Dix mois qui font trembler la Syrie

10 enero 2012 | Policy Brief | Francés

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Il est très difficile d’écrire sur les événements en Syrie en évitant de tomber dans le récit et la description détaillée d’un processus révolutionnaire qui ne cesse de perdurer. Analyser avec recul et profondeur reste un exercice assez pénible pour évoquer presque dix mois de confrontations entre une grande partie du peuple syrien d’un côté et des appareils sécuritaires féroces acquis à l’idéologie « sécuritocratique » adoptée dans le pays depuis des décennies de l’autre côté.

Parler des morts, des blessés et des détenus semble devenir une affaire anodine dans les médias et les assemblées politiques. En revanche, le rappel, en évitant la banalisation, doit être considéré comme étant une mission morale. En arrêtant le « compteur » au 30 décembre 2011, nous avons les « chiffres » accablants suivants : 6 090 tués dont 401 enfants et 361 décédés sous la torture, 30 000 blessés, 50 000 disparus, 100 000 détenus (depuis le début des soulèvements et en variation quotidienne) et 17 727 réfugiés (Turquie, Liban et Jordanie). 

L’impasse devant laquelle se trouve la communauté internationale laisse place à une spéculation incessante dans les scénarios les plus farfelus. Les démarches préconisées vont de l’adoption des sanctions économiques ciblées en passant par la création d’une zone d’exclusion aérienne sur une partie du pays et une zone démilitarisée pour abriter les civils fuyant les agressions et la terreur, allant vers l’évocation d’une intervention militaire peu souhaitée par les différentes composantes de l’opposition. Le débat ne cesse d’être animé.

Une action régionale guidée par la Ligue arabe, tente de trouver une issue politique pour la crise syrienne sans aboutir à des résultats concrets. Ce système régional arabe défaillant dès son existence, ose, depuis l’affaire libyenne, s’imposer sur la scène comme étant un acteur efficace dans la résolution des conflits engendrés par les révoltes arabes. Une organisation intergouvernementale, la Ligue arabe n’est pas l’instance la plus crédible pour promouvoir la démocratie et l’État de droit. La plupart de ses membres sont des régimes dictatoriaux à degrés variables.

Son activisme surprenant provient probablement d’un mélange de facteurs : la crainte d’une imitation progressive qui risque d’atteindre ces régimes, une volonté de maîtriser le cours des événements pour éviter des débordements indésirables, une réaction « personnalisée » à un comportement officiel syrien jugé « irrespectueux » vis-à-vis des dirigeants influents dans la région et qui engendre un désir de « règlement de compte », une déstabilisation régionale, un risque d’embrasement communautaire, et, finalement, une volonté camouflée de trouver une échappatoire au régime lui permettant d’entreprendre des réformes partielles tout en gardant le pouvoir ou une partie importante de celui-ci. Et les droits de l’homme ? Et les vies des innocents ? Il est peu probable que ces dossiers aient obtenu une priorité dans les actions de cet organe.

Dans le cadre de l’initiative arabe et de l’application du protocole signé entre la Ligue et le gouvernement syrien, un général soudanais, avec un passé peu glorieux à Darfour, est à la tête d’une délégation d’observateurs arabes. Cette délégation a entamé sa mission avec une opacité totale sur sa composition. Les déclarations médiatiques de son président sur le « calme » ressenti dans les zones de la contestation, démontrent très tôt, l’orientation vers laquelle cette mission est censée amener le dossier.

En parallèle à l’action (ou l’inaction arabe), l’Europe et les États-Unis ne délocalisent pas leurs actions en dehors des prises de positions et des condamnations répétitives des horreurs commises dans ce pays. Les Occidentaux semblent attendre une résolution régionale, arabe de préférence, avec une implication turque éventuellement.

Les Turcs, de leur côté, observent avec une grande inquiétude les événements et évitent d’éclaircir leur attitude qui commence à être considérée comme ambiguë. Ils ont, eux aussi, besoin d’une approbation arabe et d’une couverture internationale. Mais pour quoi faire ? Les sanctions économiques turques commencent à donner leurs résultats négatifs, pas seulement sur la Syrie, mais aussi et surtout sur l’économie turque. La manipulation syrienne, ancrée dans l’histoire, du dossier du PKK inquiète sérieusement Ankara. La scène politique turque est aussi infectée par l’attitude de l’opposition « laïque » à l’AKP qui soutient le pouvoir syrien afin de s’attaquer au gouvernement d’Erdoğan. S’ajoute à cela, la gestion chaotique du dossier kurde au sein de la classe politique turque qui donne lieu à un affaiblissement exploitable par ceux qui cherchent à nuire sérieusement à la crédibilité de la position turque. Dernier « accident » catastrophique en date, l’assassinat de 34 civils kurdes sur les frontières avec l’Irak. Cet événement a donné lieu à des dénonciations très sévères de la composante kurde de l’opposition syrienne.

Le Liban observe avec la plus grande inquiétude les mutations sur la scène politique syrienne. L’opposition libanaise est tiraillée par ses engagements à des degrés variables contre le régime syrien et ses craintes communautaires liées à la complexité du système politique libanais dépendant d’un équilibre artificiel. Ce dernier peut facilement être perturbé par le voisin syrien « puissant ». Le soutien du parti de Dieu aux actions du régime syrien lui impose un défi moral. Considéré depuis sa création par la population syrienne comme un mouvement de résistance crédible, Hezbollah perd, d’une vitesse vertigineuse, tout son crédit populaire en Syrie. Samir Kassir constatait, avant son assassinat en 2005, la liaison entre les deux pays sous cet angle : La démocratie syrienne et l’indépendance du Liban.

Pour les Jordaniens, leurs dossiers (réformes, légitimité, corruption…) monopolisent leur énergie. Néanmoins, ils gardent un œil éveillé sur le développement des évènements chez leur voisin syrien qui possède encore la puissance de nuisance dans toute la région.

Le régime irakien, dépourvu de son appui et de son protecteur américain, qui vient de quitter officiellement le pays après neuf ans, gère une scène politique interne chaotique qui se distingue par des tensions extrêmes. Il intervient auprès de la Ligue arabe pour atténuer sa position à l’égard de la Syrie. Est-ce par crainte d’une manipulation syrienne quelconque qui déstabilisera plus son système politique ? Est-ce qu’il est soumis aux dictâtes de ses parrains iraniens ? Occupant américain durant neuf ans et parrain iranien depuis l’installation du gouvernement Maliki. Un mariage d’intérêt fréquent dans cette région et qui perdure. Dernier épisode : les Irakiens proposent de jouer l’intermédiaire entre le pouvoir syrien et l’opposition. L’affaire syrienne reste donc un dossier extrêmement épineux pour ses voisins.

Sur la même scène, la Russie joue, ou essaye de jouer, un rôle imposant. En bloquant toute tentative de presser le régime syrien de cesser la violence, les Russes, expriment leur mécontentement à l’égard de la diplomatie internationale. Cette position n’est pas récente. Elle remonte à l’effondrement de l’Union soviétique. Le sentiment, fortement répandu à Moscou, insiste sur le fait que l’Occident traite la Russie et ses intérêts avec mépris et peu de considération. Sans développer cet aspect, les affaires internationales récentes ne peuvent que confirmer cette analyse. Le dernier exemple en date, la Libye. Dès lors, les Syriens sont censés payer les frais des pots cassés entre Moscou et l’Occident. Ni les principes, ni les intérêts économiques ne figurent sur l’agenda russe dans sa gestion du dossier syrien. La Syrie est une boîte noire par laquelle le Kremlin envoie des messages et essaye d’obtenir des « indemnités » politiques convenables. Est-ce une surprise que leurs délégués au Conseil de Sécurité proposent un projet « équilibré » après avoir réfuté toute tentative d’impliquer cette instance dans le dossier syrien ? Il faudra attendre les semaines à venir pour déceler le « génie » de cette démarche.

Dans ce contexte, le Conseil national syrien, lancé début octobre dernier, tente de s’organiser et de donner une allure politique et logique à ses engagements militants. Une action complexe et délicate dans un pays qui a été privé de pratiquer la politique depuis des décennies. L’instauration d’une alliance entre des courants politiques variés avec une personnalisation inouïe de l’engagement public est une tâche héroïque pour ceux et celles qui y croient. S’ajoutent à cela, les tentatives systématiques opérées par le pouvoir d’infiltrer les forces de l’opposition et de semer les divergences et les doutes entre ses acteurs principaux.

Après dix mois d’un soulèvement qui a préservé sa nature pacifique, malgré les actes isolés de vengeances ici et là et malgré les opérations de l’Armée libre qui a fait défection, les Syriens ne cessent d’inventer de nouvelles formes de contestation. Les grèves graduelles et sectorielles en vue d’arriver à la désobéissance civile ne représentent pas leur dernier recours. L’opposition syrienne est appelée à développer son action politique à l’intérieur du pays. L’action diplomatique sur la scène internationale a donné ce qu’elle peut comme fruits et ne peut être la seule voix. Le temps presse pour élaborer des projets politiques, économiques et sociaux pour l’avenir d’une Syrie démocratique et civile où les droits et les devoirs seront équitables entre tous les citoyens.

La résolution communautariste à la libanaise et à l’irakienne, qui consiste, avec un appui régional et international regrettable, à diviser la scène politique sur une base communautaire n’est pas un objectif viable pour les Syriens. Les différents acteurs de la scène politique syrienne réfutent cette option avec une grande fermeté. Dès lors, le discours des mêmes acteurs persiste à privilégier le concept de la citoyenneté dans toute la littérature politique. Il est, cependant, regrettable de constater qu’il existe des « encouragements » de la part des acteurs internationaux pour que cette division « convenable » soit respectée. Le projet dépassé qui a orienté la politique « orientaliste » occidentale et qui consiste à encourager une « réconciliation » entre des « religions » ou des « ethnies » divergentes en vue de gérer un statu quo « apaisant » ne fonctionnera pas en Syrie. La vision de quota religieux ou ethnique n’est pas à suivre dans ce pays et cela fait l’unanimité de ses opposants. L’histoire récente démontre l’attachement des Syriens à la cohésion nationale et à la citoyenneté. Malgré toutes les tentatives de semer un conflit à base religieuse et afin de détruire le tissu social syrien, la résistance citoyenne illustre, par plusieurs procédés, un niveau élevé de conscience qui est le seul capable de reconstruire un avenir meilleur. Plus question de développer le débat en Syrie sur la majorité et la minorité (politique, religieuse ou autre). C’est un discours qui est très « vendeur » pour certains, et peut-être aussi une affaire « rentable » pour des groupes ou des États, mais il ne contribuera pas à ériger un avenir meilleur. Les Syriens sont conscients de cela ou ils le doivent impérativement.