Dans cette année 2021, la covid-19 constitue tout un défi pour la connaissance humaine non seulement à cause de la spécificité du virus, mais parce qu’elle nous oblige à affronter son caractère imprévisible. Même s’il est vrai que les grandes catastrophes comportent une série de conséquences immédiates terribles, il est vrai aussi que, long terme, celles-ci sont le point de départ d’un resurgissement, donc on peut considérer le phénomène d’une perspective basée sur des temporalités différentes. En ce sens, nous avons vu que la modernité numérique a été encore plus développée, et qu’elle a accentué les inégalités sociales depuis le début. Par ailleurs, sur le plan politique, les idéologies néo-libérales, si prégnantes jusque-là, ont été bousculées, au profit de propositions et d’actions politiques accordant une plus grande importance à l’intervention des États et à la redistribution, du moins quand c’est possible.
La pandémie de la Covid-19 est ce que l’anthropologue Marcel Mauss appelait un « fait social total », qui affecte toute sorte de dimensions de notre vie collective, sociales, culturelles, politiques, économiques, sanitaires aussi bien sûr, en même temps qu’elle bouleverse bien des vies personnelles, individuellement, ou dans le cadre du couple ou de la famille 1 . Elle constitue un défi à la connaissance pour des raisons qui tiennent d’abord aux spécificités du virus lui-même, dont on découvre chaque jour à quel point il peut être surprenant, mais aussi parce qu’elle nous met en face de l’imprévisibilité, tout en nous obligeant à penser l’histoire, le tragique de l’expérience humaine, et donc à sortir du « présentisme » que critiquent de bons historiens comme François Hartog (2020).
Temporalités
Il y a quelques années à peine, le sociologue Ulrich Beck (2006) distinguait et opposait deux grandes démarches, il critiquait le « nationalisme méthodologique » et mettait en avant le « cosmopolitisme méthodologique » : face au risque, à la catastrophe, nous ne pouvons plus, expliquait-il, continuer à penser dans le seul cadre de l’État-nation, nous devons savoir que chaque individu est un global player, et que notre existence, dans ce qu’elle présente de plus intime, de plus local aussi, est en réalité à bien des égards commandée par des logiques planétaires. Or que constatons-nous ? D’une part, la pandémie est mondiale, elle relève de la globalisation ; mais aussi, d’autre part, les réponses qui lui sont apportées sont principalement nationales. Il faut donc, pour analyser ce « fait social total » conjuguer, articuler et non opposer les deux types de raisonnements que distinguait Ulrich Beck.
Un tel effort implique d’introduire en tout premier lieu chronos, le temps, et de poser la question des temporalités. Les grandes catastrophes, de façon générale, apportent dans l’immédiat, ou à court terme, leur lot de malheur et de drames. Elles mettent à mal l’économie, exacerbent la violence, donnent à voir la possibilité du chaos, elles suscitent aussi des révoltes, des mouvements religieux, mystiques, la quête d’explications improbables, méta-sociales, la dénonciation de bouc-émissaires, la mise en cause des Juifs, des sorcières…. Mais sur la longue durée, elles constituent aussi, éventuellement, le point de départ d’une relance de l’économie, l’entrée dans une phase historique qui cesse d’être sombre, ce qui, comme le notait Ulrich Beck (2016) pourrait justifier le concept d’emancipatory catastrophism, l’idée qu’une catastrophe peut véhiculer des logiques d’émancipation.
Il faut donc accepter l’idée que l’impact de la pandémie ne peut et ne pourra être apprécié que de façon évolutive dans le temps, et en tenant compte de la diversité des temporalités
Mais il ne suffit pas de distinguer le très court terme et la longue durée. Chaque domaine, en effet, a sa propre temporalité. Le temps de l’économie n’est pas celui de la culture, le temps des idées n’est pas celui de la politique, le temps de la science n’est pas celui de l’industrie, etc. Il faut donc accepter l’idée que l’impact de la pandémie ne peut et ne pourra être apprécié que de façon évolutive dans le temps, et en tenant compte de la diversité des temporalités.
Une telle remarque repose sur un postulat qui mérite examen : est-on certain que la pandémie, en définitive, aura, une fois passée, modifié en profondeur la vie collective ? Dans un essai célèbre, L’ancien régime et la Révolution (1952, première édition en 1856), Alexis de Tocqueville montre qu’un événement d’importance considérable, la Révolution française, n’a finalement guère modifié le cours principal de l’histoire de la France, qui se caractérisait par un processus de centralisation croissante. Sa recherche reposait sur un long et patient travail d’archives, ce n’était pas un essai bâclé comme on en voit tant fleurir aujourd’hui. Cette thèse a été contestée, en particulier par Mona Ozouf, une historienne très respectée (2009), et rien n’interdit de promouvoir d’autres raisonnements, les uns insistant sur le déclin, la décadence, la crise économique et sociale profonde qu’amènerait la pandémie, les autres, au contraire, parlant de mutation, d’entrée dans une nouvelle phase de la modernité, voire de rupture anthropologique.
L’hypothèse d’une mutation
Acceptons provisoirement l’idée d’une mutation. Plus celle-ci est radicale, et plus se pose une question délicate : sur quels outils intellectuels pouvons-nous nous appuyer pour en mesurer la portée, comment faire confiance à des modes d’approche, des paradigmes, des raisonnements ayant fait leur preuve dans le passé ? Et même, tout simplement, de quel vocabulaire, de quels mots disposons-nous pour envisager une métamorphose nous faisant entrer dans un univers inédit ?
Deux réponses ici peuvent nous éviter le découragement. La première consiste à partir de ce que nous pouvons d’ores et déjà percevoir, et qui, à certains égards, préexistait à la pandémie. En fait, déjà, tout ce qui touche à l’entrée dans l’ère du numérique, tout ce qui, plus largement, renvoie à ce que certains sociologues (tel Anthony Giddens) ont appelé la « seconde modernité », ou l’« hyper-modernité » (Alain Touraine) est susceptible d’être développé, accentué, renforcé sous l’effet de la pandémie, et rien n’interdit de penser que le neuf était déjà en gestation, au moins en partie, avant elle : à nous de savoir repérer ce qui s’ébauchait ou se préparait.
Et, deuxième réponse, il en est du mouvement des idées comme du reste du travail des sociétés sur elles-mêmes : plutôt que d’attendre d’être installés dans un nouveau monde pour le penser, nous pouvons aussi considérer que la pensée accompagne la mutation en inventant au fur et à mesure qu’elle s’opère les idées, les paradigmes, les raisonnements, les catégories qu’elle appelle.
Quelles comparaisons ?
Spontanément, de nombreux observateurs, journalistes, essayistes, chercheurs ont comparé la pandémie aux grandes épidémies qui ont scandé l‘histoire, peste, choléra, grippe espagnole, et plus proche de nous, SIDA et SARS Cov 1 apparu en Chine. La pandémie contemporaine est alors un épisode dans une série qui traverse l’histoire, quitte à ce que l’on s’étonne de l’oubli qui entoure certains autres épisodes, à commencer par la grippe espagnole de 19181919, comme le montre Freddy Vinet (2018). Les épidémies sont dans cette perspective des fléaux qui affectent la planète, sans que soit envisagé le type de société ou d’ère historique dans lequel elles surgissent.
Mais une toute autre comparaison mérite examen. Elle consiste à insérer la pandémie contemporaine dans le contexte d’une période historique qu’il est possible de spécifier. Ce qui nous conduit à évoquer à nouveau Ulrich Beck (2008) qui fut pionnier dans l’analyse de la société du risque et de la catastrophe. Dans sa perspective, la pandémie contemporaine s’inscrit dans les grands drames qui caractérisent la « seconde modernité », inaugurée dans les années 70 ou 80 du siècle dernier, avec en particulier l’accident nucléaire de Tchnernobyl. Elle est une catastrophe qui appartient à un même ensemble historique, qui inclut donc l’accident nucléaire, éventuellement associé à un tsunami (Fukushima), l’éruption volcanique, le tremblement de terre, le changement climatique, le terrorisme global – tous phénomènes qui peuvent ne pas être nouveaux en eux-mêmes, mais qui le deviennent du fait de la façon dont ils sont traités : comme imposant de nouvelles façons de penser, de se situer dans le monde, de définir et de respecter des normes, d’adopter des modes d’approche dont on a vu qu’ils ont nécessairement une composante globale.
La seconde modernité est susceptible d’être développé, accentué, renforcé sous l’effet de la pandémie, et rien n’interdit de penser que le neuf était déjà en gestation, au moins en partie, avant elle
Dans cette perspective, la pandémie de la Covid-19 accélère un processus d’installation dans une nouvelle ère historique, elle n’est pas simplement une épidémie de plus, elle fait partie d’une métamorphose.
La modernité numérique
Si une dimension de cette métamorphose est incontestable, c’est bien celle que condense l’adjectif de « numérique ». Nous savions déjà depuis les années 90, avec notamment les travaux pionniers de Manuel Castells (1998-99) à quel point nous vivons sous l’emprise de l’information et de la communication. La pandémie a formidablement confirmé et renforcé cet état de fait. Cela a été spectaculaire dans les phases de confinement : communication interpersonnelle virtuelle tenant lieu de vie sociale grâce à Internet, le téléphone mobile ou les réseaux sociaux ; télétravail ; éducation et enseignement à distance. Les GAFAS, et autres entreprises du numérique, ont prospéré, leut côté en bourse a été à la hausse, là où des entreprises d’autres secteurs périclitaient, dans l’aéronautique ou le tourisme par exemple.
Cette évolution ne présente pas que des aspects positifs. En premier lieu, elle renforce des entreprises à faible valeur ajoutée, souvent forte consommatrice de travail non qualifié, et précaire, comme dans le « capitalisme de plateforme » que critique l’économiste Robert Boyer (2020). Elle ouvre des perspectives à deux types de dérives. Les unes sont liées au renforcement de l’État, qui peut exercer grâce aux technologies numériques un contrôle social de plus en plus dictatorial, comme on le voit en Chine. Les autres à celui des grandes entreprises du secteur, mondialisées, qui accentuent leur emprise sur la vie collective grâce à leur maîtrise du numérique, et à leur capacité de collecter et d’utiliser les données par exemple. Et rien n’interdit d’envisager la rencontre de l’État et du capitalisme du numérique au profit de nouvelles modalités du pouvoir politique et économique.
Présent et avenir des contestations sociales et culturelles
Le numérique renforce les inégalités, que ce soit celles de la fracture numérique, ou celles de pans entiers de la population qui ne travaillent pas, ou en tous cas pas à distance. En dilatant l’espace de la vie virtuelle, et en rétrécissant celui des relations réelles, concrètes, il réduit les occasions de rencontre et rend plus difficile l’action syndicale dans les entreprises et les organisations.
Plus largement, la pandémie a renforcé des tendances sociales qui lui préexistaient. Et, différemment, elle a ouvert l’espace du changement culturel.
Avec elle, en effet, les inégalités préexistantes se sont renforcées. Les exclus, les plus pauvres non seulement ont connu des conditions d’existence encore plus difficiles, mais en plus, n’ont pas pu compter autant qu’avant sur l’aide humanitaire, elle-même rendue plus difficile. Les travailleurs précaires, ceux de l’économie informelle ont été en première ligne pour affronter le virus, ils ne bénéficiaient guère du télétravail, et en même temps, ils n’avaient pas le choix, ils avaient un besoin vital d’accéder au revenu que leur apporte leur travail — un travail par ailleurs moins abondant qu’en d’autres temps.
La pandémie a suscité une quête de sens, et de repères, qui a trouvé d’importantes réponses dans le souci de la nature et la mobilisation sur le changement climatique, ce dont témoigne la vitalité, dans plusieurs pays, des forces politiques se réclamant de l’environnement et de l’écologie
En matière culturelle, il ne suffit pas de s’arrêter au constat de difficultés, bien réelle, et d’injustices, pour tout ce qui touche le spectacle vivant, le sport, la vie artistique, le tourisme, les loisirs, l’accès à la culture et à l’éducation. Il faut aussi considérer les acteurs qui, collectivement, ont su agir et même se renforcer durant la pandémie, généralement en combinant affirmation culturelle et appel à la démocratie, à la justice, au respect, à la vérité. Il en est ainsi, notamment, des mobilisations féministes, ou antiracistes, qui n’ont en aucune façon régressé. Par ailleurs, la pandémie a suscité une quête de sens, et de repères, qui a trouvé d’importantes réponses dans le souci de la nature et la mobilisation sur le changement climatique, ce dont témoigne la vitalité, dans plusieurs pays, des forces politiques se réclamant de l’environnement et de l’écologie.
La pandémie a aussi accentué d’importants débats éthiques, ne serait-ce qu’autour de la question du « triage » : comment décider, et qui doit trancher, médecins ou autres, quand deux victimes du virus, un jeune et un vieux, se présentent en même temps pour une réanimation urgente dans un hôpital qui ne dispose plus que d’un lit ? Comment penser les relations intergénérationnelles, autrement qu’en termes de concurrence et de conflit, si ce n’est en anticipant, sur la pénurie, et sur ce que nous voulons comme rapports entre « seniors » et plus jeunes ? Disons-le d’une phrase : la pandémie n’a pas réduit au silence les mobilisations culturelles et démocratisantes qui lui préexistaient, elle a au contraire plutôt ouvert la voie, et suggéré qu’un avenir pourrait se construire, dans lequel le rôle de l’État pourrait être d’être davantage centré sur la culture, la santé ou l’éducation.
Vers d’autres politiques ?
Une idée forte imprègne bien des débats : la pandémie ne peut qu’être favorable à l’autoritarisme et aux pulsions, notamment nationalistes ou national-populistes, qui existent partout dans le monde. Cette idée est confortée lorsque l’on considère les politiques mises en œuvre pour contrer le virus. Elles reposent souvent en effet sur des mesures d’exception qui sont autant de menaces pour l’État de droit et la démocratie, ne serait-ce qu’en accordant au pouvoir exécutif des prérogatives nouvelles, au détriment du judiciaire et du législatif. De plus, le caractère peu prévisible de la situation rend difficile l’exercice du pouvoir : comment décider dans un contexte si peu connu et maîtrisé ? Les erreurs, les mensonges d’une « communication » nécessairement plus ou moins erratique encouragent les appels à l’autorité.
Par ailleurs, la Chine est souvent mise en avant, pour suggérer qu’un pouvoir dictatorial a permis une bien plus grande efficacité dans la lutte contre la pandémie, que des régimes démocratiques.
Il faut ici, tout d’abord, souligner qu’au moment où nous écrivons, des pays démocratiques, notamment en Asie du Sud-Est, à Taïwan, en Corée du Sud notamment, mais pas seulement, ont obtenu de bons résultats. L’analyse doit donc ici envisager d’autres dimensions que l’autoritarisme : la culture politique de sociétés où une plus grande confiance que dans d’autres règne entre la société et ceux qui dirigent l’État ; l’idée qu’il existe un avenir meilleur que le présent.
La Chine est souvent mise en avant, pour suggérer qu’un pouvoir dictatorial a permis une bien plus grande efficacité dans la lutte contre la pandémie, que des régimes démocratiques
Mais considérons, toujours au moment où nous écrivons, les réalités des forces et régimes sinon autoritaires ou extrémistes, du moins nationalistes et droitiers. Aux États-Unis, le succès électoral de Joe Biden face à Donald Trump doit certainement quelque chose à la pandémie, qui n’a pas permis à Trump de capitaliser sur les résultats économiques de sa politique durant sa présidence ; au Brésil, le régime de Jair Bolsonaro est lui aussi plutôt affaibli par sa gestion de la pandémie, ; au Royaume-Uni, Boris Johnson est en position délicate du fait, entre autres, là aussi du traitement politique qu’il a adopté pour la pandémie. Examinons maintenant ce que disent les sondages ou les résultats électoraux les plus récents des partis national-populistes en Italie, avec La Ligue dirigée par Matteo Salvini, et en France, avec le Rassemblement National de Marine Le Pen : ni l’un ni l’autre n’ont à ce jour bénéficié de la pandémie.
De tels constats ne signifient pas qu’à terme, le spectre de l’autoritarisme, du nationalisme ou du populisme puisse être écarté. Mais ils nous invitent à éviter les appréciations sommaires ou trop rapides : comme nous l’avons vu, le court terme et la longue durée appellent des réflexions qui ne sont pas nécessairement cohérentes.
Les idéologies néo-libérales, si prégnantes jusque-là, ont été bousculées, au profit de propositions et d’actions politiques accordant une plus grande importance à l’intervention des États et à la redistribution
Ce qui est clair, enfin, c’est que les idéologies néo-libérales, si prégnantes jusque-là, ont été bousculées, au profit de propositions et d’actions politiques accordant une plus grande importance à l’intervention des États et à la redistribution, du moins quand c’est possible, ce qui vaut plutôt pour les sociétés les plus riches. Mais la redistribution et les aides de l’État peuvent viser plutôt les entreprises, ou certains secteurs, ou plutôt les personnes, surtout les plus démunies ou affectées : elles peuvent être plutôt de droite, ou plutôt de gauche. Et elles peuvent accompagner plutôt le soutien à des secteurs menacés, y compris des vieilles industries, ou dans l’agriculture, ou plutôt l’appui à tout ce qui renvoie à des préoccupations écologistes : elles peuvent être plutôt dirigées vers le changement d’ère historique, ou vers la survie de ce qui peut être sauvé des anciens modèles.
Notes
1. La version anglaise de cet article est disponible sur le site web de la revue Idees : https://revistaidees.cat/en/sixreflections-on-the-pandemic/