique du Nord vers le pays du Golfe. L’islam militant s’empresse d’occuper le vide idéologique laissé par l’arabisme moribond.

Pendant cette période, les anciennes alliances sont bousculées : Sadate renvoie les conseillers soviétiques, s’inscrit dans une alliance avec les Américains et signe un Traité de Paix séparé avec Israël (1979). Deux coups d’État, survenus en 1969, portent au pouvoir Kadhafi en Libye et Numeiri au Soudan. Au Maroc (à Skhirat) en 1971, le roi Hassan II échappe de justesse à un coup de force militaire. En Tunisie, le général Ben Ali écarte le président Bourguiba pour des raisons de « sénilité » (1987).

L’invasion israélienne du Liban, l’éviction de l’OLP de ce pays et les massacres de Sabra et Chatila, en 1982, démontrent l’ineptie du système régional arabe privé de son axe principal, l’Égypte, mis en quarantaine depuis la signature des Accords de Camp David, en 1979. L’éclatement du soulèvement populaire palestinien (Intifada) contre l’occupation israélienne (1987-1993) révèle la vitalité et la capacité de résistance de la société civile, mais confirme concomitamment le principe de négociation avec Israël selon la formule d’un « échange de paix contre les territoires » (Plan de Fès, 1982). Plus à l’Est, après une guerre meurtrière qui oppose l’Iran à l’Irak (1980-1988), l’invasion du Koweït par les troupes de Saddam Hussein (2 août 1990) donne lieu à une riposte foudroyante d’une coalition internationale chapeautée par les États-Unis (1991). Accusés de pratiquer une politique de double-poids, doublemesure, les États-Unis convoquent à Madrid, en octobre 1991, la première conférence de paix israélo-arabe, puis président à la signature, le 13 septembre 1993, des Accords d’Oslo.

L’UE repense ses relations avec les pays méditerranéens. Après la Politique globale méditerranéenne (1972-1990) et la Politique méditerranéenne rénovée, l’Europe organise la Conférence de Barcelone, en novembre 1995, qui met sur pied le Partenariat euro-méditerranéen.

Au Maghreb, la contestation sociale prend de l’ampleur dans les années 80 suite à l’imposition par le Fonds monétaire international des Plans d’ajustement structurel. La contestation est réprimée avec rudesse et quelquefois, comme en Algérie, dans le sang. Sur le front politique, après les turbulences et les unions éphémères, le climat s’apaise, fin des années 80, avec la signature à Marrakech, le 12 février 1989, de l’Union du Maghreb Arabe. Mais celle-ci ne survit pas à la crise libyenne avec les attentats contre un avion français et un avion américain, ni, à fortiori, à la crise algérienne à partir de 1992. Depuis 1994, après un attentat à Marrakech, les frontières entre l’Algérie et le Maroc ont été fermées (elles le sont toujours en 2011).

À la fin de cette période, vers 2000, la population arabe est passée de 140 millions (1970) à 300 millions (en 2000). Les jeunes sont de plus en plus nombreux et de plus en plus éduqués et les besoins explosent. Plusieurs dirigeants historiques disparaissent : Nasser en 1970 et Boumediene en 1978, Hassan II (en 1999), Bourguiba (en 2000) et Hafez el Assad (2000).

Économiquement, Sadate inaugure la politique de l’Infitah : ouverture économique pour relancer l’économie essoufflée par la mauvaise gestion et les dépenses militaires. Dans les années 80, le programme d’ajustement structurel est pratiquement imposé à tous les pays arabes. Les émeutes se multiplient. Le consensus social tacite de la période précédente est rompu. Non seulement les États arabes pulvérisent le rêve de libérer la Palestine en subissant la défaite la plus cuisante de leur histoire (1967), mais l’idéologie arabiste, elle-même, est ébréchée. Et sur le plan socioéconomique, les États ne sont plus en mesure de respecter leur part du contrat social tacite par la prise en charge des besoins de leurs populations.

Les États arabes qui doivent une part de leur légitimité à leur fonction productive, allocataire et distributive, ne disposent plus, dans les dernières décennies, des mêmes moyens financiers pour s’acquitter de leurs tâches modernisatrices (créer des infrastructures, construire des usines, faire des aménagements ruraux, etc.), créer des emplois (dans le système scolaire et hospitalier, dans l’administration, dans l’armée, dans le secteur public) et pourvoir des services sociaux. Et là où les États continuent à disposer de ressources (comme dans le cas des pays pétroliers), celles-ci sont mal allouées, dans le sens où les régimes qui ont de l’argent « veillent à ce que cet argent reste sous leur contrôle et ne génère aucune création de richesse locale autonome qui pourrait leur échapper ». Ces régimes ont pour souci prioritaire de « maintenir le statu quo social et surtout d’éviter l’autonomisation de la société civile ». En somme, l’État distribue une partie de la rente, mais fait tout pour empêcher la société de se l’approprier, de sorte que la rente n’est pas là pour amorcer une stratégie de développement, mais pour pérenniser le contrôle politique de la société.

En outre, les États – surtout les États du Maghreb − ne disposent plus de la possibilité de canaliser vers l’extérieur, par le biais des flux migratoires, le surplus de leur population inactive, puisque, depuis 1973, les États européens décident de restreindre l’immigration régulière. Ce n’est donc pas étonnant que le chômage s’envole (± 20 % de la population active), n’épargnant ni les jeunes (± 30 % de chômeurs), ni les femmes, ni les diplômés. Le marché du travail ne parvient plus à absorber tous ceux qui quittent le système scolaire. Les pays arabes, qui devraient créer chaque année 7 millions d’emplois, ne parviennent à en créer qu’un quart, suscitant dans la jeunesse une immense frustration, terreau de la contestation radicale.

Clairement, comme l’affirment Ferrié et Santucci,30 « l’autoritarisme (y compris l’autoritarisme socialiste) n’a pas accompli son “devoir historique” en favorisant le changement social et la modernisation ». Dans ce contexte, marqué par la crise, toutes les anciennes légitimations se fissurent. Si la « légitimation religieuse » continue à fonctionner, non sans mal, la « légitimation historique » (Nous sommes les pères de la nation) n’est plus mobilisatrice. Tandis que la « légitimation modernisatrice et rentière » (Nous construisons le pays) ne convainc plus grand monde. Même la légitimation arabiste ou nationaliste perd de son attrait du fait des échecs passés, du déraillement du processus de paix israélo-arabe et, de manière générale, de l’incapacité des dirigeants à faire la guerre et à imposer la paix puisque tous les plans arabes de paix, réitérés à plusieurs reprises, sont carrément ignorés par Israël.

Face à l’ampleur des échecs, les peuples arabes se sentent humiliés : la colère populaire enfle et la demande démocratique commence à se faire plus pressante. Déjà à partir des années 70, on assiste à un foisonnement d’ouvrages et de colloques sur la démocratie dans les pays arabes avec, entre autres, la publication en 1978 de l’ouvrage de B. Ghalioun (nommé, en 2011, président du Comité provisoire de transition en Syrie) Manifeste pour la démocratie, celui d’Ali El Din Hilal (éd.) intitulé La démocratie et les droits de l’homme dans la patrie arabe ou celui de Khalil Ahmad Khâlil sur Les Arabes et la démocratie : une analyse de la politique future et l’organisation d’une série de colloques, notamment celui organisé en 1979 par l’Union des Juristes Arabes sur « Les droits de l’homme et les libertés dans la patrie arabe » et ceux organisés par le Centre d’Études pour l’Unité Arabe (CEUA), en 1984, sur « La crise de la démocratie dans la patrie arabe », et « La société et l’État dans la patrie arabe » ainsi que celui organisé, en 1988, par le Forum de la pensée arabe sur « Pluralisme politique et démocratie dans la patrie arabe ».

Après la décomposition de l’empire soviétique et la chute du Mur de Berlin, l’intérêt des intellectuels arabes pour la démocratie et la bonne gouvernance reprend de plus belle. Pourquoi le monde avance-t-il alors que nous reculons ? Telle est la question lancinante début des années 90. Les titres des principaux ouvrages arabes publiés immédiatement après la chute du Mur de Berlin sont éclairants : La crise de la conscience arabe : crise de la culture politique, Les Arabes et la question de l’État, La démocratie avant tout, la démocratie toujours et La légitimité de la différence. Ali Kuwari, un intellectuel de premier plan, inaugure des réunions annuelles se tenant à Oxford sur la problématique démocratique.

Ce renouveau de l’intérêt pour la démocratie et l’aggravation de la dérive prédatrice des régimes autoritaires sont concomitants. En effet, à partir des années 80, l’État autoritaire n’est plus seulement policier et répressif, il devient de plus en plus prédateur. Par la privatisation et la libéralisation qui se mettent en place, à l’instigation du Fonds monétaire international, et de l’Union européenne avec le Processus de Barcelone en 1995, des pans entiers du secteur public sont privatisés au profit de groupes clientélistes. Les dirigeants s’enrichissent de manière insolente en accaparant une part importante des rentes externes et internes et en maillant toute l’économie nationale à travers leurs relais. Avec Kadhafi en Libye, Hafez el Assad en Syrie, Ali Saleh au Yémen, Moubarak en Égypte et Ben Ali en Tunisie, nous passons à un autre niveau de corruption, de clientélisme, de népotisme et de prédation. On passe véritablement d’une économie du plan à une économie du clan. Désormais, de plus en plus, le système autoritaire arabe ne se fonde plus seulement sur la répression, la coercition, ou l’obéissance, mais aussi sur le contrôle et la captation des ressources économiques – ressources internes et aide étrangère − dont les régimes ont grand besoin pour alimenter « leur machine clientéliste ».

Certes, tout cela existait pendant la période précédente, mais dans les années 80, on passe à une échelle supérieure. Il suffit de comparer le train de vie d’un Nasser avec celui de Moubarak et de sa famille.

En somme, les États deviennent, en dehors de tout principe moral (respect de l’individu) et de toute efficacité économique, des secteurs lucratifs pour ceux qui tiennent les rênes du pouvoir et ceux qui gravitent dans leur orbite. C’est donc véritablement un processus de privatisation de l’État qui se met en place. Le caractère prédateur des régimes s’affiche au grand jour.

Troisième partie : Les stratégies de survie des États autoritaires (2000-2010)

D’abord, une donnée lourde : la population arabe passe de 300 millions en 2000 à 360 millions en 2010. Ainsi, entre 1950 et 2010, la population arabe a plus que quadruplé. Cette poussée démographique s’accompagne d’une croissance considérable des niveaux d’éducation et des taux de pénétration des nouvelles technologies dans les sociétés arabes. Il faut garder tout cela à l’esprit à l’heure d’analyser les évolutions politiques, sociales et économiques de la dernière décennie.

À l’orée de l’an 2000, les États arabes tendent à s’ajuster aux nouvelles donnes. Mais il est clair que leur discours nationaliste est disqualifié en dépit de la mise en place du Conseil de Coopération du Golfe en 1981 et de l’Union du Maghreb Arabe en 1989. Tandis que le rôle social des États se réduit, en raison de la diminution de leurs capacités distributives (la base taxable est faible, les rentes diminuent, la corruption s’aggrave avec la privatisation des États), et cela à un moment où la démographie s’accroît inexorablement en dépit des baisses des taux de fécondité, et où le système éducatif déverse, chaque année, sur des marchés de travail saturés des centaines de milliers de nouveaux diplômés, la contestation s’amplifie et les grèves se multiplient : dans les mines de Gafsa, en Tunisie, et dans les usines de Mehalla al-Kobra, en Égypte, pour ne prendre que ces deux exemples. Les revendications portent sur les conditions de travail et les salaires : il n’y a pas encore une remise en question de la nature même des régimes. Mais on sent que le système autoritaire se fissure tout doucement.

Comment les États autoritaires peuvent-ils, dès lors, maintenir leur pouvoir en abandonnant leur rôle national (la défense de la dignité de la nation) et leur rôle social en tant qu’allocataires de ressources et distributeurs de services ? Tels sont les principaux défis auxquels les États sont confrontés. Ils vont y faire face, bien sûr, avec davantage de contrôle et de répression. Mais cela va de soi. Plus fondamentalement, ils vont recourir à la ruse de l’ouverture et surtout ils vont renforcer leur fonction instrumentale pour plaire à l’Occident. Examinons brièvement les deux points.

Libéralisation octroyée

Confrontés à des résistances sociales de plus en plus audacieuses et soumis à des dénonciations de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme, surtout après les ébranlements de l’Europe de l’Est dans les années 90, les États vont relancer les consultations électorales et autoriser des ouvertures limitées pour désamorcer la contestation. Quelques timides réformes sont proposées et discutées. Dans les pays du Golfe, on met sur pied des conseils consultatifs (majlis shura). Partout des élections sont tenues.

Après les attentats du 11 septembre 2001, l’invasion de l’Irak en 2003 et le lancement du projet du Grand Moyen-Orient, en 2003-2004, les pays arabes sont pratiquement sommés de se réformer. L’exercice électoral reprend de plus belle. La réforme (al-Islah) devient une ritournelle dans tous les régimes. En Égypte, des élections « plus ouvertes » sont organisées en 2005. En Jordanie, des élections parlementaires sont, à nouveau, tenues avec la participation de députés islamistes, mais le roi veille « au grain ». Au Maroc, des réformes plus consistantes sont introduites (la moudawanah), mais le Makhzen demeure l’arbitre suprême. En Algérie, des élections présidentielles sont organisées, mais l’armée continue à avoir la main haute sur le système politique.

Là où de vraies élections libres se tiennent, comme en Palestine, en 2006, le résultat qui donne la victoire au Hamas n’est pas du goût de l’Occident et d’Israël. Moins qu’une avancée vers davantage de démocratie cette « libéralisation octroyée » est une simple concession de forme, presque une « faveur du Prince ». Tahar Ben Jelloun la qualifie de « maquillage et de poudre lancée aux yeux des Occidentaux ». Dans la réalité, les rendez-vous électoraux ne sont que des moyens pour changer le mode de domination et de régulation, renouveler le système autoritaire et le légitimer à l’intérieur comme à l’extérieur. La preuve en est qu’aucun régime autoritaire n’a été renversé ni a dû rendre de comptes de sa gestion devant une assemblée élue. L’ouverture politique contrôlée se double d’un engagement d’une libéralisation économique renforcée au nom de l’efficacité, de la compétitivité, de l’attractivité des investissements et de l’insertion réussie dans la mondialisation. La libéralisation économique et la démocratie entretiennent des rapports complexes et il n’y a pas d’automaticité dans le passage de l’une à l’autre.

En théorie, l’ouverture économique, en libérant les initiatives privées et l’ingéniosité des individus, peut faciliter la transition démocratique sous les conditions suivantes :

– Que le dividende de la libéralisation ne se limite pas aux happy few au détriment de la majorité de la population.

– Que l’on passe réellement d’une économie planifiée à une économie de marché et non pas du « plan au clan ».

– Que les nouveaux impôts qui pourraient être prélevés donnent lieu à une représentation politique réelle et à une gestion rationnelle et responsable des ressources selon le principe connu : « Pas de taxation sans représentation ».

Aucune de ces conditions n’est respectée par les régimes arabes autoritaires : la privatisation dégénère en « rentes de monopole », la libéralisation asymétrique permet une « mise à niveau institutionnelle libre-échangiste », mais ne contribue guère à « changer la structure et le mode de fonctionnement de l’économie réelle ». Celle-ci reste « prisonnière de son caractère rentier » et « affligée par son manque de dynamisme et d’innovation ».

Non seulement la libéralisation économique prouve ses limites sur le plan purement économique : elle ne permet pas, non plus, de consolider le pluralisme et d’élargir les espaces de liberté. Pire, elle débouche sur une « dé-libéralisation politique », puisqu’elle favorise la captation de pans entiers des économies arabes par de véritables clans mafieux liés aux régimes.

Ainsi, l’idée, défendue par les partisans de l’école « gradualiste » qui postule que la libéralisation économique est une étape vers la libéralisation politique, doit être revisitée. Comme le rappelle fort justement Ferrié : « L’économie peut aller de mieux en mieux du point de vue de la doctrine libérale et l’autoritarisme se porter comme un charme ». L’exemple de la Chine est, à cet égard, éloquent.

Toutefois, les régimes soumis à une contestation sociale et incités par les bailleurs de fonds à une meilleure gouvernance marchent sur la corde raide. Ils doivent donner des gages de « bonne volonté » en s’engageant dans la voie des réformes : revivifier des parlements, incorporer l’opposition, intégrer les islamistes, octroyer le droit de vote aux femmes (comme en Arabie saoudite 2011). Mais ils ne peuvent accepter, en aucun cas, que ces réformes puissent échapper à leur contrôle au point de menacer leur survie. Après tout, c’est la stabilité et la continuité des régimes autoritaires qui prévalent sur toute autre considération. La dérive dynastique constitue la mise en oeuvre de ce dessein.

En effet, dans les années 2000, la dérive dynastique est venue compléter et couronner les dérives, patrimoniale et prédatrice des décennies précédentes. Cette dérive dynastique est d’ailleurs la conséquence logique des deux autres. En effet, puisque le chef de l’État considère que le pays est un « fief privé », il est normal qu’il le passe, en héritage, à ses fils, sa famille ou ses « affidés » : c’est une garantie pour le futur du système, mais aussi une assurance-vie pour le dictateur luimême. Déjà dans les années 90, Saddam Hussein préparait ses fils à prendre sa succession. L’invasion de l’Irak en 2003 a conduit à l’exécution du père et de ses héritiers. Mais c’est la Syrie qui met en pratique cette dérive dynastique avec l’avènement de la jumloukiyyah (contraction de joumhirriyyah [république] et de malakiyyah [monarchie]) avec Bachar El-Assad qui succède à son père non sans avoir fait modifier, à la hâte, la constitution syrienne pour abaisser l’âge du président. Les autres présidents, aujourd’hui déchus, s’apprêtaient à lui emboîter le pas : en Tunisie, en Égypte, en Libye.

Cette dérive dynastique constitue une forme d’alternance, mais c’est une alternance plus « biologique » que politique. Pour les peuples arabes, déjà humiliés par des États claniques, prédateurs et corrompus, la dérive dynastique est, comme dit le dicton arabe, « la paille qui a brisé le dos du chameau ». Dans le cas des monarchies, la succession dynastique est perçue comme légitime. Mais dans les républiques, elle choque. Aussi les peuples arabes se sentent-ils outrageusement humiliés. Couplée à toutes les autres humiliations et aux mouvements sociaux qui ont jalonné l’histoire récente des pays arabes, cette ultime humiliation est ressentie comme l’insulte qui s’ajoute à l’injure. Sous une surface paisible, la colère gronde. J’écrivais dans mon livre Le Monde arabe expliqué à l’Europe, paru en 2009, que le monde arabe ressemble à un immense champ de broussailles asséchées qui n’attend qu’une mèche pour s’embraser. Je ne pensais pas que cela se produirait si rapidement.

La fonction instrumentale : le facteur externe

On l’a assez répété dans ce texte, le système autoritaire doit sa longévité aux réseaux d’allégeance et de clientélisme qui irriguent les structures du pouvoir et aux différentes stratégies de contrôle, de coercition et de ruse (notamment l’ouverture contrôlée). Mais le facteur externe n’est pas à négliger. Bien que non déterminant, il a joué et joue encore un rôle non négligeable.

En effet, pendant toute la période de la guerre froide et dans la période qui a suivi la fin de l’Union soviétique, les pays arabes autoritaires doivent leur survie, aussi, à leur fonction instrumentale en tant qu’« États alliés à l’une ou l’autre puissance », « garants de la stabilité », « gendarmes antimigratoires à distance », « remparts contre le terrorisme jihadiste », « protecteurs des voies d’accès maritime » et du « trafic pétrolier », ou simplement en tant qu’ « axes de modération » dans le conflit israélo-arabe.

Incontestablement la guerre froide contribue à la glaciation des systèmes autoritaires arabes. En cherchant à préserver leurs intérêts stratégiques, les deux puissances se livrent à une rivalité acharnée pour se constituer des clientèles politiques. Ainsi, le monde arabe se trouve polarisé en deux camps : les républiques (à l’exception du Liban) se rangent derrière l’URSS et les monarchies et les émirats derrière l’Occident. Cette polarisation dégénère en une incessante guerre froide interarabe, largement documentée par Malcolm Kerr, comme l’atteste la guerre interyéménite, début des années 60.

La question de la nature démocratique des régimes arabes ne préoccupe nullement l’URSS : comment pouvrait-il en être autrement ? Mais c’est l’attitude de l’Occident démocratique qui est contradictoire. Mais pas surprenante. En effet, le soutien occidental à des régimes non démocratiques s’explique par la realpolitik : il faut absolument soutenir les alliés dans la lutte anticommuniste, fussentils autoritaires, voire dictatoriaux. C’est ce que d’aucuns ont appelé « Our son-of-a-bitch theory », ou la théorie de « notre bon dictateur ».

La décomposition de l’URSS ne met pas un terme au soutien des pays occidentaux aux régimes arabes autoritaires. Mais si l’approche des Européens et celle des États-Unis se rejoignent dans les années 90 (gradualisme, transition, insistance sur la modernisation économique et sur le partenariat), elle s’en distancie dans les années 2000.

En effet, l’UE mise sur le partenariat et sur la démocratisation « douce » par effet de démonstration ou par des incitants économiques, comme dans le Partenariat euro-méditerranéen en 1995, la politique de voisinage en 2004 et l’Union pour la Méditerranée (UpM) en 2008. Quant aux États- Unis, ils vont s’engager, après le 11 septembre, dans une politique musclée (muscular policy) de démocratisation forcée.

Cette politique se fonde sur une logique binaire :

– Ceux qui sont avec l’Amérique sont catalogués en tant qu’États modérés (moderate states), États amis (friendly states) ou États alliés (allied states) et peuvent compter sur le soutien et la protection de l’Amérique.

– Ceux qui sont critiques à l’égard des politiques américaines ou y sont hostiles sont considérés comme des « pays-voyoux » (rogue states ou pariah states) qu’il faut contenir et éventuellement sanctionner.

Il y a une troisième catégorie où sont situés les États faillis (failed states) ou les États non amis mais utiles (useful states). Mais quel que soit le groupe auquel l’on appartienne, le critère démocratique n’est pas le critère déterminant, mais bien le degré de proximité politique de chaque pays avec l’Amérique, en particulier, et avec l’Occident, en général.

Naturellement, la frontière entre un État modéré et un État « voyou » n’est pas étanche. Un État arabe considéré comme « voyou » peut très bien devenir fréquentable, voire ami. C’est ainsi que Kadhafi est réhabilité en 2002, lorsqu’il renonce aux armes de destruction massive et dédommage les familles des victimes de Lockerbie. La Syrie est un cas à part et sert de révélateur des différences d’appréciation entre l’UE et les États- Unis. En effet, alors que l’UE intègre la Syrie dans ses politiques méditerranéennes depuis Barcelone 1995 jusqu’à l’UpM en 2008, les États-Unis continuent à considérer la Syrie comme un facteur de déstabilisation, notamment au Liban, en raison de son alliance avec l’Iran et le Hezbollah libanais.

La Syrie demeure donc dans le collimateur américain, en dépit de la nomination récente d’un ambassadeur américain à Damas. Cette classification étrange des pays arabes, en bons élèves et mauvais élèves, échappe très largement aux nomenclatures classiques de la science politique. Ainsi, parmi les régimes dits « modérés », on trouve aussi bien des dictatures « sécularistes », comme celle de Ben Ali avant sa chute, et des monarchies « théocratiques », comme celle d’Arabie saoudite, illustrant parfaitement la théorie de « notre bon dictateur » de Jeanne Kirkpatrick, ambassadrice des États- Unis aux Nations unies fin des années 70.

Commentant cette approche occidentale des relations internationales, Gilbert Achkar écrit : « La mission civilisatrice de l’Occident ne s’est pas étendue à ces entités : là (dans le monde arabe), au contraire, il s’agissait de consolider l’arriération afin de garantir la libre exploitation des hydrocarbures par les puissances tutélaires ». Deux chercheurs, Najète Chaïb et Hasni Abidi, renchérissent avec ce commentaire désabusé : « En apportant à ceux-ci (les régimes arabes) un soutien politique, voire matériel, l’Occident a soutenu des régimes dont il ne pouvait ignorer la nature répressive ».

Jusqu’aux attentats du 11 septembre, la politique occidentale était marquée du sceau de la realpolitik : les intérêts d’abord, les valeurs peuvent attendre. Le 11 septembre bouscule cette vision. La réflexion se fait plus critique : les États arabes sont, certes, « stables », mais surtout « stagnants » et, de ce fait, ils sont devenus des « incubateurs de mécontentement », voire de « radicalisme islamique ». Il faut donc leur imposer la démocratie, fût-ce, par césarienne.

Appelée cyniquement « destruction créative » (creative destruction), la nouvelle approche américaine vise à ébranler, y compris par la force (muscular policy), le statu quo régional d’où, pense-t-on dans les cercles néo-conservateurs, sont sorties « les bêtes immondes du 11 septembre et la déliquescence politique, économique et sociale entretenue par les régimes arabes incapables de faire accéder la région à la modernité économique et démocratique ».

Dans cette vision, l’Irak apparaît comme la cible tout indiquée. William Kristol et Lawrence F. Kaplan le disent, dès 2002, sans détour, dans leur ouvrage : Notre route commence à Bagdad. Par les faucons de la Maison-Blanche. Et l’un des experts de l’American Enterprise Institute (un think tank néo-conservateur) de préciser : « Le régime de Saddam Hussein c’était la quintessence des régimes brutaux du Proche-Orient ; si on ne commençait pas par là, on renoncerait à changer quoi que ce soit dans la région ».

Dans la foulée du 11 septembre, l’Amérique est prise par une ferveur messianique : détruire l’Irak de la dictature pour le démocratiser et transformer, par un effet domino, le monde arabe tout entier. On connaît la suite de l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Certes, l’Amérique liquide le régime de Saddam Hussein, mais elle fait de l’exemple irakien un repoussoir pour tous les démocrates arabes.

C’est cette « croisade » du Bien qui sert de soubassement au projet du Grand Moyen-Orient lancé par le président Bush en 2003 et rebaptisé sous la pression européenne, lors du Sommet du G8 en 2004 en « Partenariat pour un avenir commun avec la région du Moyen-Orient élargie et l’Afrique du Nord ». Ici aussi, l’échec est flagrant : les démocrates arabes ne croient plus le messager américain qui s’est discrédité par ses politiques erratiques et contradictoires en Palestine et ailleurs et aucun régime arabe autoritaire n’adhère au message démocratique, puisqu’aucun n’est démantelé suite à des pressions américaines et européennes. Mais tous les régimes arabes se font désormais les champions de la réforme. Lors du Sommet arabe de Tunis, en mai 2004, ils en font même la question principale de l’ordre du jour. L’opportunisme est flagrant, car il s’agit surtout de désamorcer la pression extérieure.

Et de fait, la pression extérieure retombe. Engluée en Irak dans un conflit interminable et coûteux, l’Amérique relâche la pression sur les pays arabes. Échaudés par l’expérience irakienne qui a épuisé l’Amérique, les milieux intellectuels américains donnent désormais des conseils de prudence à leur administration : le bousculement du statu quo n’est pas dans l’intérêt des États-Unis. Voici ce qu’écrit F. Gregory Gause III en 2005 : « Les États-Unis ne doivent pas encourager la démocratie dans le monde arabe parce que les alliés de Washington représentent des paris stables pour le futur ». La victoire du Hamas palestinien aux élections législatives de 2006 finit par convaincre les Américains qu’il vaut mieux continuer à soutenir le diable que l’Occident connaît, et qui lui rend service, que le diable qu’il ne connaît pas et qui lui fait peur (les islamistes). L’Amérique délaisse ce que Brezinski avait qualifié de « démocratie imposée dans l’impatience » pour revenir à l’ancienne vision pragmatique de la « promotion démocratique », renouant ainsi avec les positions européennes.

Les régimes arabes sont soulagés. Mieux, ils vont même capitaliser sur la phobie de l’islamisme politique en Occident pour réaffirmer leur fonction de gages d’une prétendue stabilité régionale et rempart contre l’islamisme et le terrorisme. La diplomatie occidentale redevient une diplomatie de « l’ordre établi ». La cascade démocratique, à partir de l’Irak, ne s’est pas produite, puisque la démocratie, à l’irakienne, a surtout conduit à la déstabilisation du pays et à la fragmentation de la société.

Ainsi, fin 2010, tout semble être rentré dans l’ordre : le projet du Grand Moyen-Orient s’est évaporé, la conditionnalité « démocratique » de l’UE est demeurée sous le boisseau. Certes, les régimes arabes autoritaires doivent faire face à des grèves ponctuelles et sectorielles, mais, au total, ils ne craignent pas pour leur survie.

Mais c’est sans compter avec les lames de fond que sont la colère et l’indignation des sociétés arabes. Les jeunes Arabes, dans un élan fusionnel, vont envahir l’espace public réinventé comme agora et « site d’une affirmation citoyenne » et enclencher ce moment enthousiasmant appelé le printemps arabe. Ce faisant, ils prouvent que la dictature est stable tant qu’elle fait peur, mais dès que la peur change de camp, elle s’écroule. Ils envoient également un double message à l’Occident : c’est de l’intérieur que vient le changement et la démocratie ne s’exporte pas à coups de missiles et d’expéditions militaires. Et surtout ils ébranlent tous les mythes sur la soi-disant apathie des sociétés arabes, leur « soumission volontaire », ou pire, leur incapacité à bousculer leurs dictatures. Tous ces mythes sont rendus obsolètes. En brandissant des pancartes où sont écrits les mots « dignité, liberté, démocratie », ce sont les valeurs universelles que les sociétés arabes en révolte proclament.

Conclusion finale

Les pays arabes sont dans le moment du surgissement révolutionnaire et non dans le moment démocratique. Le passage de l’un à l’autre risque d’être douloureux. Mais ce n’est pas l’objet de cette étude. Celle-ci s’est concentrée sur les conditions historiques et socio-économiques de la mise en place du système autoritaire dans les pays arabes de 1952 jusqu’à nos jours. Elle a bien souligné les facteurs internes de la consolidation des régimes autoritaires (la nature des équipes dirigeantes, l’idéologie nationaliste, l’emprise de l’État sur l’économie, le contrat social tacite, le rôle de l’armée [dont étaient issus la plupart des présidents « républicains »], le soutien des forces spéciales et des gardes prétoriennes, les appareils de répression et de coercition, etc.). Elle a également rappelé le rôle des acteurs extérieurs dans la consolidation des régimes autoritaires : la guerre froide, les rivalités externes, la lutte antiterroriste et, de manière générale, la fonction instrumentale des régimes arabes. Le thème central qui sert de trame à toute l’étude est que les dictateurs « n’ont d’autre idéologie que leur propre reproduction » et qu’ils sont davantage préoccupés de leur survie que du sort de leurs populations. Enfin, l’étude a bien montré les dérives répressives, prédatrices et, finalement, dynastiques des régimes. N’étant pas réformables, ces régimes ne pouvaient survivre qu’en empêchant leurs peuples de rêver. Le printemps arabe change la donne : désormais si les régimes empêchent leurs peuples de rêver, ceux-ci les empêcheront de dormir.