Quand la marge immerge le centre
Quand la marge immerge le centre
Réussite commerciale avec des acteurs aux identités gommées, adoubement esthétique avec des immigrés assumant leur arabité, les ‘Arabes’ sont une force motrice du cinéma français.
Julien Gaertner
C’est après la fin de la guerre d’Algérie que la figure de l’« Arabe » émerge sur les écrans hexagonaux. Tandis que l’image du sujet musulman sous l’empire colonial s’efface, la présence du travailleur immigré se remarque davantage, notamment à partir de Mai 68. Les caméras se tournent alors vers les oubliés de la société de consommation et dans l’effervescence du moment, c’est non seulement un cinéma engagé qui émerge, mais aussi des films de cinéastes venus du Maghreb, oeuvres précaires aujourd’hui oubliées et à la distribution discrète. Mais malgré cette émergence au début des années soixante-dix, le parcours sera long avant que le septième art ne reconnaisse la présence des cinéastes venus du Maghreb, avant que leurs personnages ne s’imposent et que les images des immigrés, longtemps laissées aux marges, ne puissent enfin immerger le centre.
Premières épreuves (1968-1982)
Été 1968. Certaines fictions continuent d’entretenir un sentiment d’altérité vis-à-vis de l’« Arabe ». Angélique et le Sultan (Borderie, 1968) l’illustre, film qui suit Michèle Mercier dans des péripéties orientales. L’oeuvre propose aux spectateurs un Sultan barbu, cupide, fourbe, prêt à tout pour arriver à ses fins avec la belle Angélique. Mais l’ultime intrigue de ce qui fut un succès mondial semble néanmoins mettre un terme au genre du cinéma colonial. En 1970, c’est un vent nouveau qui souffle sur le cinéma avec une vague de fictions engagées comme Élise ou la vraie vie (Drach, 1970), laquelle raconte l’histoire d’amour impossible d’un ouvrier algérien et d’une Française sur fond de répression policière. Un décor loin de l’exotisme de pacotille et un genre qui pose les bases des premiers films des cinéastes d’origine maghrébine.
Ces premiers cinéastes immigrés – Ali Ghanem (Mektoub ?, 1970 ; L’Autre France, 1977) ou venus du Maghreb pour tourner en France comme Naceur Ktari (Les Ambassadeurs, 1977) et Ahmed Rachedi (Ali au pays des mirages, 1978) – narrent eux aussi le malheur des immigrés. Chacun des films met en scène le destin d’un individu rejeté, à la marge et en proie au racisme de la société d’accueil. Les intrigues se concentrent sur les difficiles conditions de vie : logements insalubres, chômage, fausses promesses et désarroi des migrants. C’est d’ailleurs une mort tragique, conséquence de la violence xénophobe, qui les guette dans chaque scénario.
Mais ces films immigrés auront toutes les peines pour séduire les critiques. Exemple révélateur lorsque Libération se penche sur Mektoub ?, jugeant que « le film n’est pas sans faiblesses narratives, insuffisances techniques, on peut lui reprocher de n’être qu’un constat sans grande dimension politique ». Pour Le Figaro, le film est « plus proche du reportage ou du documentaire télévisé que des oeuvres du néo-réalisme », conséquence de « la spontanéité et du naturel des protagonistes ». Ali Ghanem, lui, « n’a pas encore assez d’objectivité et de sens de l’observation ».
Déconsidérés à l’image des personnages qu’ils mettent en scène, ces films immigrés sont réalisés sans moyens, reflétant la détresse des travailleurs à côté desquels les Français passent sans prêter attention. Peu vus – entre 5 709 entrées pour Mektoub ? et 20 895 pour Les Ambassadeurs –, peu distribués, rarement télédiffusés, ils semblent ne pas parler aux Français de sujets qui les intéressent. Ainsi, bien que la figure du travailleur immigré démarquait sur cette période et qu’un cinéma réaliste se faisait jour, les représentations les plus frappantes pour l’opinion restaient celles des grandes comédies populaires telles que Les aventures de Rabbi Jacob (Oury, 1973). L’« Arabe » est tenu à distance par le rire dans la majorité des fictions, phénomène à mettre en relation avec les effets de la politique de retour. Les films semblent alors contribuer à sensibiliser l’opinion au fait que les travailleurs immigrés maghrébins ne sont que de passage.
Des flics et des beurs (1982-1995)
En 1982, la gauche accède au pouvoir tandis que le succès d’un film policier fait pencher le cinéma français vers un discours droitier. La Balance (Swaim, 1982) plonge les spectateurs au coeur d’une brigade policière qui opère dans un Belleville peuplé de vendeurs de drogue et de prostituées maghrébines. Avec 4,5 millions d’entrées et trois César, le film lance une tendance policière. En l’espace de quatre ans, sortiront une cinquantaine de fictions aux scénarios identiques, opposant des Maghrébins horsla- loi à des justiciers français. Dans la presse, on juge certes que La Balance renouvelle les codes du polar, mais surtout qu’il a lancé une mode, celle des truands arabes cavalant avec flics courageux à leurs trousses. Au moment où le Front national connaît un premier succès électoral, c’est tout un imaginaire qui vient s’accorder à cet esprit du temps durant lequel la progression électorale de l’extrême droite est significative d’une sensibilité nouvelle de l’opinion. Le cinéma n’échappe pas à ce mouvement et se contracte sur un « Arabe » qu’il craint de voir s’établir durablement. Dans nombre de films, celui-ci n’est pas seulement hors-la-loi, il devient littéralement hors-la-France et danger pour la nation. L’Union sacrée (Arcady, 1988) synthétise l’ensemble des peurs auxquelles est associée une immigration jugée sensible aux influences islamistes et susceptible de mettre le pays en péril.
En opposition à la crispation du cinéma policier, les premières oeuvres que la presse va qualifier de beurs se révèlent dans le sillage de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Le Centre national de la cinématographie lance alors un appel d’offres en direction des enfants de l’immigration et, en 1985, trois films sortent consécutivement sur les écrans : Le thé à la menthe (Bahloul), Bâton rouge (Bouchareb) et surtout le Thé au harem d’Archimède (Charef ), sensation cinématographique de l’année. L’auteur, ancien ouvrier, est rapidement consacré. Pour France-Soir, les cinéphiles assistent à la naissance « d’un grand cinéaste », et « s’il fallait comparer ce premier film d’un inconnu […], ce serait aux 400 coups qu’on devrait faire référence ». Mais malgré ce qui semble être un chemin tracé vers les cimes du cinéma français – avec un César du meilleur premier film –, la carrière de l’artiste né en Algérie ne connaîtra plus de succès retentissant, à l’image d’un cinéma beur qui, faute du renouvèlement de ses thèmes, ne semble guère attirer le public. La reconnaissance du monde du cinéma apparaît ici éphémère. Même Bye-Bye (1995), du Franco- tunisien Karim Dridi – unanimement salué par la critique – ne rencontre pas le succès qui lui semblait promis. Ses personnages, néanmoins, expriment leurs revendications identitaires de la décennie et particulièrement le rejet de l’étiquette beur qui colle à la peau de ce courant qui ne s’en est jamais réclamé. « Ne m’appelle pas beur car ce mot m’écoeure. Arabe est le sens de ce mot », y chante le jeune Mouloud. Fort d’une dizaine de productions depuis le milieu des années quatre-vingt, la génération beur est en déclin au moment où le cinéma français n’a plus la tête à ses immigrés, mais à un nouvel espace privilégié, les banlieues.
La reconnaissance (1995-2010)
Le regard des spectateurs est en effet capté par des fictions qui marquent l’opinion. Avec le film La Haine, Le Nouvel Observateur estime qu’on comprend que « le sujet numéro un, en France, c’est cette fameuse fracture sociale ». Films ancrés dans l’actualité, mais qui proposent surtout aux spectateurs un cadre neuf dans lequel l’image de l’« Arabe » continue sa mue, avec le développement de distributions multiethniques qui tendent à ne plus en faire l’étranger nocif, mais davantage un Français d’origine immigrée parmi d’autres. Car aux côtés de La Haine, c’est une vague de banlieue-film qui déferle sur les écrans, vague qui ne laisse pas les producteurs indifférents. Si ces fictions marquent de prime abord un tournant esthétique en assumant des influences américaines, leurs succès inattendus sont le fruit de multiples facteurs. Leurs scénarios réagissent pour certains à la réforme du code de la nationalité de 1993, réforme à travers laquelle les jeunes d’origine maghrébine se sont sentis particulièrement visés. Hexagone et de Douce France (Chibane, 1994 et 1995) en sont les meilleurs exemples.
Mais le bouleversement du contenu et de la forme n’est pas l’unique explication à la mutation que subit l’« Arabe ». Filmer l’« Autre », après le succès de ces films, se fait de façon plus précautionneuse, mais cette nouvelle donne s’accompagne surtout d’un changement des conditions de distribution avec l’implantation de multiplexes à la périphérie des grands centres urbains, où les films rencontrent une audience d’origine immigrée. Cette nouvelle génération de salles se développe depuis 1993 et constitue un nouvel accroissement du marché pour un cinéma alors en crise d’entrées. Ces multiplexes ont plusieurs caractéristiques communes, dont l’établissement dans une zone géographique se situant à un noeud de communications terrestres afin de viser un public populaire. L’une des principales conséquences de cette refonte du système d’exploitation des fictions est la modification du caractère ethnique de la distribution des longs métrages, certains s’engageant vers une marchandisation des origines. Principal changement dans ce contexte neuf, l’identité de l’« Arabe » se retourne brusquement, passant du stéréotype au contre-stéréotype.
Le film le plus exemplaire est un coup d’essai devenu un coup de maître. Avec la saga Taxi, sur quatre épisodes, le producteur Luc Besson réalise 28 millions d’entrées et la vedette du film, Samy Naceri, qui incarne un certain Daniel Morales, y devient le personnage le plus vu du cinéma français. Le film bat tous les records de télémétrie lors de ses diffusions sur le petit écran et atteint des niveaux de vente inédits pour un film français à sa sortie en DVD. Le Monde souligne, au regard du succès du deuxième épisode, que « sorti en avril 1998, triomphant tout le printemps et tout l’été cette année-là, le film avait fortement contribué à donner un fort accent marseillais à la bonne humeur du moment ». En effet, dans cette saga, codes identitaires et codes sportifs se mélangent : lorsque la France gagne, on compare Daniel Morales à Zinedine Zidane, lui faisant porter le maillot bleu floqué au nom de l’idole. Si le critique Thomas Sotinel souligne qu’il ne faut pas « être docteur en physique nucléaire pour faire le rapprochement entre Zinedine Zidane et Daniel, même si ce beur avait un prénom de fromage ». Le commissaire Gibert, personnage beauf par excellence, souligne lui aussi l’ambiguïté du personnage lorsqu’il décrit Daniel Morales à des invités asiatiques : « Oh la ! Méfiez-vous quand même avec ces Zouaves. Y’sont polis par devant et c’est par derrière qu’ils vous entubent. C’est comme au souk, un grand sourire et hop ! Y vous tirent la caisse. Pas d’inquiétude, je l’ai à l’oeil le lascar ». Ces mots font certes partie des dialogues gênants qui égrainent le film – shleus, rosbifs, gnaks y passent tour à tour – et trahissent les usages économiques d’un « Arabe » à l’identité voilée, capable de fédérer les publics. Est-ce d’ailleurs un hasard si ce « beur » aux yeux bleus, faciès atypique, incarne un héros à l’identité ambiguë ? Enfin ce qui change la donne dans ces films adaptés aux multiplexes, c’est le rapport à la nation entretenu par ces personnages supposément d’origine maghrébine, tant les délinquants des années quatre-vingt prennent aujourd’hui la place des forces de l’ordre et agissent au service d’une nation qui avait jusqu’alors laissé ce personnage à ses marges. Beurmondos se substituant à Belmondo tant ils en reprennent les attributs (Go fast, Van Hoofstadt, 2008), la recette est efficace puisque les 150 multiplexes répartis sur le territoire représentent 60 % des entrées en salles et sont les types de structures dont la progression de la fréquentation est la plus élevée.
Un mouvement complémentaire émerge face à ces identités chamboulées par le marché. Depuis 2001 et le film La Faute à Voltaire (Kechiche, 2001), les enfants des immigrés maghrébins ouvrent une nouvelle porte dans le cinéma français, redynamisant la création artistique nationale loin des crispations identitaires et des stéréotypes séculaires. Rabah Ameur-Zaïmeche, Rachid Bouchareb, Karim Dridi, Nassim Amaouche et Abdellatif Kechiche, tous démontrent en effet une force cinématographique remarquée par la presse et saluée par le monde du cinéma. Mieux, le dernier nommé s’inscrit dans une glorieuse tradition cinématographique pour nombre d’observateurs. Renoir, Pagnol, Pialat sont ainsi cités au rang des figures tutélaires pour cet artiste né à Tunis et symbolisant l’influence grandissante des Maghrébins dans le paysage cinématographique. Son « film ouvre une porte » – juge- t-on dans Le Nouvel Observateur à l’occasion de L’Esquive –, « dans laquelle il faut souhaiter que le cinéma s’engouffre ». À la sortie de La graine et le mulet (2007) le cinéaste explicite l’enjeu de son film : « c’est en réaction à des schémas trop souvent réducteurs que je voulais représenter cette famille de Français-Arabes dans sa complexité ». La revendication d’une identité de Français de culture arabe est un enjeu clé souligné par Libération, pour qui le film nous fait ressentir la « récapitulation des blessures historiques, sociales, ethniques, toutes les questions brûlantes sur l’appartenance arabe et française ». Abdellatif Kechiche n’est pas isolé dans cette démarche de réhabilitation des identités. Exemple édifiant dans Indigènes (Bouchareb, 2006), lorsque Saïd et Messaoud, foulant pour la première fois le sol français, s’agenouillent et hument une poignée de terre avant de prononcer la phrase suivante : « La terre de France est meilleure ».
En dépassant les clivages d’une identité française et arabe, en posant les questions sensibles avec un pouvoir narratif certain, en humanisant tout simplement le parcours de leurs protagonistes, ces auteurs rendent cinématographiques les sujets de l’immigration et d’une identité arabe assumée. C’est à cet instant que pour Libération, « La graine et le mulet est le grand film politique qui nous manquait : il coupe le souffle et rend soudain l’air plus respirable ».
Conclusion
Le cinéma propose ainsi une série d’indicateurs sur les transformations du stéréotype de l’« Arabe », mais aussi de nombreux éléments d’analyse quant au rôle économique et artistique des Français issus de l’immigration maghrébine. D’une part, ces artistes ont su transcender par la création les thèmes de l’exil, du déracinement et de la double appartenance, tout comme les reconnaissances par leurs pairs prouvent leur apport croissant à la culture hexagonale. D’autre part, une nouvelle sociologie des publics a permis de réviser, dans une série d’oeuvres populaires, le rapport entretenu à la nation par ce personnage qui en est désormais le sauveur. Réussite commerciale avec des acteurs aux identités gommées ; adoubement esthétique avec des immigrés assumant leur arabité dans les films des auteurs d’origine maghrébine, les « Arabes » du cinéma français en sont devenus une des forces motrices, garantissant à la fois sa prospérité financière et sa vitalité artistique. Les exemples sont légion : Daniel Hamidou (Dany Boon), Kaddour Merad, Jamel Debbouze, Roschdy Zem, Leïla Bekhti, Rachid Bouchareb, Rachida Brakni, Abdellatif Kechiche et Tahar Rahim doublement couronné à la cérémonie 2010 des César où, ému, il demande à l’audience si elle « a déjà vu un beur fondre ».