Vers un nouveau paradigme de la politique européenne dans le monde arabe ? Une politique européenne de voisinage réformée (PEV) et l´Union pour la Méditerranée (UPM)

28 junio 2011 | Policy Brief | Francés

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Changement de paradigme ?

Non seulement les sociétés du monde arabe vivent des moments historiques de leur histoire contemporaine mais, en outre, les relations internationales se trouvent à un point de césure. Ce point tournant est d’une aussi grande importance que la fin du monde bipolaire déclenché par la chute du mur de Berlin, ou bien que les événements du 11 septembre 2001.

Le changement de paradigme est provoqué par plusieurs facteurs. D’abord, c’est la fin de « l’exception arabe », au sens où la présumée incompatibilité entre le modèle démocratique et les pays arabes, propagée pendant presque deux décennies par une grande partie de la communauté scientifique et des décideurs politiques, s’est avérée caduque. C’est la première fois que des populations arabes ont fait tomber leurs régimes autoritaires, et c’est la « fin de la peur ». Depuis lors, la révolution démocratique en Tunisie est devenue un modèle dans le monde arabe. Bien que l’issue soit toujours ouverte, les développements actuels en Tunisie et en Égypte renvoient vers un développement démocratique durable et justifient la notion de 4e vague de démocratisation[1].Le fait que les opinions publiques européennes aient compris qu’il s’agissait de citoyens manifestant pour leur liberté et leur dignité est aussi une nouveauté.

En même temps, c’est le déclin du djihadisme, symbolisé par la mort de Ben Laden début mai 2011. Si les régimes autoritaires tombent, une grande partie des raisons d’exister d’Al-Qaida sont devenues caduques également. De plus, le mouvement a perdu son guide emblématique. Des individus et des groupuscules radicaux continueront à commettre des actes terroristes, comme à Marrakech en mai 2011, mais l’idéologie djihadiste est en train de décliner.

La politique européenne a toujours considéré les régimes autoritaires comme les garants contre une propagation de l’islamisme et du terrorisme. Ceci explique, mais n’excuse pas, qu’elle ait coopéré trop longtemps avec ces régimes et, ainsi, indirectement, contribué à leur survie. Même si l’UE, les États membres et d’autres acteurs internationaux ont beaucoup investi dans de nombreux programmes de démocratisation au cours des quinze/vingt dernières années, aujourd’hui il est difficile de mesurer l’impact réel de ces programmes sur les processus actuels, que ce soit en Tunisie ou bien en Égypte.

Enfin, le changement de paradigme se manifeste également dans le domaine de la migration. L’accélération des mobilités et le changement de leurs structures font que les concepts du « migrant » et des « frontières » soient en train d’êtres redéfinis. Mais les réactions européennes négatives face aux citoyens tunisiens arrivant à Lampedusa ont montré à quel point les reflex égoïstes et sécuritaires l’emportent toujours. Il suffit de mettre en relation le nombre de personnes arrivées en raison des révolutions arabes (42 000 depuis janvier 2011) dans une UE-27 de 500 millions d’habitants, avec le nombre de personnes arrivées (540 000 depuis le début de la crise en Libye en février 2011) dans une Tunisie de 11 millions habitants, pour comprendre à quel point l’Europe n’est pas à la hauteur de ses propres exigences[2]. À part le fait que l’Europe a trop longtemps fait un amalgame entre immigration et intégrisme islamiste, maintenant, en état de crise financière, elle met en question l’un des piliers de l’intégration européenne, le système Schengen, et veut revenir en arrière. Alors que ce serait plutôt le moment de faire avancer une politique européenne d’immigration adaptée aux nouvelles formes et enjeux de mobilité du XXIe siècle.

Une politique européenne de voisinage réformée

Les réactions hésitantes et fragmentées lors du déclenchement de la révolution tunisienne, mais aussi le désaccord sur la réponse européenne au conflit libyen, ont illustré de nouveau à quel point l’UE a toujours du mal à se positionner en tant qu’acteur international. Entre-temps, l’Europe a expliqué sa solidarité avec les sociétés arabes, mais l’importance et l’envergure des événements étaient d’abord sous-estimées. Les réactions européennes retardées étaient aussi liées au fait que les structures institutionnelles de l’UE rendent toujours impossible l’expression d’une seule voix, malgré ou en raison du Traité de Lisbonne. La lourdeur institutionnelle fait que l’UE réagit souvent en décalage.

Quand les révoltes arabes ont commencé, le processus de réforme de la politique de voisinage était déjà en cours depuis juillet 2010. La nouvelle donne dans le monde arabe a été prise en compte dans la « Stratégie nouvelle à l’égard d’un voisinage en mutation » de mai 2011[3]. Mais étant donné que personne ne peut prédire, pour le moment, l’issue de long terme des révoltes, cette réponse ne peut être que préliminaire. La réforme de la PEV inclut le « Partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée avec le Sud de la Méditerranée »[4], proposé début mars 2011, par la Haute Représentante Catherine Ashton en analogie avec le « Partenariat oriental » avec les voisins à l’Est. Le projet de partenariat se contente en fait de rappeler les objectifs et les principes de la politique de voisinage (valeurs partagées, conditionnalité positive) et, en partie, de l’ancien Processus de Barcelone (la réintroduction de la société civile).

Ces premières esquisses pour un partenariat rénové ne tiennent pas assez compte du fait que, dans le domaine de la migration, nous vivons aussi un changement de paradigme. L’objectif initial de la politique de voisinage (en vigueur depuis 2004) était de créer un anneau démocratique autour de l’UE, basée sur l’approche d’une conditionnalité positive. Dans le cadre de sa marge de manœuvre, limitée par ses propres structures, les positions atténuantes des États membres et le droit international, l’UE a essayé de faire avancer le dialogue politique et des réformes politiques dans les pays du sud et de l’est de la Méditerranée. Mais la plupart des tentatives ont échoué. D’ailleurs, le cas libyen démontre, de nouveau, que les possibilités d’intervention dans les affaires internes d’un État tiers prévues par le droit international sont, finalement, limitées. Le cas tunisien a montré qu’avec l’aide européenne l’UE a contribué à faire avancer le développement humain, l’infrastructure et la modernisation, mais que les possibilités des instruments européens n’ont pas pu être exploités pleinement en raison du régime en place.

Avec la PEV, l’UE agit sur le plan bilatéral d’une manière spécifique et adaptée au contexte du pays en question. En même temps, elle doit aussi penser dans une logique régionale. C’est pourquoi il est nécessaire de faire revivre la coopération multilatérale en Méditerranée. Les bouleversements dans le monde arabe surviennent au même moment que l’échec de l’UPM. Une raison de plus pour réanimer l’UPM ou plutôt la redéfinir.

L’avenir de l’Union pour la Méditerranée et de la coopération régionale en Méditerranée

Depuis son lancement en 2008, l’UPM n’a pas vraiment pu décoller. Face aux révolutions arabes, on aurait attendu au moins une déclaration symbolique ou bien un positionnement visible de la part du Secrétariat, dont l’installation à Barcelona a demandé tant de temps et tant d’effort. Mais juste à ce moment-là, le secrétaire général Ahmed Massa’deh déclare sa démission (le 26 janvier 2011), après seulement un an d’exercice. Il a été remplacé par le diplomate marocain Youssef Amrani (le 25 mai 2011) sans que beaucoup de monde en prenne note. L’UPM, dans sa forme actuelle, n’est pas l’instrument adéquat pour réagir aux bouleversements actuels.

Mais, indépendamment de l’actualité politique, la réalisation des objectifs de long terme de l’UPM (dialogue politique, plus de visibilité, plus de co-ownership, grands projets d’infrastructure) a pu être, à peine, commencée. En fait, jusqu’à présent, le Secrétariat a été plus ou moins incapable d’agir. En raison du blocage dans le conflit israélo-palestinien, le sommet des chefs d’États et de gouvernements (l’un des nouveaux instruments institutionnels de l’UPM) a dû être reporté à deux reprises. Une conférence euro-méditerranéenne des ministres des Affaires étrangères se fait toujours attendre. Alors que maintenant ce serait justement un moment important pour débattre des grands bouleversements actuels dans la région méditerranéenne.

Du côté des pays du sud et de l’est de la Méditerranée, les interlocuteurs sont en train de changer. La Ligue arabe a un nouveau secrétaire général (Nabil Al-Arabi) et la Tunisie, pour sa part, en est déjà, depuis sa révolution, à son troisième ministre des Affaires étrangères (Kamel Morjane, Ahmed Ounaies, Mouldi Kefi). Le gouvernement tunisien souhaiterait conclure ses négociations sur le Plan d’action et le « Statut avancé », mais l’UE insiste sur le fait que ce gouvernement ne dispose pas de légitimité pour ce faire. D’autant plus qu’il est important que des élections aient lieu le plus tôt possible.

À part le fait que de nombreux pays de la région méditerranéenne sont occupés avec bien d’autres problèmes plus urgents, la dimension institutionnelle de l’UPM reste fragile et immature. Ainsi, la co-présidence franco-égyptienne est-elle toujours en vigueur, alors que, selon le principe de rotation, après deux ans (en 2010), la France et l’Égypte auraient dû la restituer à d’autres pays. Pour le moment, aucun couple de pays ne s’est présenté pour prendre le relais. L’UPM peut toujours représenter un avantage pour tous les pays riverains de la Méditerranée, pourvu qu’elle ait le soutien politique des pays du Maghreb et du Machrek. Mais avant que les gouvernements puissent penser à une intensification de la coopération régionale, ils doivent se constituer eux-mêmes de nouveau et devenir capables d’agir, ce qui durera sûrement encore quelques mois. En même temps, c’est justement l’intégration régionale qui pourrait aider à créer de nouveaux emplois et ainsi offrir un meilleur avenir aux jeunes générations.

Pendant les trois dernières années, la Commission européenne a, en fait, continué à mener sa politique méditerranéenne comme si de rien n’était, à travers les instruments de la politique de voisinage et de quelques « résidus » du Partenariat euro-méditerranéen. Maintenant elle profite du moment pour réintégrer davantage l’UPM dans le cadre de la PEV, sous l’égide de Bruxelles. La digression de l’UPM vers une décentralisation des centres de décision de la coopération euro-méditerranéenne de Bruxelles vers le Sud, notamment sous la pression de la diplomatie française, semble plus au moins terminée. Avec la réintroduction de la dimension politique dans le cadre de la PEV (droits de l’homme, exigences démocratiques, société civile), on retourne en quelque sorte aux principes du Partenariat euro-méditerranéen, mais d’une manière plus actualisée et plus différenciée.

La politique européenne en Afrique du Nord reste un équilibre difficile. Elle doit trouver de nouveaux instruments et chemins entre la non-ingérence, des positionnements politiques clairs, des exigences conséquentes et de la solidarité. Le changement de paradigme actuel devrait être pris comme une occasion de repenser les relations euro-arabes d’une manière plus profonde et de long terme. Ceci est valable aussi bien pour l’Union européenne que pour les nouveaux gouvernements arabes émergents.

Notes

[1] Une première vague : au XIXe siècle, suite aux révolutions française et américaine (Europe, États-Unis, reste du monde), une deuxième vague après la Seconde Guerre mondiale (Allemagne, Autriche, Italie, Japon) et une troisième vague de 1974 jusque dans les années 1990 (Grèce, Espagne, Amérique latine, Asie, et enfin Europe de l’Est).

[2] L’État de choses selon le UNHCR, le 15.6.2011 : parmi ces 42 000 personnes arrivées en Europe depuis mi-janvier 2011, on compte environ 24 000 Tunisiens, et 18 000  ressortissants du Nigeria, du Ghana, du Mali et de la Côte d’Ivoire. Parmi les 540 000 réfugiés arrivés en Tunisie depuis février, on compte 57 000 Tunisiens, 288 000 Libyens et 190 000 autres nationalités. Environ 60 000 citoyens libyens ont été accueillis en Tunisie et environ 5 000 personnes de différentes nationalités se trouvent actuellement dans les camps de réfugiés au bord de la frontière tuniso-libyenne. 

[3] Commission européenne/La Haute Représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité (2011) : « Une stratégie nouvelle à l’égard d’un voisinage en mutation ». Communication conjointe au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions. COM (2011) 303 final, Bruxelles, 25.5.2011.

[4] Commission européenne/La Haute Représentante de l’Union européenne pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité (2011) : « Un Partenariat pour la démocratie et une prospérité partagée avec le Sud de la Méditerranée ». Communication conjointe au Conseil européen, au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions. COM (2011) 200 finale. Bruxelles, 8.3.2011.