L’initiative 5+5 face au nouveau contexte en Méditerranée occidentale
Aujourd’hui, il apparaît que les initiatives prises en Méditerranée, notamment par l’UE, pour développer un partenariat global sur la région euro-méditerranéenne, rencontrent des difficultés majeures que le conflit persistant du Proche-Orient ne permet pas de dépasser. L’UE a donc choisi de privilégier les approches, soit bilatérales entre elle et un partenaire méditerranéen hors UE (politique européenne de voisinage [PEV], dès 2003), soit même en intergouvernemental (Union pour la Méditerranée [UpM], à partir de 2008).
Cette propension s’accentue encore depuis début 2011, avec l’émergence des révoltes arabes qui ont eu pour résultat d’accroître l’hétérogénéité des partenaires sud-méditerranéens à présent divisés en trois groupes de pays : ceux pour lesquels les dirigeants sont restés les mêmes, ceux qui ont fait le choix d’une nouvelle route et ceux encore soumis à d’importantes violences internes.
Il est ainsi encore plus délicat d’imaginer promouvoir des outils de coopération communs à tous les partenaires méditerranéens de l’UE. L’ambition, large, globalisante et généreuse du Processus de Barcelone, lancé en 1995, semble devoir être différée, même s’il est certain que ce partenariat, visant « à faire du bassin méditerranéen une zone de dialogue, d’échanges et de coopération qui garantisse la paix, la stabilité et la prospérité »[1] reste l’objectif final à atteindre.
Cependant, « en attendant des jours meilleurs », la recherche de pistes de coopération qui ne soient pas seulement bilatérales, mais qui privilégient le développement de partenariats multilatéraux autour de la Méditerranée, est une nécessité dans la perspective de la construction d’un espace solidaire entre riverains. Elle impose d’explorer des voies subrégionales qui se situent à l’écart des conflits majeurs et reposent sur des intérêts partagés. À ce titre, la démarche 5+5 constitue une initiative exemplaire, prometteuse et sans doute porteuse d’enseignements.
Les fondements historiques du 5+5
Après les décolonisations, les relations en Méditerranée sont fortement liées à l’Histoire partagée qui conduit à privilégier des rapports bilatéraux délicats sans vision globale ni réelle concertation régionale. Ce modèle perd peu à peu de sa pertinence. La chute du mur de Berlin en 1989, qui ouvre la porte à l’effondrement du Bloc de l’Est, la marche de l’Europe vers le traité de l’Union européenne préparée par l’Acte unique en 1987, la création de l’Union du Maghreb arabe en 1989, etc., sont autant d’événements qui modifient profondément les facteurs présidant aux relations internationales en Méditerranée. Il est temps d’organiser ces rapports autour des nouveaux acteurs émergents.
L’initiative 5+5, née en 1990, constitue une première démarche de cette volonté d’embrasser les relations sur un mode subrégional ayant vocation à dépasser les échanges strictement bilatéraux avec la perspective ambitieuse d’entreprendre ensuite une stratégie résolument régionale. Le 5+5 défriche alors de nouvelles pistes avec volontarisme, discrétion et persévérance. Les obstacles ne manqueront pas, tels l’embargo sur la Libye en 1992, mais aussi l’ostracisation de la Mauritanie suite au coup d’État de 2008, et enfin les révoltes arabes de 2011 sont autant d’accidents de parcours qui privent momentanément le 5+5 de l’un ou plusieurs de ses membres.
Le 5+5 constitue un cadre de dialogue souple. Il regroupe les cinq pays de l’Union du Maghreb arabe (UMA) : Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye et cinq pays de la rive nord de la Méditerranée : Portugal, Espagne, France, Italie et Malte. L’originalité de l’initiative tient au fait que le processus concerne un petit nombre de pays liés par une forte proximité et des intérêts communs qui ont permis de développer un climat de confiance. Celui-ci est propice à l’émission de propositions par chacun des membres, notamment ceux du Sud.
La déclaration adoptée à Rome en 1990 prévoit une large concertation destinée à développer une coopération à la fois politique et économique. Aucune structure permanente n’est envisagée, en revanche une coopération entre les parlements est prévue.
L’embargo imposé en 1992 à la suite de l’attentat de Lockerbie rend impossible toute réunion avec la Libye. Le 5+5 entre dans une période d’attente de près de dix ans.
Néanmoins, durant ces dix ans, une solution d’attente est trouvée avec la mise en place de rencontres centrées sur des thématiques précises, modalité qui préfigure le caractère du 5+5 lorsqu’il pourra reprendre. La mise en œuvre de la première rencontre est due aux ministres de l’Intérieur qui se réunissent à Tunis en 1995 puis les années suivantes. Les ministres des Transports se réunissent à leur tour en 1995, puis en 1997.
En 2001, après la levée partielle en 1998 de l’embargo sur la Libye, une rencontre des ministres des Affaires étrangères se tient à Lisbonne, marquant ainsi la reprise du 5+5 dans son format initial. Les conclusions de cette réunion confirment la vocation du 5+5 à fournir un cadre de dialogue sur des sujets d’intérêt commun aux pays de la Méditerranée occidentale. Le lien entre le 5+5 et l’UE est matérialisé par la présence du commissaire européen aux Relations extérieures lors des réunions des ministres des Affaires étrangères.
La réunion des ministres des Affaires étrangères de Sainte-Maxime, en 2003, évoque le point particulier des réunions thématiques qui se tiennent désormais, de manière régulière, dans le cadre du 5+5. Outre les réunions des ministres de l’Intérieur, sont prévues des rencontres sur les migrations des ministres des Affaires sociales. S’ajouteront, par la suite, des réunions des ministres des Transports ainsi que des ministres de la Défense (2004) suivis de ceux du Tourisme (2006), de l’Éducation (2009) et de l’Environnement (2009).
Le 5+5 apparaît comme un outil utile et efficace qui bénéficie très clairement de l’adhésion pleine et entière de chacun de ses membres.
Début 2011, les révoltes arabes conduiront la Tunisie et la Libye à se consacrer à d’autres priorités, stoppant pour un temps les progrès de l’initiative. Au demeurant, dès janvier 2012, le 5+5 s’appuyant sur ses atouts, et en dépit de ses faiblesses, reprendra sa progression.
Le contenu du 5+5
Le 5+5 est un cadre de dialogue souple sans vocation à prendre des décisions et, encore moins, à créer des institutions. Il vise à développer une coopération pratique dans les domaines suivants : autosuffisance alimentaire et lutte contre la désertification ; dette ; institutions financières multilatérales ; questions migratoires ; sauvegarde du patrimoine culturel ; environnement ; infrastructures ; développement technologique et recherche. La démarche repose sur un compromis entre les préoccupations sécuritaires des pays du Nord face aux causes d’instabilités de la rive sud (démographie, intégrisme, phénomènes migratoires), et celles des pays du Sud qui souhaitent développer concrètement un espace de coopération favorable à l’émergence de conditions socioéconomiques qui répondent mieux aux attentes des populations.
Ainsi, cette initiative prend des formes différentes selon les dossiers pour s’adapter aux priorités de chaque domaine concerné. Non contraignante, et focalisée sur les priorités des différents membres, cette relation de partenariat est réellement respectueuse des attentes de chacun. Orientée et dirigée par les ministres en charge de chacun des domaines concernés, elle s’applique à des actions concrètes, identifiées par les acteurs eux-mêmes, dans chacun des ministères, en fonction des intérêts partagés définis en concertation.
Certes, cette exigence relationnelle entraîne des développements inégaux de chacun des dossiers en fonction des capacités des partenaires à identifier des intérêts communs suffisamment riches pour nourrir la coopération. Ainsi, par exemple, les dossiers Défense ou Transports sont certainement plus avancés que celui du Tourisme… Mais ce qui est fait dans chacun des domaines est solide et pérenne, car reposant sur des choix effectués en commun. De nouvelles pistes et de nouveaux domaines sont encore à explorer.
Les atouts du 5+5
Dans le contexte assez peu favorable au développement des relations euro-méditerranéennes, la démarche 5+5 qui se déploie loin du Proche-Orient et en pleine transparence avec l’UE, constitue une sorte de laboratoire au profit du Processus de Barcelone. Elle est susceptible de créer de la confiance et de contribuer à évaluer des pistes de coopération, certes dans un espace plus restreint que celui de la Méditerranée dans sa totalité, mais à l’abri des turbulences les plus fortes qui nuisent aux démarches globalisantes.
Le changement de régime politique, dans certains pays, n’a certainement pas conduit à renforcer l’intérêt porté aux dialogues existants et, bien au contraire, on peut redouter que ces dialogues soient désormais, aux yeux des peuples, fortement entachés par l’appréciation d’une complicité européenne avec les anciens dirigeants. En revanche, dans ces mêmes pays, il apparaît que la démarche 5+5 est mieux perçue que les autres initiatives, car elle est réputée non contraignante. Elle laisse aux partenaires la liberté de s’engager ou non, sans que des conditions même formelles ne soient mises en avant, ce qui est le plus souvent vécu comme humiliant. La coopération est débattue, organisée et conduite en concertation, normalement entre acteurs techniques, sans considération de politique internationale.
De plus, l’histoire de la démarche 5+5 n’est pas marquée par l’engagement personnel de chefs d’État ou de gouvernement, tels que les présidents Ben Ali ou Moubarak l’ont fait au profit de l’Union pour la Méditerranée. Les relations dans le cadre 5+5, restées sur le plan essentiellement technique, sont donc plus aisées à reprendre par des dirigeants tenus d’intégrer dans leurs choix la très grande vigilance de leur opinion publique vis-à-vis des options prises par les anciens chefs d’État autoritaires qu’ils ont chassés.
La démarche 5+5 est modeste et pragmatique. Les membres du 5+5 partagent, du fait de leur proximité géographique, mais aussi humaine, nombre de préoccupations qui souvent sont autant de défis. Faisant volontairement le choix de relations informelles, discrètes, pratiques, plus techniques que politiques et surtout réellement partenariales, la démarche recueille l’adhésion de chacun dans l’exigence de l’équité et réduit le soupçon d’agendas cachés. Elle permet un transfert d’expérience et de savoir-faire entre les acteurs eux-mêmes, tandis que les orientations et les choix retenus font l’objet d’une négociation équitable.
C’est à ce titre – un réel partenariat équitable – que le 5+5 bénéficie d’une forte adhésion de la part de ses membres et est susceptible d’un développement toujours plus prometteur, dans la confiance et la volonté de progrès.
Les faiblesses du 5+5
Mais ces atouts mêmes peuvent aussi constituer des faiblesses. L’absence d’institutions et surtout de financements dédiés, si elle permet à chacun d’assumer ses responsabilités pleines et entières, et ainsi de développer une responsabilisation fort profitable, réduit aussi considérablement la capacité à conduire des projets lourds et coûteux. Les investissements d’infrastructures sont, plus particulièrement, hors agendas, limitant ainsi les perspectives envisageables.
Les questions transverses ne relevant pas des ministres ne sont pas prises en compte. Les politiques générales et les stratégies ne peuvent donc pas être abordées dans ce cadre.
Enfin, les questions ne relevant pas de l’autorité des ministres ne sont pas, aujourd’hui, du ressort du 5+5 même si, par exemple, des rencontres de parlementaires ont pu avoir lieu. La société civile, les acteurs locaux et régionaux, les acteurs associatifs, etc., ne sont pas encore associés à la démarche 5+5. Cette faiblesse ne devrait pas tarder à disparaître ainsi qu’y appelle l’article 40 des conclusions de la 9e réunion des ministres des Affaires étrangères du 5+5 en février 2012 à Rome[2].
Perspectives
Le 5+5, qui a connu une interruption de fonctionnement en 2011, a d’ores et déjà repris sa marche en avant avec la conférence des ministres de la Défense en fin 2011 à Nouakchott, celle des ministres des Transports à Alger et enfin celle des ministres des Affaires étrangères à Rome, ces deux dernières en début 2012.
Cette tendance est confortée par la reprise des échanges dans le cadre de l’Union du Maghreb arabe qui annonce un sommet des chefs d’État pour le 10 octobre 2012 à Tunis.
Cependant, deux au moins des cinq pays partenaires du Sud ont profondément changé de gouvernance. Il convient sans doute de réaffirmer le but assigné collectivement au 5+5 : la constitution en Méditerranée occidentale d’une zone solidaire, prospère et respectueuse de l’État de droit.
De nouvelles pistes de coopération peuvent être explorées selon la liste proposée ci-dessous qui n’est certainement pas exhaustive :
– Développer la formation professionnelle, en accroître les potentialités après avoir évalué les besoins et les outils nécessaires : privilégier l’apport par accompagnement des entreprises expatriées.
– Initier la création de réseaux d’échanges de jeunes pour promouvoir des vacances d’été à caractère linguistique ou pour des chantiers d’intérêt général ou archéologique.
– Promouvoir le développement des accords interuniversitaires de validation croisée de semestres d’études effectués chez le partenaire.
– Mettre en place des dispositifs d’alertes et de lutte contre les catastrophes naturelles ou industrielles.
– Promouvoir le développement rural et accompagner son émergence.
– Optimiser l’accueil portuaire des navires de plaisance, les services, le savoir-faire, les prestations, les manifestations, les dispositions administratives.
– Organiser la création d’un label « Qualité 5+5 » pour chaque service touristique : hôtels, restaurants, golfs, ports de plaisance, parcs d’attraction, plages etc.
Mais il convient aussi de dépasser le cadre strictement interministériel et de développer deux nouvelles approches. Tout d’abord la coopération mettant en œuvre des ministères de nature différente. Il s’agit de promouvoir la coopération, non plus seulement entre dix ministères de même nature, mais dans des domaines qui impliquent, dans chaque pays du 5+5, plusieurs ministères. L’exemple de la protection civile, qui concerne la Santé, l’Intérieur et parfois même les armées, est particulièrement illustratif.
Puis celle entre des organismes décentralisés, c’est-à-dire ne dépendant pas d’une autorité ministérielle. Ainsi pourraient être engagées des coopérations entre organismes patronaux, syndicats, chambre de commerce, groupements d’entreprises, etc., des pays du 5+5, qui partageraient leurs expériences et exploreraient des pistes tant de soutiens croisés que d’actions concertées.
À ce titre, une première action pourrait cibler les collectivités territoriales, qui constituent un élément déterminant pour la modernisation des structures et le développement économique.
Enfin, et pour assister les propositions énoncées, il pourrait être envisagé de soumettre aux différents partenaires l’idée de créer, au sein de chaque ministère des Affaires étrangères, une cellule de coordination 5+5 destinée à développer les échanges d’informations 5+5 entre ministères, mais aussi à accompagner les initiatives s’inscrivant dans des domaines échappant aux ministères.
Conclusion
Le 5+5 constitue une initiative originale car réellement partenariale dans un rapport d’équité. De ce fait, les partenaires sont très attachés à cette démarche, qui leur paraît utile et efficace, même si ses ambitions sont aujourd’hui encore modestes.
Il paraît donc pertinent de vouloir démultiplier les applications de cet outil. Les nouveaux domaines à ouvrir, relevant de ministères, ne manquent pas, tels la santé, l’économie, la culture et surtout l’agriculture. Les aspects inter-administrations, tels la protection civile, représentent de nouveaux espaces de coopération particulièrement porteurs. Enfin, au-delà des responsabilités ministérielles, il serait certainement profitable de favoriser la coopération des sociétés civiles et des instances sub-étatiques, telles les collectivités locales, selon des modalités à imaginer.
La priorité qui doit conduire l’ensemble de la démarche doit s’inscrire dans le souci de rapprochement des sociétés pour, en définitive, favoriser l’amélioration des situations socioéconomiques, donc l’emploi et l’accès aux ressources vitales (eau, alimentation), conditions évidentes de la prospérité et de la paix. C’est pourquoi le dossier Éducation, qui couvre notamment la formation professionnelle, mériterait toutes les attentions.
Au demeurant, deux tentations paraissent devoir être fermement combattues, sous peine de voir la démarche être dénaturée, conduisant probablement à sa perte :
– L’élargissement à d’autres pays ce qui ferait disparaître une partie des atouts de l’initiative.
– L’institutionnalisation de la démarche, si elle peut constituer un objectif à terme, n’est pas souhaitable aujourd’hui, car elle diminuerait fatalement la coresponsabilité et l’équité, encore fragiles dans cette phase de montée en puissance de l’initiative, alors qu’elles sont indispensables à la construction de la confiance dont dépend le succès du 5+5.
C’est à ce titre que le 5+5 remplira au mieux son rôle de laboratoire de la coopération euro-méditerranéenne de l’avenir. En effet, les initiatives ayant l’ambition de forcer les relations euro-méditerranéennes globalisantes en dépit de la dégradation de la situation au Proche-Orient, rencontrent des difficultés, voire pour certaines des échecs. Dans ces circonstances, le 5+5 apparaît comme l’une des rares voies de coopération susceptible de créer de la confiance et de bâtir des projets concertés en Méditerranée.
Si les révoltes arabes au Maghreb ont, un temps, figé le 5+5, force est de constater que ce sont les partenaires du Sud qui, dépassant leurs différences, ont souhaité très vite relancer les réunions. Ils conduisent de plus, dans le même élan, une dynamisation de l’Union du Maghreb arabe qui est appelée à matérialiser la solidarité souhaitée des partenaires du Sud au sein du 5+5.
Notes
[1]. « Déclaration de Barcelone », adoptée lors de la Conférence euro-méditerranéenne des 27-28 novembre 1995.
[2]. Article 40 des conclusions de la 9e réunion des ministres des Affaires étrangères du 5+5 : « Les Ministres ont exprimé le souhait d’ouvrir le Dialogue 5+5 à la société civile, ainsi qu’à d’autres dimensions tel que le dialogue interparlementaire les Patronats, les Chambres de Commerce et d’Industrie, avec une attention particulière aux micro, petites et moyennes entreprises ».