Violence, antisémitisme, racisme anti-Roms : la société française ne se réduit pas à ces formes du mal, et du malheur. Mais celles-ci trouvent un nouvel espace dans la crise politique et institutionnelle contemporaine, et notamment dans la déstructuration du système politique et la décomposition de l’opposition classique gauche-droite. Ces formes de mal concernent nombre de fragments de la société, éventuellement définis aussi en termes territoriaux. Ce qui ne disqualifie ni les uns ni les autres, dans leur ensemble, mais souligne bien les carences contemporaines de la démocratie, à la peine s’il s’agit de traiter les demandes sociales qui façonnent les peurs et la violence et de transformer la crise en débats, en conflits institutionnalisés et en négociations.
Violence : la fin du tabou
Jusque dans les années 70, la violence politique ou sociale pouvait avoir une certaine légitimité. Les références à 1789 et, plus largement, à l’histoire des grandes colères sociales et des révolutions trouvaient un assez large écho, y compris dans la vie intellectuelle, et les combats liés à la décolonisation suscitaient, eux aussi une appréciation souvent favorable au recours à la violence.
Mais le monde a changé.
Pour l’Occident, la violence révolutionnaire a été associée à l’islam, avec les expériences de l’Iran de Khomeiny ou de l’Algérie du Front islamique du Salut, ce qui lui a aliéné les sympathies antérieures ; l’islamisme est devenu une figure majeure du mal, même si le djihadisme n’a pas le monopole du terrorisme. Le communisme s’est décomposé, et avec lui les images positives de la Révolution russe, qui elle-même s’était réclamé de la Révolution française. François Furet a pu décréter : « La Révolution (française) est terminée ». La décolonisation s’est presque achevée, et la violence émancipatrice qui pouvait l’accompagner a perdu l’essentiel de son sens.
Le terrorisme global, d’un côté, et d’un autre côté, l’essor du crime organisé à l’échelle internationale ont marqué la fin de cette époque où il était possible de conférer une légitimité au recours à la violence. Celle-ci devenait métapolitique – le terrorisme ‒ ou infra-politique – le crime organisé ‒ : son sens politique se perdait.
Les dernières grandes figures intellectuelles ayant plus ou moins justifié une certaine violence ne sont plus mises en avant, en tout cas pour ce qu’elles pouvaient en avoir laissé entendre de positif. Quand Bernard-Henri Lévy, tout à son inquiétude suscitée par l’irruption des gilets jaunes sur la scène publique, s’appuie sur Sartre pour les critiquer (dans une allocution prononcée en clôture de la Convention du Conseil représentatif des Institutions juives de France le 18 novembre 2018), c’est à propos de ce que le grand philosophe, s’intéressant aux sans-culottes, appelait le passage du « groupe sériel » au « groupe en fusion ». Ce n’est assurément pas pour rappeler le Sartre pour qui « on a raison de se révolter », exprimant une certaine sympathie pour les commerçants en colère emmenés par la Confédération intersyndicale de défense et d’union nationale des travailleurs indépendants (CID-Unati) de Gérard Nicoud, assurant la direction du journal La Cause du peuple, ou ayant écrit quelques années auparavant une désormais fameuse préface pour Les damnés de la terre de Franz Fanon. Si Michel Foucault, aujourd’hui encore, demeure un penseur majeur, ce n’est certainement pas en référence au soutien qu’il a pu apporter à Klaus Croissant, avocat de la Fraction armée Rouge détenu en France que l’Allemagne avait de bonnes raisons de vouloir extrader.
Pendant une quarantaine d’années, la violence est devenue un tabou, le mal absolu, dénoncé et rejeté y compris dans des milieux qui avaient auparavant fait preuve de compréhension, voire d’empathie à son égard. Avec une exception notable : celle du Che Guevara, icône christique dont l’image positive demeure forte.
Une période historique s’achève, où la violence a ainsi été refusée massivement. Nous entrons dans une nouvelle ère, que le mouvement des gilets jaunes rend particulièrement visible. Peut-être, peut-on tenir les émeutes de banlieue, en 2005, comme suscitant une préfiguration de cette entrée : la violence sociale de l’époque, en effet, contrairement à ce qu’affirmaient des esprits réactionnaires et non informés, n’était ni ethnique, ni raciale, ni religieuse, ce n’était pas davantage un « pogrome antirépublicain », mais la colère et l’indignation d’une jeunesse exclue, sans grand avenir social et soumise au racisme et à la discrimination, et elle a suscité de réelles compréhensions dans d’importants secteurs de la société.
Deux logiques ici sont en jeu, pour contester à nouveau à l’État son « monopole de la violence physique légitime », selon la formule célèbre de Max Weber tirée d’une conférence sur « le métier et la vocation d’homme politique ». Weber, qui en fait a très peu écrit sur la question, et dont le propos vient s’inscrire ici dans une tradition philosophique inaugurée d’une certaine façon avec Thomas Hobbes expliquant comment l’État permet d’éviter que l’homme soit un loup pour l’homme.
La première logique, directement politique, procède de la déstructuration des systèmes de partis classiques. Elle s’ébauche aux deux pointes extrêmes du spectre politique, au-delà des forces populistes qui sont elles-mêmes à la hausse. Qu’il s’agisse des ultras du type Black Bloc, à l’extrême gauche ou de l’extrême droite, le mode de pensée, qui n’est pas homogène au sein de ces ensembles, n’est évidemment pas neuf. Ce qui l’est est leur présence significative dans l’espace public, grâce à la combinaison de l’action violente sur le terrain, et de l’usage d’Internet et des réseaux sociaux. C’est ainsi que la presse a parlé de 1200 Black Blocs venus participer à leur façon à la manifestation du 1er mai 2018 ; un chiffre impressionnant.
Le discours de dirigeants de « la France insoumise », sans faire l’apologie de la violence, a consisté ces derniers temps à encourager les gilets jaunes à manifester à Paris ou dans les grandes villes alors même que la violence rôdait et a recouru parfois à une imagerie révolutionnaire ou insurrectionnelle. Ce qui, là aussi, ouvre la voie d’un retour sinon justifié, du moins compréhensible de la violence dans le répertoire de l’action politique – Jean-Luc Mélenchon en a donné de belles illustrations en parlant d’« insoumission générale », d’« insurrection citoyenne » et d’entrée dans « la grande scène de l’histoire de France », une histoire qui n’est évidemment pas pour lui un long fleuve tranquille. De ce point de vue, Marine le Pen s’est montrée plus mesurée, et peut-être plus fine politique.
La deuxième logique qui met fin à l’absence totale de légitimité de la violence tient à la façon dont les gilets jaunes ont saturé ces dernières semaines l’espace politique et médiatique. Si l’on doit distinguer, dans les affrontements des « actes » 3, 4 et 5 de leur mouvement, à Paris et dans quelques villes, entre premièrement casseurs et pilleurs, deuxièmement activistes ultras, et troisièmement gilets jaunes devenant enragés sur place, ou étant venus manifester avec déjà l’idée d’éventuellement en découdre avec les forces de l’ordre, on doit surtout s’interroger sur le lien contradictoire car contre-nature qui a existé entre la violence, et le mouvement social.
Ce dernier n’est pas violent, il ne prône en aucune façon l’affrontement brutal. Mais il a accepté et compris que la violence peut être éventuellement le prix à payer pour exister et exercer une forte pression sur le pouvoir. Il y a dans cette perspective une fonctionnalité de la violence du point de vue, paradoxal, de ce mouvement qui en même temps ne la recherche et ne la souhaite pas. Une telle fonctionnalité ne peut que donner vie à des modes de pensée nouveaux ou renouvelés, dans lesquels la violence trouve une certaine légitimité.
Ainsi s’ébauche, politiquement et socialement, la fin d’un tabou. Avec une implication majeure : le discours et la pratique pour prévenir la violence, ou en sortir, perdent aussi une partie de leur légitimité. Que veulent dire les efforts pour penser le passage de logiques de rupture violente, à celles de la paix, du débat, de la négociation, de la « dé-radicalisation » (horrible expression) ou du conflit institutionnalisé quand il s’agit d’acteurs bénéficiant dans l’opinion de compréhension ou de sympathies agissantes ? Quand le désir d’histoire est désir de violence ? Quand les sources sociales, économiques, culturelles, politiques d’une action devenant violente, ou s’accompagnant de violences, semblent plus légitimes, aux yeux d’une partie de la société, que la répression et l’exercice du pouvoir, même démocratiquement choisi ?
L’antisémitisme
En avril de 2018, quelque 250 personnalités publiaient dans Le Parisien un appel vibrant pour dénoncer le « nouvel antisémitisme », imputé sans trop de nuances à l’islamisme et à l’islam, ainsi qu’à la gauche radicale antisioniste. Outre que le caractère « nouveau » du phénomène était douteux – on en parle depuis une vingtaine d’années, sous cette appellation ‒ le texte, d’un revers de plume, passait à côté du « vieil antisémitisme d’extrême-droite ».
Il est hélas grand temps d’en finir avec les obsessions monomaniaques d’une intelligentsia qui ne veut voir qu’un aspect du mal profond qui ronge notre société, comme beaucoup d’autres.
Le « vieil antisémitisme », en effet, n’a jamais disparu. Malgré les efforts considérables de l’Église catholique qui a rompu avec lui à l’occasion du Concile Vatican ii, ouvert en octobre 1962, il s’alimente encore d’un antijudaïsme chrétien, lourd de préjugés ayant pour eux une bonne quinzaine de siècles d’existence – les Juifs sont un peuple déicide, ils refusent la conversion, et ils incarnent le mal par des pratiques maléfiques. Les préjugés, opinions ou stéréotypes hostiles aux juifs se rencontrent dans toutes sortes de milieux, et les travaux de Nonna Mayer montrent qu’ils sont d’autant plus fréquents à droite, pour culminer parmi les électeurs et sympathisants d’extrême-droite. Ils se nourrissent aussi de la Shoah, qui devient dans des milieux variés une pure invention des Juifs – c’est le négationnisme ‒ ou une source d’argent pour eux, c’est la thèse du « Shoah business » ; et de l’existence d’Israël, qui suscite là encore dans des milieux divers un antisionisme dont on ne sait jamais très bien jusqu’à quel point il est réductible à une simple haine antisémite – à moins que ce soit l’inverse. On ne peut pas réfléchir à la haine contemporaine des Juifs sans prendre en compte ces deux thématiques.
On ne passe jamais automatiquement ou simplement des idées aux actes, et ce n’est pas parce que nombre de nos concitoyens professent la haine ou le mépris des Juifs qu’ils sont disposés à transcrire ces affects concrètement. Au cours des années récentes, c’est arrivé, néanmoins, et on peut évoquer, par exemple, en dehors du terrorisme islamiste de Mohammed Mérah ou de Amedy Coulibaly, les profanations de tombes, voire de cimetières juifs, par des néo-nazis et assimilables, comme à Carpentras en 1990, le meurtre crapuleux en même temps qu’antisémite d’Ilan Halimi, laissé pour mort en 2006 par le gang des barbares de Youssouf Fofana (qui découvrira l’islam pour sa défense, depuis la prison, ensuite).
Mais si le passage à l’acte ne concerne que quelques individus sur une population très large, il n’est pas pour autant acceptable de postuler l’absence totale de relation entre les violences concrètes et un climat, une propagande, la circulation de la haine accélérée et démultipliée par Internet et les réseaux sociaux. Au contraire, la recrudescence des agressions antisémites dans la période récente doit être lue dans le contexte de violence plus général qui affecte notre pays, en même temps que fleurissent les fake news et que le « complotisme » fonctionne à plein régime.
La violence des « actes » orchestrés par les gilets jaunes a introduit une rupture majeure dans ce qui était la caractéristique des trente ou quarante dernières années : elle réintroduit, en effet, une légitimité de la violence qui s’était perdue, le phénomène étant devenu un tabou. N’est-ce pas elle, visible et hautement médiatisée, qui a permis, samedi après samedi, le recul d’Emmanuel Macron, ne peut-on pas dire qu’elle a payé ? N’a-t-elle pas aussi revêtu une tonalité insurrectionnelle qui a fait vibrer Jean-Luc Mélenchon, alors même que les idéologies révolutionnaires étaient quasiment désertées depuis longtemps en France ? N’a-t-on pas entendu diverses références à 1789, mais aussi à la guillotine ? La violence a retrouvé dans la pratique, mais aussi dans l’imaginaire, une place qu’elle avait perdue, et cela peut exercer un effet sur certains esprits.
La hausse récente des actes antisémites n’est pas a priori imputable à une catégorie sociale précise, ni nécessairement à des organisations plus ou moins structurées idéologiquement et politiquement : il faut espérer que les enquêtes policières et la justice apporteront ici un éclairage qui pour l’instant fait défaut. Elle relève pourtant d’un raisonnement qui doit comporter une forte dimension sociologique.
D’une part, il est possible que certains actes relèvent du « nouvel antisémitisme », et donc de dérives islamistes. Et d’autre part, il est vraisemblable que d’autres actes s’inscrivent dans des logiques où coexistent le mensonge des fake news et la paranoïa du « complotisme » sur fond de fragmentation de la société.
Le mouvement des gilets jaunes a mis en effet en lumière une coupure très nette entre ceux qui craignent d’être les laissés-pour-compte du changement, ou qui le sont déjà, effectivement, sans être les plus pauvres ou les plus démunis, et l’univers des élites, du pouvoir, des centres-villes bourgeois, des partis politiques classiques, des journalistes, perçus alors comme des ennemis, ou presque. Avec une telle césure amis/ennemis, la confiance, au sein de la population qui se sent abandonnée, ignorée ou méprisée est grande pour ceux qui s’intéressent aux « oubliés » et aux « invisibles » dont parlait Marine Le Pen, au point que ce qui provient comme « information » est toujours crédible. Et symétriquement, la méfiance règne pour tout ce qui vient d’en haut, du centre, du monde politique et médiatique, prolongée presque naturellement par l’idée que les acteurs visibles de ce monde sont manipulés par d’autres acteurs, invisibles ou cachés – on entre alors dans la défiance absolue, qui devient « complotisme », paranoïa. L’antisémitisme est un débouché disponible, facile, surtout lorsqu’il est activé par des experts en technologies digitales et des intellectuels comme Alain Soral ou des amuseurs comme Dieudonné M’bala.
En plus du « nouvel antisémitisme », qu’il ne s’agit pas de sous-estimer, les expressions les plus récentes d’antisémitisme, les plus concrètes aussi, ont certainement beaucoup à voir avec ce mélange explosif de re-légitimation de la violence dans l’espace public, et de coupure sociologique entre deux parties de la population.
Le racisme anti-Roms
L’archaïsme de la haine, de la violence et des rumeurs s’appuie sur l’hyper-modernité des réseaux sociaux et des téléphones mobiles pour faire des agressions dont viennent d’être victimes des Roms dans les banlieues du nord-est de Paris ; un « fait social total », selon l’expression de l’anthropologue Marcel Mauss. Ces évènements, en effet, nous invitent à conduire une réflexion à la croisée de multiples enjeux, parmi lesquels les fake news, le racisme, les phénomènes migratoires, les problèmes dits de banlieue ou bien encore, ce qui exige plus de hauteur par rapport aux faits, la mutation sociale et culturelle dans laquelle notre pays est engagé et les fractures qui s’approfondissent au fil de cette transformation.
Les rumeurs, d’abord, et le passage à l’acte. Le 8 mars dernier, des plaignants déposent au Commissariat de Noisy-le-Sec des mains courantes à propos d’un véhicule, une camionnette blanche, dont les occupants, des Roms, chercheraient à enlever des enfants. Viennent ensuite diverses accusations de trafic d’organes, puis d’autres témoignages relatifs à des soi-disant tentatives de rapt d’enfants. Tout ceci est totalement mensonger, démenti par les autorités locales, mais n’empêche pas la persistance de rumeurs que complète l’annonce d’expéditions punitives, le lundi 25 mars. Et effectivement, les agressions et exactions à l‘encontre de Roms se multiplient alors, tandis que le mensonge fleurit sur les réseaux sociaux, et que les commentateurs en arrivent à parler de « petit pogrom ».
Ces rumeurs et ces violences renouent avec des accusations et des pratiques anciennes qui visent traditionnellement les gens du voyage, les nomades, mais aussi les Juifs, accusés depuis l’essor du christianisme, de crimes rituels, et victimes fréquentes de persécutions. À ces dimensions classiques s’en ajoute une qui les favorise dans l’imaginaire des porteurs de la haine : les Roms, en effet, sont à la fois l’objet de préjugés tenaces, enracinés, presque immémoriaux, et pour certains d’entre eux des migrants récents – et on sait à quel point l’opinion aujourd’hui est hostile aux migrants.
La sociologie a depuis longtemps identifiés ces éléments, comme dans les travaux de Françoise Reumaux (cf. notamment la réédition de son ouvrage de 1998, ABC de la rumeur. Message & transmission) ou dans la célèbre enquête d’Edgar Morin à Orléans, à la fin des années 60 (La rumeur d’Orléans). La rumeur révèle le social et le culturel, nous dit quelque chose des peurs et des rêves de ceux qui y adhèrent et la font circuler. Elle propose à leurs yeux une explication, elle confère un sens à leur situation, et souvent met en branle des imaginaires centrés sur les femmes, les enfants et des trafics touchant à la vie et à la mort, – ce qui renvoie à la reproduction et à l’identité profonde du groupe humain auquel appartiennent ceux qui en sont les vecteurs. Ainsi, la rumeur qui visait les commerçants juifs du centre-ville d’Orléans après1968 en les accusant de droguer leurs clientes pour les envoyer dans des réseaux de traite des blanches opérait-elle dans un contexte de crainte conservatrice, alors que l’époque était à l’émancipation des femmes.
Quel est aujourd’hui le contexte, qui autorise non seulement les rumeurs, mais aussi le passage à l’acte ? C’est celui avant tout d’une fragmentation sociale et culturelle de notre pays, comme de beaucoup d’autres, sur fond de crise du système politique et, plus largement, de la démocratie. Dans une telle situation, certains ensembles humains aux contours plus ou moins flous fonctionnent en tendant à ne croire que ce qui provient de leurs propres membres, ou de leurs amis, qui sont désormais ceux à qui chacun est relié via les réseaux sociaux. Ces derniers fonctionnent sur le mode de la fermeture, ne réunissant que des personnes partageant les mêmes orientations. Et symétriquement, chaque ensemble se défie des idées ou des informations qui proviennent d’ailleurs, au point parfois que se déploie la paranoïa, qui est à la base du « complotisme ». La puissance des fake news et, parmi elles, des rumeurs, d’une part, et d’autre part celle des visions complotistes de la vie collective, tient à la dissociation qui s’opère entre le dedans de chaque groupe, et le dehors. Entre « eux » et « nous », entre les « amis » qui veulent du bien au groupe et le considèrent, et les « ennemis » supposés l’ignorer, le maltraiter ou le menacer. Tout ce qui provient des « amis » est acceptable et vrai par définition, y compris les mensonges les plus grossiers, tout ce qui vient d’ailleurs est suspect, voire maléfique. L’ère de la « post-vérité », où les opinions subjectives acquièrent sans la moindre démonstration valeur de vérité, cette ère qui est aussi celle du soupçon, de la dénonciation, de la délation, n’est pas seulement marquée par l’apport technologique d’Internet et des réseaux sociaux, qui certes lui facilitent l’existence. Elle est avant tout sociale et culturelle.
Dans la phase historique actuelle, toute sorte de fractures séparent ainsi différents groupes sociaux ou culturels sans qu’existent les conditions du traitement politique ou négocié de ce qui les sépare, les oppose et qui divise la société. Et quand ces fractures constituent autant de plaies qu’exacerbent le sentiment d’être oubliés ou invisibles, et l’arrogance du pouvoir, réelle ou perçue comme telle, le sens se perd ou s’abolit dans le non-sens, puis dans la violence, la raison cédant alors la place à la rage ou à la haine. L’information recueillie et mise en circulation par des professionnels sérieux et compétents recule au profit de la rumeur. Des boucs émissaires sont désignés, et compte tenu des préjugés accumulés au fil des siècles, les Juifs et les gens du voyage sont ici en première ligne.
Cela concerne nombre de fragments de la société, éventuellement définis aussi en termes territoriaux, et peut jaillir ici et là, un jour par exemple parmi les habitants d’une banlieue populaire, un autre parmi des gilets jaunes, jusqu’ici fort éloignés les uns des autres. Ce qui ne disqualifie ni les uns ni les autres, dans leur ensemble, mais souligne bien les carences contemporaines de la démocratie, à la peine s’il s’agit de traiter les demandes sociales qui façonnent les peurs et la violence et de transformer la crise en débats, en conflits institutionnalisés et en négociations.