Économie numérique : le principal facteur d’autonomisation économique individuelle

24 octobre 2016 | | Français

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Économie numérique : le principal facteur d’autonomisation économique individuelle

Javier Albarracín

L’ère du numérique prend une importance de plus en plus déterminante dans les sociétés arabes, ainsi que dans les économies les plus avancées de la région et se trouve à un tournant important. Les sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, (MENA, acronyme en anglais) se caractérisent par leur jeunesse – 60 % de la population a moins de 30 ans – et sont majoritairement urbaines. Cette jeunesse est la mieux préparée de l’histoire du monde arabe. Par ailleurs, elle a accès et connaissances en matière de technologies numériques qu’elle n’a jamais eues auparavant. Sa capacité de communiquer, de mobiliser, d’acheter et de vendre, de créer des emplois, de se former, de formuler et de répandre des idées et des idéologies, d’entreprendre des projets professionnels, de créer des contenus culturels et de les diffuser ; en définitive de se réaliser et de se montrer à un monde globalisé, tout ceci est en train de se réaliser petit à petit à travers les médias numériques.

Ainsi, la connectivité numérique du monde arabe, quoiqu’hétérogène en fonction des pays et de leurs régions, est celle qui s’est développée le plus rapidement ces dernières années, au-dessus de la moyenne mondiale. À titre d’exemple, elle a enregistré une croissance exponentielle d’utilisateurs d’Internet, en augmentant 600 % entre 2001 et 2014, selon l’Arab Knowledge Report de 2014. Et selon ce même rapport, la pénétration d’Internet est passée de 32 % de la population en 2012 à une prévision de 57 % en 2017, soit 3 % de plus que la moyenne mondiale prévue pour cette date.

Dans la même ligne de croissance impressionnante de la connectivité numérique et de son influence sur l’économie, il convient de souligner le taux élevé de pénétration de la technologie mobile. Ainsi, en 2014 la pénétration de la téléphonie mobile atteignait déjà 54 % au niveau régional, au-dessus de la moyenne mondiale de 51 % et une pénétration de 57 % est prévue en 2020 (The Mobile Economy Arab States 2015, GSMA Report).

Mais c’est dans le segment des téléphones intelligents (smartphones) que le monde arabe s’impose. Si en 2014, il existait 117 millions de smartphones dans les pays arabes, en 2020 ce chiffre devrait atteindre 327 millions, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite étant deux des trois marchés mondiaux présentant la plus forte pénétration de smartphones pour cette date (op.cit.)

Le développement de la technologie mobile au cours des dernières années dans la région est tel qu’il est devenu l’un des secteurs économiques connaissant la plus forte croissance. Ainsi, en 2014 l’industrie de la téléphonie mobile apportait 115 milliards de dollars aux économies arabes, soit 4 % de leur PIB cumulé. Pour 2020, il est prévu qu’elle apporte environ 164 milliards de dollars, soit 4,5 % du PIB. Cette croissance escomptée du secteur est supérieure à la croissance moyenne de l’économie (op.cit.)

L’activité économique numérique des autorités et de la société civile

La capacité de convertir cette connectivité et les nouvelles technologies en valeur ajoutée économique et en revenus, est une constante dans les principales économies du monde arabe, aussi bien de la part de l’initiative privée que celle de gouvernements. Ainsi, l’Arab World Online Report de 2014, de la Mohammed bin Rashid School of Government de Dubai, estimait qu’en 2020 près de 20 % du marché de l’emploi de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient sera lié à Internet et aux sociétés de technologie numérique, ce secteur économique étant celui qui créera le plus d’emplois.

Cet impressionnant développement de l’écosystème numérique et de son influence au moment de générer des solutions sociales et économiques s’explique essentiellement par deux facteurs. Premièrement, son encouragement descendant, favorisé par les autorités (topdown). Et deuxièmement, en raison du développement d’initiatives de base (bottom-up), plus liées à la société civile et au secteur privé, certaines universités étant spécialement actives.

Dans les pays où ces deux tendances apparaissent de manière coordonnée, l’essor et l’impact positif des technologies numériques sont les plus prononcés. Dans le premier cas (top-down), un nombre grandissant de gouvernements et d’institutions publiques prennent conscience du bénéfice potentiel et multiplicateur qui implique une croissance inclusive des technologies numériques parmi les populations. Ceci est le fruit de la reconnaissance de leur impact positif en termes d’emplois créés, de leur valeur ajoutée, du faible investissement comparatif nécessitant leur encouragement (par rapport à d’autres secteurs comme l’agricole, le textile ou le touristique) et des importants revenus qu’il comporte pour les finances publiques, grâce aux licences et aux impôts. Ces technologies aident aussi à compléter les déficits de certains services sociaux que les propres autorités ne sont pas capables d’offrir. Les exemples les plus représentatifs sont l’éducation et la santé. Ainsi, la formation en ligne est en train de devenir un secteur économique porteur dans des pays comme l’Égypte, les EAU, le Qatar ou le Maroc. De même, le secteur baptisé E-health (services de la e-santé) et M-health (services de santé accessibles par téléphone mobile) est en plein essor. Ce qui est dû aussi bien à la pénétration de ces technologies dans ces pays qu’à un manque de couverture physique des centres sanitaires sur tout le territoire et à leur saturation. Au cours de ces dernières années, on assiste à une croissance exponentielle de startups arabes qui travaillent et développent leurs services numériques en donnant des solutions à ces deux besoins sociaux, en particulier dans le Mashrek et dans les pays du Golfe.

L’autre grande tendance qui apparaît dans la région est l’activisme économique et entrepreneurial numérique de base, émanant de la société civile et du secteur privé (bottom-up).

De plus en plus d’initiatives sont mises en oeuvre dans les principales villes de la région MENA qui améliorent l’écosystème numérique de promotion de l’entrepreneuriat chez les jeunes dans ce secteur. Dans cet esprit, les universités privées se montrent spécialement actives.

Il faut aussi souligner l’implication accrue de multinationales du secteur, attirées par le grand potentiel économique et par la génération de talent que l’entrepreneuriat numérique est en train de provoquer dans la région. C’est le cas de Microsoft, Google ou de Cisco qui ont développé différents projets comme la création d’une académie d’entrepreneuriat technologique réservée uniquement aux femmes, des fonds d’investissement spécialisés consacrés à l’appui de startups technologiques ou le développement d’incubateurs d’entreprises spécialisées, entre autres initiatives importantes.

C’est ainsi que, selon le rapport de mai 2016 de Wamda, le principal observatoire du développement numérique dans le monde arabe, la région est passée de 183 infrastructures de soutien à l’entrepreneuriat technologique en 2010 à plus de 460 en 2015 (The state of corporate- startup engagement in MENA). Bien que la plupart de ces infrastructures sont situées dans les villes des principales économies, cette tendance atteint des pays frappés par l’instabilité et la crise. Par exemple, dans la bande de Gaza, l’incubateur technologique Leaders, créé en 2013, comptait déjà 120 employés en 2015 et a développé un fonds d’investissement pour des startups technologiques de 8,7 millions d’euros, provenant en grande partie de Palestiniens de la région, ainsi que de la diaspora.

De même, en pleine guerre civile syrienne, un incubateur technologique a été créé à Hama en 2015, Afkar+, dont le but était de faciliter l’entrepreneuriat chez les jeunes dans le secteur du numérique. Un autre exemple est la création à Sanaa, au Yémen, de Block One en février 2015, une infrastructure pour la création de startups technologiques.

Internationalisation du secteur du numérique arabe

Il faut souligner que ce dynamisme entrepreneur et la génération de talents et de projets compétitifs à valeur ajoutée ont conduit à une implication accrue d’acteurs internationaux dans ce processus.

C’est ainsi que quelques grandes acquisitions de sociétés technologiques de la région ont été faites par d’importantes multinationales du secteur. Parmi les affaires les plus remarquables,on note le rachat du portail Maktoob par Yahoo! pour un montant de 164 millions de dollars en 2009, ou encore l’acquisition de la compagnie koweïtienne de Food Delivery, Talabat, par le groupe allemand de commerce électronique Rocket Internet pour une valeur de 150 millions d’euros en 2015.

Les principales universités des USA dotées d’une longue tradition d’entrepreneuriat numérique, comme le Massachusetts Institute of Technology (MIT) ou l’Université de Berkeley, ainsi que des institutions de l’écosystème entrepreneurial au Royaume-Uni, en Allemagne, en France ou en Turquie se sont fortement impliquées. Soit par le biais du concours entrepreneuriat technologique, de prix, de fonds d’investissement spécialisés, de programmes de mentoring et de coaching ou le co-parrainage d’incubateurs d’entreprises, des puissances économiques ayant des intérêts dans la zone renforcent leur présence dans ce domaine.

L’implication de ces économies s’inscrit dans une double logique. Elle correspond, d’une part, à une stricte approche entrepreneuriale qui évalue le bénéfice économique potentiel et la capacité d’attirer les talents du numérique de cette région. Et, d’autre part, elle correspond à une active politique d’incitations et de stratégies dans ce secteur, de la part des gouvernements désireux d’accroître et de renforcer leur influence. Ainsi, des pays comme les USA, la France ou la Turquie promeuvent ce type d’initiatives comme le soft diplomacy pour accroître leur soft power dans la zone.

Le dynamisme numérique des diasporas arabes en Amérique du Nord et en Europe pour s’impliquer dans leurs pays d’origine est un autre facteur de l’internationalisation de ce secteur. Au cours des dernières années et spécialement depuis les révoltes en 2011, un nombre croissant de la population d’origine arabe émigrée s’est organisé pour soutenir leurs pays d’origine. Ainsi, les fonds d’investissement financés par ces diasporas et les initiatives numériques se sont multipliés pour encourager l’entrepreneuriat numérique. Dans ce sens, on peut mentionner quelques projets comme Tech Wadi, qui prétend être un pont entre Silicon Valley et les initiatives technologiques de la région ; Progress In Technology Middle East (PITME), un programme d’accélération de startups technologiques pour la région basé aux USA, ou Connect.jo, dont le but est de connecter la diaspora jordanienne des secteurs technologiques et du numérique à des projets dans leurs pays d’origine. Il existe également différentes initiatives de mentoring et de coaching numérique pour les importantes diasporas marocaine, libanaise, palestinienne et jordanienne en Europe.

‘E-commerce’ : l’explosion d’un nouveau secteur

Le commerce électronique est un des segments de l’économie numérique qui grandit le plus dans les pays arabes. Les analystes et les chiffres prévoient qu’il va devenir un important moteur de changement avec de nombreuses ramifications, dont l’impact va être transversal. Ainsi, et bien que son potentiel se soit restreint au cours des dernières années en raison de l’instabilité et des crises, on a vu sa capacité à créer des emplois, des projets d’amélioration d’infrastructures de transport de marchandises, une accélération des procédures de dédouanement, l’adoption de lois destinées à améliorer l’environnement juridique dans lequel il fonctionne, un renforcement de la sécurité pour les moyens de paiement en ligne, une plus grande accessibilité d’une partie grandissante de la population à des produits et des services…

Selon le rapport régional State of Payment 2016 de PAYFORT, société de référence de services de paiement en ligne, ce type de commerce a enregistré une croissance de 23,3 % dans la région entre 2014 et 2015, les pays à plus forte croissance étant l’Arabie saoudite, les EAU et l’Égypte. Et il devrait s’accroître à court et moyen terme.

Dans cette croissance du commerce, il faut souligner en particulier un segment : le commerce électronique en environnement islamique.

Au niveau global, la consommation numérique destinée aux clients musulmans pieux connaît un essor spectaculaire. Ainsi, si en 2014 elle représentait 5,8 % de tout le commerce électronique mondial (107 milliards de dollars sur 1 900 milliards globalement), il est prévu en 2020 qu’elle pourrait représenter 17 % (soit 277 milliards de dollars par rapport aux 4 300 milliards prévus globalement). De fait, si ce segment représentait un seul marché unifié, en 2014 il serait le quatrième marché mondial, derrière les USA, la Chine et le Royaume- Uni (Digital Islamic Economy, Thomson Reuters & Dinar Standard, 2015).

Le plus grand consommateur mondial de commerce électronique en environnement islamique est la Turquie (8,6 milliards de dollars) et le troisième est l’Égypte (6,5 milliards de dollars). La Turquie est le leader mondial de vente en ligne de mode islamique (modest fashion), avec des sociétés spécialisées aussi reconnues mondialement que Modanisa ou Sefamerve.

Les grands défis de l’économie numérique

L’impact transversal économique et sur le travail de la technologie numérique ainsi que son potentiel sont tellement importants dans ces pays que certains gouvernements ont créé des ministères ou des institutions spécialisées dans leur promotion.

Les principales institutions et organisations internationales ont également montré un intérêt dans l’encouragement du secteur. La Commission européenne, la Commission économique et sociale pour l’Asie occidentale (CESAO), la Banque européenne d’investissement (BEI), la Banque africaine de développement (BAD) et l’Union internationale des télécommunications (UIT) ont développé leurs stratégies et programmes pour la région. En septembre 2014 s’est tenue à Bruxelles la première réunion ministérielle de l’Union pour la Méditerranée sur l’Économie numérique, dans le but d’établir des programmes de coopération régionale dans ce domaine (en créant ensuite le Digital Economy and Internet Access Working Group, DEWoG, groupe technique de suivi qui s’est déjà réuni deux fois : en décembre 2015 et en avril 2016).

Il y a un grand avenir pour le développement de segments à valeur ajoutée au sein de l’économie numérique qui commencent à générer des opportunités économiques et des emplois de qualité parmi la jeunesse des principales villes. Le développement d’une application, la programmation de gaming, le crowdfunding ou la production du contenu arabe sur le web constituent quelques-uns des domaines en pleine expansion.

Un des enjeux majeurs est le besoin de développer et d’améliorer les infrastructures de connectivité numérique (fixes et mobiles) sur tout le territoire afin de ne pas compromettre ce grand potentiel. Par ailleurs, les autorités devraient adopter des lois et des mesures qui permettraient de renforcer l’écosystème dans lequel fonctionne l’économie numérique, en les rendant plus attrayants pour l’investissement aussi bien au niveau national qu’international.

Bien que l’économie numérique soit un facteur essentiel dans les prochaines années pour la réforme des modèles économiques et de production de ces économies, il n’en est pas moins vrai qu’il existe un risque réel de fracturer encore plus ces sociétés qui sont déjà fragmentées. Ainsi, l’accès aux nouvelles technologies numériques et leur prise de connaissance seront un facteur d’autonomisation et de mondialisation des segments de population qui sauront les utiliser. Par conséquent, la population qui n’entrera pas dans ces dynamiques sera exclue d’importants flux de connaissances, d’éventuelles sources de financement, de communication et d’intégration dans sa propre société, ainsi que dans le reste du monde. Tout dépendra des politiques qu’adopteront les différents gouvernements pour que l’économie numérique devienne un moteur de changement positif pour tous ou, malheureusement, pour quelques segments de population privilégiés.