La Communauté européenne mise à l’épreuve du « printemps arabe ». Crise ou renouveau du multilatéralisme européen?

15 septembre 2011 | Policy Brief | Français

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Le « printemps arabe » est vieux maintenant d’une dizaine de mois. La question se pose toujours de savoir si l’Europe, cette « donneuse de leçons » que les intellectuels et militants arabes ont coutume de regarder d’un œil pessimiste, a cessé d’être négligente sur la question des réformes politiques chez les voisins du sud. Pourtant, les moyens à la disposition de l’Europe communautaire sont-ils à la mesure de ses projections relatives à l’agenda postautoritaire dans le monde arabe ? L’Union pourra-t-elle se tailler un certain rôle dans la gestion de cet agenda avec des méthodes de moins en moins multilatérales ? La conférence de Paris du 1er septembre 2001 n’est-elle pas la preuve éclatante du triomphe du national-souverainisme dès qu’il s’agit d’enjeux classiques de puissance ? Les choix faits par Bruxelles pour marquer son intervention militaire en Libye ne prouvent-ils pas, encore une fois, son incapacité à sortir du dilemme atlantiste comme fatalité et horizon indépassable de l’Europe de la défense ? Autant de questions qui s’imposent, tant il est vrai que les positions prises récemment par les principaux pays membres de l’UE face au « printemps arabe » ne sont pas exemptes de paradoxes. D’un côté, ces positions ont suscité un regain de confiance dans les capacités de l’Europe à incarner un modèle multilatéral de gestion des crises de voisinage ; de l’autre, elles ont mis au grand jour son impréparation à construire des mécanismes propres de sécurité, loin des voies classiques qui sont celles de l’atlantisme. Autrement dit, les succès diplomatiques de l’Europe, face notamment à la crise libyenne, n’ont été possibles qu’au prix d’une réaffirmation de sa dépendance vis-à-vis de l’OTAN pour ce qui est de la politique commune de sécurité.

L’autodémocratisation : une surprise stratégique pour l’UE ?

Le bilan des actions militaires menées par l’OTAN en Libye, la mobilisation du Conseil de sécurité de l’ONU contre le régime syrien, les succès de la conférence de Paris du 1er septembre 2011, le soutien diplomatique et le dégel des fonds libyens en faveur du Conseil national de transition ont probablement contribué à redorer le blason de l’Europe. Tout se passe comme si celle-ci voulait réparer ses faux pas qui, aux débuts du « printemps arabe », l’ont amenée à se tromper de diagnostic en sous-estimant la capacité de la rue arabe et des mouvements sociaux qui l’encadraient à tenir longtemps devant la répression. D’où les maladresses de la diplomatie française au début de la révolution tunisienne et les hésitations des instances de Bruxelles, en particulier celles de la haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères, face aux révoltes populaires ; révoltes qui ont constitué pour l’UE une « surprise stratégique » au plein sens du terme. En effet, dans une aire géopolitique marquée, depuis des décennies, par l’absence de grandes ruptures au niveau des régimes politiques et où les organisations de la société civile ne pesaient que marginalement sur le cours des événements, très peu d’observateurs pouvaient pronostiquer des « transformations par le bas » qui seraient menées par des mouvements sociaux qui n’ont de ressources que la force de leur mobilisation autour d’un seul objectif : l’autodémocratisation. Le préfixe « auto » ici utilisé est signifiant. Les minorités actives de la rue arabe, cessant de prendre au sérieux la rhétorique démocratique des régimes en place comme celle des instances de Bruxelles, ont décidé de prendre en main leurs propres destinées démocratiques.

L’observation empirique permet d’identifier trois facteurs majeurs pour expliquer l’occurrence d’une révolution ou d’une transformation systémique au sein d’un régime : l’intervention étrangère, l’impasse économique et la révolte populaire. Il est évident que les changements politiques induits par le « printemps arabe » relèvent du dernier facteur. À l’exclusion du cas irakien (intervention étrangère sans effet de démocratisation), l’ingérence extérieure ne saurait être sérieusement invoquée pour expliquer la vague des révoltes populaires qui agitent plusieurs pays arabes depuis janvier 2011. On le sait, les outils classiques de la démocratisation de type soft power (conditionnalité, incitations et sanctions économiques, aide à la gouvernance…) n’ont jamais été opérants dans cette région. La thèse diffusionniste, selon laquelle l’exportation des valeurs démocratiques serait le principal, sinon le seul vecteur à même de démonter, à terme, les différents autoritarismes arabes, nous semble moins convaincante que celle de l’autodémocratisation, quoi qu’en disent certains esprits sceptiques rompus à la théorie du complot : l’administration américaine, Israël et leurs services secrets, instigateurs réels du « printemps arabe », seraient en train de reconfigurer la donne géopolitique dans la région MENA.

Surprise stratégique, le « printemps arabe » l’a été également pour l’Europe d’une autre manière. À quelques centaines de kilomètres de leurs frontières, les pays européens sont les témoins d’une série de transformations systémiques touchant une région qui leur a toujours été sensible en termes d’enjeux de voisinage et de risques transférables ; transformations menées et encadrées, au demeurant, par une catégorie d’acteurs avec qui ils n’avaient guère l’habitude de traiter : les mouvements sociaux protestataires. Autant dire que le dilemme a été délicat pour l’Europe : 1) maintenir sa politique de tolérance à l’égard des régimes autoritaires en place et éviter ainsi le risque de n’avoir plus d’interlocuteurs conciliants partageant les mêmes visions s’agissant de l’islamisme et du conflit israélo-palestinien ? 2) ou se poser en chantre de la démocratisation dans le monde arabe et gagner par anticipation la sympathie des nouvelles élites politiques dans l’espoir de pouvoir peser, après coup, sur leur agenda politique. Tout indique que les pays membres de l’UE ont opté, non sans quelques hésitations, pour cette deuxième voie.

National-souverainisme et atlantisme persistant

Une des leçons à tirer du « printemps arabe » est que l’engagement de l’Europe dans le traitement des défis politico-sécuritaires y afférents est révélateur d’une crise profonde du multilatéralisme européen aussi bien à l’échelle de l’UE qu’à celle du Processus de Barcelone. Une vérité criante saute, en effet, aux yeux à l’observation de l’activisme diplomatique des principaux protagonistes européens du « printemps arabe ». Non seulement les structures politiques de l’Euromed et de l’UpM ont été mises à l’écart et empêchées de contribuer à la formation de l’agenda post-autoritaire dans le monde arabe, mais aussi les organes communautaires de l’UE en charge de la politique étrangère et de la sécurité commune ont été réduits à la figuration. Autant les États ont été présents, autant l’Europe communautaire a brillé par son absence. Bien plus, les rôles que se sont taillés la France et la Grande-Bretagne semblent faire sérieusement ombre aux autres pays membres de l’UE, si bien qu’il s’impose aujourd’hui de reposer l’éternelle question de l’identité de la politique étrangère européenne : communautaire comme l’ont voulu les traités de l’Union ou basiquement national-souverainiste comme s’emploie à la promouvoir l’activisme de certains États membres ?

L’affaire libyenne n’est pas sans enseignement à cet égard. L’air de concertation et d’entente parfaite entre Paris et Londres, forts de leur accord militaire de novembre 2010, semble avoir réduit les chances de l’UE de se tailler un rôle clé dans cette affaire. Craignant un alourdissement de la facture d’un conflit qui risque de tourner en une guerre d’usure, ces deux pays européens ont évité toute surexposition militaire en Libye cédant ainsi à l’OTAN – c’est-à-dire aux États-Unis et à leurs capacités militaires – des marges plus grandes dans la conduite des opérations « Aube de l’Odyssée » décrétée par le Conseil de sécurité de l’ONU le 17 mars 2011. La marginalisation de l’UE comme espace multilatéral de gestion des crises a été davantage surdéterminée par la politique du profil bas volontairement adoptée par les autres puissances européennes (Allemagne, Italie, Espagne), plus accaparées par la crise financière et ses contrecoups sur l’Eurozone et le climat social dans leurs pays. Pas plus que ces trois États membres, l’Europe communautaire ne s’est donné les moyens et la volonté nécessaires pour faire contrepoids à la vitalité du couple franco-britannique. On trouvera trace de cet effacement volontaire de l’UE dans l’opposition formelle de Mme Catherine Ashton, la chef de la diplomatie européenne qui, soutenue par de nombreux États membres, a décliné toute intervention militaire de l’Union en Libye, fût-ce pour protéger les convois militaires ou surveiller en haute mer le trafic maritime à destination de la Libye.

À quelques détails près, notre hypothèse de départ se vérifie : autant le « printemps arabe » place l’UE face à ses responsabilités, autant celle-ci répond par des réactions en dents de scie, mesurées, qui en disent long sur ses difficultés à s’imposer comme alternative durable à l’unilatéralisme américain et au dilemme atlantiste qui semble encore représenter la seule voie praticable pour l’Europe de la défense.