La renaissance de l’Europe

17 juillet 2017 | | Français

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La renaissance de l’Europe

Face au Brexit, Trump ou aux populismes, les Européens sont plus conscients de ce qui a été abouti, même s’ils exigent des réformes. C’est au tour aux leaders de se montrer à la hauteur.

Carlos Carnicero Urabayen

Le risque de mort peut avoir provoqué sa renaissance. Les politiciens populistes qui ont secoué l’échiquier politique en Occident ces dernières années croyaient qu’après le Brexit et l’arrivée de Trump, ce serait le tour de Marine Le Pen et que la fin de l’Union européenne (UE) coïnciderait de façon macabre avec le symbolique 60ème anniversaire du Traité de Rome. Et bien, non : nous avons constaté que l’Union est plus résistante que ce que certains pensaient et, une fois surmontée l’épreuve du feu des élections françaises, il semble que nous assistons à son émergente renaissance. On pressent parmi les analystes et les gouvernants à Bruxelles et dans d’autres capitales, un optimisme rare après des années de constants présages sur la fin du rêve européen.

L’Europe résiste tel un grand rocher dans la mer

L’Union européenne est ancrée dans la conscience et dans la vie des citoyens telle un grand rocher qui émerge de la mer. Il peut y avoir des vagues et des tempêtes, sous la forme de multiples crises, mais, à la fin, sous l’écume, le rocher est toujours là, même si quelque peu amoché et ayant besoin de soins. La transformation de l’Union depuis ses origines a été formidable. Aujourd’hui, elle fait partie du paysage politique et social de l’Europe sans que parfois l’on s’en rende trop compte et, même si les gouvernants nationaux ont l’incorrigible tic de s’approprier ses succès et de pointer le rocher pour ses échecs, la plupart des citoyens – à l’exception des Britanniques – perçoivent que cela vaut la peine de préserver ce grand échafaudage européen.

Aux six États fondateurs qui ont signé le Traité de Rome en 1957 (France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) d’autres pays se sont joints petit à petit, jusqu’à 28, en transitant dans de nombreux cas de dictatures vers des démocraties, encouragés dans leurs réformes par l’UE. Le pouvoir d’attraction a été formidable et il représente un cas unique d’exercice du pouvoir mou. Encore aujourd’hui, après les pires années de crise dès sa fondation, les pays font la queue pour entrer dans l’Union européenne (l’Albanie, le Monténégro, la Serbie, l’Ancienne République Yougoslave de Macédoine et la Turquie sont des candidats officiels). Ainsi que l’a dit Javier Solana, ancien Haut Représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune, une fois « en dehors de l’Europe il fait un froid de canard ».

De l’union des secteurs stratégiques du charbon et de l’acier, a surgi, suite au Traité de Rome, l’union douanière et la politique agricole commune, entre autres avancées. Et des décennies plus tard, le marché unique. Et l’espace Schengen et l’euro, la monnaie commune que partagent aujourd’hui 19 des 28 membres. Et la politique commerciale, compétence exclusive de l’UE, qui dirige le bloc commercial le plus grand du monde. Et tant d’autres programmes comme Erasmus qui ont rapproché les jeunes européens comme jamais auparavant.

Sans doute, la glue qui nous agglutine, nous, les Européens de cultures plurielles et de diverses idéologies, ce sont nos valeurs partagées, qui nous différencient plus que jamais dans cette ère populiste. Au temps du Brexit, Trump, Putin et autres leaders, qui aspirent à un monde piloté par des intérêts qui relèguent à un second plan la morale et les principes démocratiques, cela vaut la peine de rappeler que l’Europe est une union de valeurs. L’article 2 du Traité de l’Union européenne précise : « L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’Homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

Une crise existentielle

Les multiples crises qui ont secoué l’Europe ces dernières années ont menacé de faire sauter ces valeurs. Ou de les transformer, simplement, en une pure littérature de fiction face à une réalité de plus en plus antipathique. Tout d’abord la crise financière de 2008. Puis la contagion à l’économie réelle. Ensuite la crise des dettes souveraines ayant dévoilé une union monétaire mal conçue. Plus récemment, en 2015, et toujours avec l’économie grippée, l’arrivée massive de refugiés que l’UE a gérée de façon lamentable. Et à cela il faut ajouter la pire vague d’attaques terroristes de l’histoire de l’Europe (nous avons récemment vu le djihadisme attaquer Paris, Bruxelles, Nice, Manchester, Londres, entre autres villes).

Dans ce contexte de crises multiples, il semblait inévitable que des opportunistes surgissent prêts à agiter les angoisses et les peurs, promettant des solutions faciles et culpabilisant quelques acteurs (que ce soit l’UE, les réfugiés et les immigrés ou simplement les élites) de tous les maux qui ont secoué le continent. L’incapacité des partis traditionnels à se moderniser – qui touche particulièrement la famille social-démocrate – et les déficiences de l’UE au moment de prendre des décisions – toujours fidèle à son « trop peu et trop tard », surtout à cause de sa non digestion institutionnelle du grand élargissement vers les pays du centre et l’Est de l’Europe – ont fini par offrir une opportunité en or aux partis populistes qui caressent le rêve du pouvoir et du démantèlement de l’Europe.

La perception parmi les analystes et les acteurs politiques selon laquelle cette crise européenne présente un caractère existentiel n’est pas exagérée. Les Britanniques ont décidé par référendum le 23 juin 2016 de quitter l’UE, brisant ainsi une loi non écrite mais parfaitement assumée par les constructeurs de l’UE : on entre, mais l’on n’en sort pas, car les avantages de rester au sein de l’UE seront bien plus grands que ceux d’en sortir. Depuis le Brexit, l’UE a craint un effet de cascade et son pire cauchemar était que de la même façon dont la construction européenne s’est effectuée, c’est-à-dire par phases, s’applique aussi à sa fin échelonnée.

D’autant plus que la victoire de Donald Trump a situé pour la première fois dans l’histoire à la Maison Blanche un président nord-américain ouvertement critique vis-à-vis de l’intégration européenne, contraire aux valeurs libérales qui ont construit l’ordre Occidental depuis la Seconde Guerre mondiale et méfiant de ses principales institutions : OTAN, Nations unies, Union européenne, etc. Cela vaut la peine de rappeler que le premier homme politique européen qui a visité la Trump Tower après les élections a été Nigel Farage, le populiste britannique leader pour lors du parti xénophobe UKIP, et l’un des principaux artisans du Brexit.

Le premier vice-président de la Commission européenne, Frans Timmermans, l’a reconnu lors du Forum de Bruxelles organisé par le German Marshall Fund en mars : « si Marine Le Pen gagne, ce sera la fin de l’Union européenne ». Quatre ans auparavant, son supérieur, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, pour lors premier ministre luxembourgeois, réfléchissait ainsi dans un entretien avec Der Spiegel : « les démons de l’Europe ne sont pas partis, ils ne font que dormir ». Le magazine Time du 10 mars 2017 portait justement ces démons à la une : « L’Europe peut-elle survivre au nouveau populisme ? » Les photos de Marine Le Pen et Geert Wilders accompagnaient la question.

Wilders n’a pas remporté les élections en Hollande en mars – comme l’avaient présagé certains sondages surtout en 2016 – et Marine Le Pen est arrivée au second tour – comme son père en 2002 –, mais elle est restée loin de la victoire. Après le Brexit, les Européens appelés aux urnes ne semblent pas disposés à utiliser le « bouton nucléaire », même parmi les plus critiques vis-à-vis de l’UE.

Ce n’est pas un hasard si Emmanuel Macron a choisi l’Ode à la joie pour défiler victorieux face au Musée du Louvre lors de la nuit électorale. Ceux qui croient en des sociétés ouvertes et plurielles avaient gagné face aux nationalistes et aux populistes, les libéraux face aux autoritaires, l’optimisme sur l’avenir face à la nostalgie des pessimistes. Macron avait gagné, mais surtout les Européens qui apprécient les valeurs de l’UE recueillies dans l’article 2 du Traité de l’Union. Cependant, l’Europe n’a gagné que du temps.

Profiter de l’opportunité que présente la victoire de Macron

Si les leaders européens savent profiter des opportunités, 2017 restera dans nos souvenirs comme l’année où l’Europe a frôlé l’abyme pour reprendre ensuite son envol. L’aventure britannique de sortir et de prendre un chemin incertain, qui a dévoilé des architectes du Brexit sans planification, et la victoire de Trump, ont laissé la place à des Européens plus unis, plus conscients de ce qui les unit et plus disposés à miser sur l’UE dans les moments difficiles.

Si Macron a remporté la présidence en France, l’UE a gagné grâce à cela une grande opportunité dans un moment difficile. Les forces qui ont facilité le Brexit et la victoire de Trump n’ont pas disparu ; les électeurs de Le Pen et des autres partis anti-européens ne se sont pas non plus volatilisés et ils expriment un grand mécontentement visà- vis de la gestion des crises. Viktor Orban n’a pas non plus été rayé de la carte et il continue de s’entêter à conduire la Hongrie vers une « révolution illibérale » de nature autoritaire. Le gouvernement polonais présente un défi semblable. Et bien sûr, nous n’avons pas non plus vu fleurir les économies de ceux que la crise a laissés sur le bord de la route et qui refusent la globalisation, parce qu’ils ressentent qu’elle ne leur offre pas les opportunités qu’ils méritent. Le plan d’accueil des réfugiés ne marche toujours pas. Ces défis requièrent maintenant une nouvelle approche éloignée de toute tentation de conformisme.

Conscients de ce qui est en jeu, les leaders de l’UE ont montré une inhabituelle unité au moment d’affronter les négociations du Brexit. D’un côté, ils ne cachent pas le coup reçu – le président du Conseil européen, le polonais Donald Tusk insistait : « ce n’est ni bon pour les Britanniques ni pour les Européens » – mais, d’un autre côté, ils semblent avoir pris conscience du besoin d’agir soudés. Si les Britanniques ont mis huit mois à notifier la décision officielle de sortie de l’Union et continuent à profiler leurs désirs après la convocation d’élections le 8 juin, les Européens ont mis un mois à approuver leur stratégie de négociation et la coordination entre la Commission et les États membres, du moins jusqu’ici, a été exemplaire.

La voix qui a peut-être le plus clairement exprimé la responsabilité de l’Europe de prendre son propre chemin et de commencer une nouvelle phase a été celle de la chancelière allemande, Angela Merkel, devenue une sorte de réticente leader du monde libre après l’arrivée de Trump. « L’époque où nous pouvions dépendre entièrement des autres est finie. C’est mon expérience de ces derniers jours. L’Allemagne et l’Europe, nous allons nous efforcer pour maintenir de bonnes relations avec les États-Unis et le Royaume-Uni, mais nous devons nous battre pour notre propre destin » (paroles prononcées à Munich lors d’un acte électoral, le 28 mai 2017).

La chancelière fait référence à la première visite de Trump en Europe où il a participé à un sommet de l’OTAN à Bruxelles et à un sommet du G7 en Sicile et qui a laissé derrière lui des doutes sur la disposition américaine à défendre ses alliés et au sujet de ses liens avec l’accord de Paris concernant la lutte contre le réchauffement de la planète (quelques jours plus tard, Trump a annoncé le retrait des USA de l’accord). Mais l’appel à la responsabilité de Merkel sera mis à l’épreuve au moment d’offrir une certaine flexibilité dans sa jusqu’ici dogmatique approche de la politique économique en Europe qui a donné la priorité aux intérêts des pays créanciers du Nord face à ceux du Sud. La victoire de Macron invite à un temps nouveau dans le gouvernement de la zone euro et les élections allemandes de septembre – que ce soit avec le maintien de Merkel ou la victoire surprise du socialiste Martin Schulz – devraient engendrer un nouveau gouvernement allemand plus flexible au moment de revendiquer ses intérêts nationaux en Europe.

Bien que les chiffres du chômage continuent à baisser (9,5 % dans la zone euro et 8 % de moyenne dans l’ensemble de l’Union, les plus bas depuis 2009 selon Eurostat), les coûts sociaux de la crise sont loin d’avoir cicatrisé (surtout dans des pays comme la Grèce ou l’Espagne, où le chômage est toujours beaucoup plus élevé que la moyenne, 23,5 % et 18,2 % respectivement). Ceux qui ont été châtiés par la crise exigent à l’UE des politiques sociales et la Commission européenne semble savoir qu’un tournant social serait le meilleur épouvante-populismes qu’elle ait à la portée de la main. Le gagnant ou la gagnante des élections allemandes devrait montrer un esprit d’ouverture suffisant pour permettre des changements.

Éveil citoyen

Conscientes de ce qui est en jeu, plusieurs initiatives citoyennes ont commencé à convoquer des mobilisations pour revendiquer l’appartenance à l’UE. On remarque, mais ce n’est pas la seule, Pulse of Europe, une plateforme d’origine allemande qui a réussi à coordonner des citoyens de plusieurs villes européennes. Pour la première fois, des voix européistes dans la société civile se manifestent de façon naturelle pour revendiquer l’Europe à laquelle elles rêvent, comme le font depuis longtemps ceux qui veulent voir l’Europe se replier. On brise petit à petit le schéma pervers qui ne permettait que deux voix dans le débat européen, celle des conformistes avec cette UE et celle de ceux qui veulent la détruire.

L’opinion publique a expérimenté certains changements. Les Européens se montrent maintenant un peu plus positifs vis-à-vis de l’UE et 57 % d’entre eux croit qu’il est bon que son pays appartienne à l’UE (quatre points de plus par rapport à 2016). Les chiffres sont toujours inquiétants et, bien qu’ils s’améliorent, ils devraient faire fuir toute tentation de conformisme (seul un tiers des Tchèques, Grecs ou Croates partage l’idée que leur appartenance à l’UE est positive, selon l’Eurobaromètre 2017). L’intérêt vis-à-vis de la politique de l’UE grandit aussi : 56 % déclare un intérêt vis-à-vis de la politique européenne, 2 % de plus qu’en septembre 2015.

La renaissance de l’Europe passe par le changement pour se sauver et par la mise en valeur face aux citoyens de ce qui a été abouti et qui est passé inaperçu pour différentes raisons. L’académicien américain Andrew Moravcsik considère que l’UE est un « super pouvoir invisible » (https://foreignpolicy.com/2017/04/13/europe-is-stillasuperpower/) et il assure que dans la plupart des domaines de mesure du pouvoir, l’UE est égale ou supérieure aux États-Unis et à la Chine dans son habileté pour projeter un pouvoir global militaire, économique et mou. En revenus par habitant, l’UE présente la même taille que les États- Unis et 63 % de plus que la Chine. L’UE est la deuxième économie la plus grande du monde et le plus grand acteur commercial de biens et de services.

Certaines choses ne montrent leur valeur que lorsqu’on les a perdues. Heureusement pour l’UE, seule la menace de la fin – plus proche que jamais après les alertes de changement d’époque du Brexit et de l’arrivée de Trump – a servi à faire prendre conscience aux citoyens de ce qu’ils ont déjà, même s’ils demandent des changements urgemment. Maintenant les leaders doivent se montrer à la hauteur de ces temps nouveaux.