État et transition démocratique en Libye Analyse et perspectives

12 mars 2013 | Focus | Français

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Le 12 février 2011, dans le sillage des révoltes arabes en Égypte et en Tunisie, une rébellion éclate à Benghazi contre le régime de Kadhafi. Ce mouvement, qui a pris naissance dans une ville bastion de l’opposition depuis 1969, a  rapidement pris de l’ampleur. Très vite, on a parlé de risque de massacre. Le 26 février 2011, à l’unanimité, le Conseil de sécurité de l’ONUa adopté une résolution imposant des sanctions sévères à Kadhafi, sa famille et son entourage, y compris un gel des avoirs libyens, les « fonds souverains ». Le 12 mars, alors que les États-Unis tergiversaient devant la perspective d’une intervention militaire, préférant « diriger de l’arrière » (leading from behind), Nicolas Sarkozy et David Cameron proposent la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne. Le 17 mars 2011, le Conseil de sécurité a adopté une résolution autorisant le recours à la force contre le régime de Kadhafi. Cette résolution, adoptée avec 10 voix pour et cinq abstentions dont la Chine, la Russie et l’Allemagne, devait instaurer une zone d’exclusion aérienne au-dessus de la Libye afin de protéger la population civile. Elle a été en fait le point de départ d’opérations militaires aériennes menées d’abord par la France et la Grande Bretagne, auxquelles se sont joints les États-Unis, avant qu’elles ne soient prises en charge par l’OTAN. Cette « guerre pour la démocratie »[1], menée par les pays occidentaux, et qui a fait plus de 30 000 morts et des centaines de milliers de blessés, cache en réalité des enjeux économiques et géostratégiques relatifs à la compétition entre les pays occidentaux et les puissances émergentes comme la Chine, le Brésil, l’Inde et la Russie, les BRICS.

Les particularités de l’État et la crise du pouvoir sous Kadhafi

L’État kadhafien[2] a été un État social où différentes ressources étaient mises gratuitement à la disposition de la population : électricité à usage domestique, eau potable, essence qui coûtait à peine 10 cts d’euros ; les banques accordaient des prêts à très faibles intérêts ; les Libyens ne payaient pratiquement pas d’impôt ; la TVA n’existait pas ; la dette publique était de 3,3 % du PIB ; les voitures importées étaient vendues au prix d’usine. Sur le plan de l’instruction, la Libye était le pays où le taux d’alphabétisation était le plus élevé. À cet égard, l’État a consacré de moyens considérables pour développer l’instruction, en particulier en direction des femmes.

Kadhafi a également promu un meilleur statut social et juridique pour les femmes en leur octroyant des droits. Il a lutté pour l’abolition de la répudiation, une pratique ancestrale et rétrograde où l’époux par une simple formule, renvoyait son épouse du foyer conjugal pour la remplacer par une autre, sans aucune autre forme de procès. À l’encontre de cette pratique humiliante pour les femmes, et en dépit de l’opposition des milieux traditionalistes et des islamistes[3], il a introduit la loi de 1984 sur le mariage et ledivorce. Il s’agit d’une réforme juridique qui a innové en la matière en abolissant la répudiation et en la remplaçant par la procédure du divorce, forme moderne de la séparation entre époux. Plus que cela, il a privilégié les femmes divorcées en leur permettant de garder le foyer conjugal après le divorce, de partager les biens acquis pendant le mariage (ce qui s’apparente au régime juridique de participation aux acquêts) et de garder leurs propres biens provenant de la dot. De manière plus large, le statut juridique de la femme a été grandement amélioré sur bien des aspects. C’est un élément qui a son importance car, un jour, les femmes libyennes progressistes se référeront à la loi de 1984 pour résister à l’islamisation du droit, à l’œuvre actuellement en Libye.

Enfin, l’État sous Kadhafi protégeait les autres religions et donnait une sécurité aux catholiques qui pratiquaient leur culte en toute quiétude, ce qui a été confirmé par Mgr Martinelli, vicaire apostolique à Tripoli. Il n’est pas certain que l’islamisation en cours en Libye puisse garantir la liberté du culte dans ce pays. Des évènements récents montrent que l’intolérance à l’égard de la présence chrétienne commence à être palpable, ce dont témoignent la profanation de quelque deux cents tombes de soldats britanniques et italiens datant de la seconde guerre mondiale et la persécution des chrétiens à Benghazi.

La politique de modernisation autoritaire sous Kadhafi a amélioré les conditions du plus grand nombre de Libyens. Elle a cependant eu des déficiences, comme l’inégale répartition des richesses et du bien-être sur le territoire, qui a généré des mécontentements. À cet égard, il faut parler d’une crise de l’État kadhafien. Celle-ci a débuté en 2004 lorsque Seif-al-islam et d’autres membres de l’élite dirigeante, cherchant à démocratiser le système politique, se sont trouvés confrontés à des résistances. Et malgré la libération d’un grand nombre d’islamistes en 2008, Seif-al-islam n’a pas pu transformer la vie politique, raison pour laquelle plusieurs « libéraux », dont Mahmoud Jibril, l’ont abandonné pour rejoindre la rébellion.

L’État était entré en crise bien avant la rébellion de février 2011, principalement en raison de la contradiction qui a miné le système et dont Kadhafi n’était pas pleinement conscient : un État social ne peut se maintenir qu’en devenant un État démocratique. Pour cela, il aurait fallu que le leader libyen accepte la démocratie représentative comme le seul « jeu politique possible » (the only game in town). Il aurait fallu qu’il change d’alliance et se rapproche des libéraux républicains de l’opposition, ce que son fils Seif al-islam a tenté d’entreprendre, sans succès en raison du non-soutien des pays occidentaux et du poids des comités révolutionnaires.

Depuis la disparition de Kadhafi et de son régime en octobre 2011, la Libye vit une situation politique et économique très instable dont l’issue est incertaine. Plusieurs hypothèses d’évolution et de stabilisation sont possibles, lesquelles sont plus ou moins pertinentes.

L’hypothèse d’une transition républicaine

Cette hypothèse doit être envisagée même si ses chances sont limitées. Elle signifierait la mise en place d’un pouvoir d’inspiration républicaine et libérale. Il est vrai cependant que le courant républicain (bien qu’ayant quelques racines historiques en Tripolitaine) est très faiblement représenté au Parlement, où l’Alliance des forces nationales (AFN) détient 39 sièges sur 200. Les chances de réalisation d’un État républicain sont très faibles. Elles dépendent du choix d’un régime présidentiel qui permettrait à Mahmoud Jibril (leader des républicains et ancien Premier ministre du CNT, le Machiavel de la politique libyenne) de se profiler et de donner à l’État libyen une orientation républicaine. Dans cette hypothèse, le choix par la commission constituante d’un régime parlementaire, comme ce qui semble s’esquisser, affaiblirait grandement les chances d’un État républicain. Si cet État républicain devait, cependant, se réaliser, ce qui est peu probable, il aurait besoin du soutien politique et militaire des pays occidentaux pour faire à face à l’inévitable hostilité des différentes tendances islamistes et fédéralistes. On serait alors dans une situation proche de celle de l’Afghanistan après l’intervention militaire américaine où le président afghan, Hamid Karzaï, libéral et républicain, a été imposé aux talibans et ne s’est maintenu au pouvoir que grâce au soutien militaire et financier des Occidentaux, des Américains en particulier.

L’hypothèse d’une transition vers un État islamique

La deuxième hypothèse, celle d’une transition vers un État islamique, est assez plausible. Plusieurs éléments plaident en sa faveur. Il y a d’abord une donnée structurelle, celle d’un pays à forte composante traditionaliste et conservatrice, surtout dans la partie est du pays. Un autre élément qui a son importance est la part déterminante prise par les différentes tendances islamistes dans la rébellion.

L’hypothèse de l’État islamique a déjà  trouvé un début de vérification. Lors de son discours prononcé à Benghazi, le dimanche 23 octobre 2011, Mustapha Abdeljalil, (l’ancien président du CNT), a  déclaré que la législation du pays sera fondée sur la charia (loi islamique) : « En tant que pays islamique, nous avons adopté la charia comme loi essentielle et toute loi qui violerait la chariaest et sera légalement nulle et non  avenue ». À ce propos, il a cité la loi sur le divorce et le mariage de 1984. Autre élément de début d’islamisation de l’État, ce sont les déclarations du grand Muftide Libye (grande autorité religieuse) du 16 avril 2012, où il a affirmé que  « la polygamie est légitime et qu’il n’y a pas de controverse là-dessus ». Selon cette autorité, dont les fatwas (avis religieux), sont respectées et appliquées, « la polygamie empêche la débauche des hommes et les oblige à assumer la responsabilité de leur progéniture ». Pour le cheikh Ghariani, le mari n’est pas obligé d’obtenir l’autorisation préalable de sa femme pour prendre une deuxième épouse, comme l’exige la loi de 1984, instaurée par Kadhafi. Une femme étant « jalouse par nature », a-t-il déclaré, « cette disposition limite fortement la liberté des hommes ».

Dernier élément tout récent :la décisionde la Haute Cour de Justice de Libye du 7 février 2013 qui a légalisé la polygamie en annulant plusieurs conditions juridiques posées dans la loi de 1984. En particulier, la Haute Cour a annulé deux mesures qui rendaient la polygamie très difficilement praticable : la suppression de l’accord préalable de la première épouse (qui n’est plus nécessaire) et l’annulation de la garantie selon laquelle l’époux devrait apporter les preuves qu’il a les moyens suffisants pour subvenir aux besoins de deux ou trois épouses, mesure qui limitait cette pratique.

L’hypothèse d’un État fédéral et tribal

Une évolution vers un État fédéral[4] n’est pas à exclure compte tenu des pressions venant de l’est du pays et de la retribalisation de la société[5]. Cet État pourrait être soutenu par des institutions comme un Conseil tribal. Les structures fédérales ont, en théorie, un grand avantage par rapport aux États centralisés, dans la mesure où elles permettent la coexistence entre des sous-ensembles ethniquement et culturellement différents. Cependant, et afin qu’il puisse fonctionner, l’État fédéral doit reposer sur une volonté commune de vivre ensemble partagée par l’ensemble de la population libyenne, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Il faut aussi un leader disposant de légitimité pour assurer une certaine cohésion sociale dans un pays aux identités multiples. Il faut enfin des mécanismes de péréquationqui soient acceptés par tous. Or, les revenus pétroliers sont inégalement répartis sur le territoire et, à défaut d’un État centralisateur qui continue à concentrer les revenus pétroliers pour les redistribuer, il faut donc des mécanismes légitimes de péréquation de l’État fédéral. Or, les revendications d’une large autonomie de la Cyrénaïque rendraient difficile le fédéralisme, à moins qu’il soit couplé avec un rôle institutionnel accru des tribus.

L’hypothèse d’une anarchie chronique et dévastatrice

Cette hypothèse doit être envisagée en raison de la trop grande faiblesse de l’État et de l’existence de groupes armés qui n’obéissent qu’à des chefs guerriers locaux. Les différents foyers de contestation et de résistance contre l’État à l’est comme à l’ouest et au sud de la Libye ainsi que la retribalisation, tout cela rend l’hypothèse d’une anarchie chronique plausible. Cette anarchie pourrait générer une insécurité sur les ressources et la production pétrolière, comme ce qui est arrivé début mars 2013 avec l’arrêt de la production et de l’exportation gazière vers l’Italie. Cette insécurité sur les ressources pourrait affaiblir encore davantage l’État, accentuant du même coup le processus d’anarchie.

Conclusion

Les conditions de la rupture avec le régime de Kadhafi ont rompu une dynamique interne de transition et ont créé une situation nouvelle caractérisée par l’affaiblissement durable de l’État, le développement de conflits ethniques et tribaux qui risquent de compromettre la transition démocratique et la rendre très difficile. Aussi longtemps qu’il n’y aura pas de pacification, la démocratie ne pourra pas être instaurée en Libye. L’autre problème, c’est la difficile remise en marche de l’économie en raison de l’insécurité et du fait que la main-d’œuvre étrangère sera difficile à faire revenir dans un pays où le racisme est exacerbé.

Dans ces conditions, il est à probable que le processus de transition démocratique, initié par la guerre, soit laborieux, long, douloureux  et incertain. Dans une société qui est très loin d’être pacifiée et réconciliée, il y a des risques que la Libye ne replonge dans un nouveau régime, certes, différent de celui de Kadhafi, mais tout aussi autoritaire. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, les pays qui ont soutenu les rebelles et ont œuvré pour le changement, pourraient s’accommoder d’un nouveau pouvoir autoritaire.

La marche forcée vers la démocratie risque d’être très longue et truffée d’obstacles. Les milices privées risquent de se détruire mutuellement dans une guerre de tous contre tous. La démocratie n’est pas un fleuve tranquille et l’on peut craindre une guerre tribale qui pourrait ramener la Libye à des périodes sombres de son histoire.

La reconstruction de la société et de l’État sera difficile en raison des divergences sur les valeurs. Les islamistes veulent instaurer un ordre social fondé sur le respect des valeurs religieuses tandis que les républicains réformateurs veulent introduire des réformes sociales, et devront pour cela se confronter aux Frères musulmans ou salafistes. Par ailleurs, tout un ensemble de défis économiques et d’enjeux sociaux, comme l’égalité homme/femme, la question de la polygamie, seront source de divisions et compliqueront le processus de transition.

La démocratie ne se fera pas du jour au lendemain. C’est, non seulement, une question de durée, mais ce sont aussi les structures sociales qui doivent être transformées. Les démocraties occidentales ne se sont pas construites en un jour et il n’y a pas de raison pour qu’il en soit autrement en Libye, comme d’ailleurs dans les autres pays arabes. La démocratisation implique l’existence d’entrepreneurs démocrates, mais aussi des conditions objectives sans lesquelles ces entrepreneurs ne pourront rien réussir. Ces conditions ont trait à un certain développement de l’État de droit et une culture démocratique. Les Libyens en sont très loin, raison pour laquelle la transition sera très difficile et laborieuse.

Dans ces conditions, un retour à l’autoritarisme n’est pas exclu car les Libyens ont besoin d’abord de sécurité et de bien-être, c’est ce qui ressort de plusieurs sondages d’opinion récents. Pour cela, ils sont prêts à accepter un pouvoir autoritaire qui leur assure la sécurité et un certain bien-être, qui les réconcilie avec eux-mêmes et avec leur histoire et les fasse progresser lentement vers la liberté.

Notes

[1] MONCEF DJAZIRI, « Libye : les enjeux économiques de la guerre pour la démocratie », Revue Moyent-Orient, Numéro 12, octobre-décembre 2011,  p. 78-83.

[2] MONCEF DJAZIRI,  État et société en Libye. Islam, politique et modernité,Paris, L’Harmattan, 1996 ; « Creating a New State: Libya’s Political Institutions », Dirk Vandewalle (édité par), Qadhafi’s Libya, 1969 to 1994, New York, St. Martin’s Press, 1995, p. 177-200.

[3] MONCEF DJAZIRI, « Kadhafi, l’islam et les islamistes », CONFLUENCES Méditerranée, (numéro spécial sur la Géopolitique des mouvements islamistes), No 12, Automne, 1994.

[4] La Libye a connu le fédéralisme dans le passé (1951-1962), système qu’elle a abandonné pour des raisons de péréquation financière.

[5] MONCEF DJAZIRI, « Tribalisme, guerre civile et transition démocratique en Libye », Maghreb-Machrek, N° 212, Eté 2012, p. 61-75.