Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Idées politiques

USA-Moyen-Orient : des problèmes dont la solution va au-delà d’une visite

Marina Ottaway
Spécialiste du Moyen-Orient au Woodrow Wilson International Center for Scholars.
Joe Biden et Mohammed Ben Salman se saluent au Palais royal d’Al Salam. Djeddah, 15 juillet 2022. photo de la cour royale d’arabie saoudite/handout/anadolu agency
via getty images

Le voyage du président Joe Biden en juillet, en Israël et en Arabie saoudite, n’a guère contribué à renforcer les relations des États-Unis avec la région. Au contraire, il a souligné à quel point les liens de Was­hington avec ces deux pays et, en général, avec le noyau du Moyen-Orient restent compliqués. Du point de vue des États-Unis, ce noyau comprend Israël et ses voisins immédiats, l’Égypte et la Jordanie, ainsi que les riches États du Golfe, producteurs de pétrole et de plus en plus bien armés. Tous ces pays sont des partenaires poten­tiels pour les États-Unis, et des pays qu’ils ne peuvent pas ignorer. L’Iran est actuellement qualifié d’ennemi. La plupart des autres États du Moyen-Orient, et certai­nement d’Afrique du Nord, présentent un intérêt limité, à moins qu’ils ne menacent de devenir les pions de la Russie, de la Chine ou de l’Iran. Le fait que Biden se soit rendu en Arabie saoudite et en Israël reflète les priorités.

Le voyage s’est terminé sans résultats, même symbo­liques, ce qui est très inhabituel pour les visites présiden­tielles, qui sont conçues pour produire au moins l’appa­rence d’un résultat positif. Dans ce cas, on ne sait même pas ce que le président espérait obtenir, si ce n’est un engagement de l’Arabie saoudite à augmenter la produc­tion de pétrole, afin de lutter contre la hausse des prix. Cela ne s’est pas produit. La seule chose que ce voyage a montré, c’est que les États-Unis continuent de considé­rer Israël comme leur principal partenaire dans la région, et que le président Biden n’a pas pris ses distances avec les politiques de l’administration Trump, pour la plupart offensantes pour les pays arabes, comme le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem ou la fermeture du consulat dans cette dernière. Si le message du voyage en Israël est « rien n’a changé », celui de la vi­site à Riyad est simplement celui de la confusion : la tape du poing entre Biden et Mohammed Ben Salman (MBS) était-elle le signe d’une réconciliation, comme le pré­tendent les Saoudiens, ou la poursuite du rejet ? Les rela­tions avec l’Arabie saoudite, qui, sous Trump, ont reçu un coup de pouce grâce à l’amitié entre MBS et le gendre du président de l’époque, Jared Kushner, ont empiré lorsque le chroniqueur saoudien Jamal Khashoggi, résident des États-Unis, a été brutalement assassiné dans le consulat saoudien d’Istanbul en octobre 2018, et les États-Unis ont tenu le prince héritier pour responsable. La tape des poings indiquait-elle que les États-Unis étaient prêts à tourner la page, ou était-elle le signe que Biden conti­nuait à garder ses distances avec l’homme qu’il qualifiait auparavant de paria ?

Les relations avec un Moyen-Orient qui a changé

Le manque de résultats du voyage de Biden est dû à un certain nombre de facteurs essentiels qu’une brève vi­site ne pouvait commencer à traiter, et non au manque de compétences diplomatiques ou de relations interper­sonnelles du président. Rien ne peut dissiper les tensions entre les États-Unis et les pays arabes, sans une redéfini­tion du rôle des premiers dans la région, une tâche que les gouvernements successifs n’ont pas voulu entreprendre. Le caractère essentiel de la relation entre les États-Unis et les pays du Moyen-Orient a été défini après la Seconde  Guerre mondiale, lorsque les États-Unis étaient à l’apo­gée de leur puissance et de leur confiance en eux, et qu’ils dominaient un monde où la plupart des pays étaient ravagés par la guerre ou, dans le cas du Moyen-Orient, nouvellement créés. Une citation attribuée à un diplo­mate égyptien, qui regardait la région depuis les hauteurs d’une civilisation ancienne, décrivait de manière dé­sobligeante les pays arabes comme des « tribus avec des drapeaux ». En effet, les États du Golfe, producteurs de pétrole, riches aujourd’hui, n’étaient que des États émer­gents, riches en ressources mais peu capables de les ex­ploiter par eux-mêmes. Ils étaient dépendants des États- Unis. Et, en 1948, Israël était un pays pionnier minuscule et menacé, qui dépendait fortement des dons des Juifs de la diaspora. Le rôle et l’image de soi des États-Unis en tant que puissant protecteur des pays de la région, garant de leur sécurité et influençant leurs politiques, a été fa­çonné par ces circonstances, mais n’est plus d’actualité. Tous les pays que les États-Unis considèrent comme des alliés et des partenaires, ont beaucoup évolué par rapport aux conditions qui faisaient des États-Unis la clé de leur stabilité et de leur prospérité ; désormais, ils sont leur propre clé. Mais lorsque Biden s’est rendu en Israël et en Arabie saoudite, paradigme de la transformation dans la région, la question de comment redéfinir leur relation avec les États-Unis n’était pas sur la table.

Les États-Unis restent extrêmement indécis sur ce qu’ils veulent au Moyen-Orient. Les invasions d’Afgha­nistan et de l’Irak ont marqué un tournant. En Irak, elle a été entreprise en partant du principe qu’après la désin­tégration de l’Union soviétique, les États-Unis étaient la seule superpuissance du monde et qu’ils pouvaient donc refaçonner les pays qu’ils occupaient. Non seulement ils pouvaient mettre fin à la tyrannie de Saddam Hussein, mais ils pouvaient aussi faire de l’Irak une démocratie et ainsi inspirer le reste du Moyen-Orient. En réalité, la conversion démocratique tant annoncée de l’Irak, s’est réduite à la mise en oeuvre d’un système formellement basé sur des élections, mais dans lequel le pouvoir était en fait déterminé par un jeu complexe de rivalités et d’équi­libres entre groupes ethniques et factions. Bien que des élections aient été organisées périodiquement, le pouvoir était largement entre les mains de milices armées, dont beaucoup étaient tributaires de l’Iran ou du groupe État islamique, ainsi que d’organisations tribales sunnites et de forces kurdes. Les dernières élections parlementaires ont eu lieu en octobre 2021 et, à l’heure où nous écrivons ces lignes, un an plus tard, les parties en conflit n’ont tou­jours pas réussi à former un gouvernement.

L’échec en Afghanistan a été plus retentissant. Dix-neuf années de guerre ont permis de boucler la boucle entre le pays dominé par les Talibans que les États-Unis ont envahi et un gouvernement et une société à nouveau sous la domination des Talibans, en passant par une mo­dernisation apparente pendant l’occupation, mais qui ne pouvait se maintenir avec les maigres ressources du pays.

L’Iran représente un obstacle majeur au rétablis­sement de la confiance entre les États-Unis et le noyau du Moyen-Orient, car toutes les relations avec les pays arabes sont influencées par la manière dont elles sont per­çues, comme pouvant influencer les relations avec l’Iran. La République islamique est un ennemi dangereux que Washington voudrait vaincre et, en même temps, le pays avec lequel il doit s’entendre pour assurer la stabilité de la région. En 2015, les États-Unis, tiraillés entre ces deux objectifs contradictoires, ont rejoint les autres membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (Chine, Russie, Royaume-Uni et France), ainsi que l’Allemagne, pour signer le Plan d’action global conjoint (JCPOA, se­lon les sigles en anglais) après 20 mois de négociations. Mais en mai 2018, l’administration Trump a abandonné le JCPOA et accusé son prédécesseur d’avoir négocié un mauvais accord. Pour les États-Unis, cette volte-face est une conséquence regrettable de la politique intérieure. Ailleurs dans le monde, elle a suscité des doutes quant à la fiabilité des engagements américains.

Croire qu’ils ont non seulement le droit, mais aussi la capacité de refaçonner les pays et les régions, a coûté cher aux USA, comme on l’a vu en Afghanistan et en Irak



L’Arabie saoudite a fait l’expérience directe de l’in­cohérence de l’engagement des États-Unis en faveur de sa sécurité en septembre 2019, lorsque des drones basés en Iran ont attaqué des installations pétrolières dans l’Est du pays, perturbant temporairement la moi­tié de sa production de brut. La première réaction du président Trump fut d’annoncer qu’il allait renforcer les capacités d’autodéfense saoudiennes. Il a ensuite fait marche arrière, en déclarant que les intérêts américains n’avaient pas été directement touchés par les agressions et qu’il n’était donc pas nécessaire d’intervenir. Il n’est pas surprenant que les États du Golfe aient entamé leur propre diplomatie prudente avec l’Iran.

Au-delà d’une visite présidentielle

Les problèmes qui compliquent les relations entre les États-Unis et les principaux pays arabes ne peuvent être résolus par une visite d’État. Il est temps pour les États-Unis de repenser l’ensemble de leur approche, au lieu de continuer à rapiécer des politiques incertaines et des relations instables.

La première étape, la plus difficile psychologique­ment, est de décider s’ils veulent demeurer la dernière puissance impériale au Moyen-Orient ou accepter qu’ils doivent s’engager dans la région, telle qu’elle est. Ce changement n’est pas facile. Le Royaume-Uni et la France ont renoncé à leurs empires coloniaux il y a plu­sieurs décennies, et leur adaptation a été traumatique. Les États-Unis ne se sont jamais considérés comme une puissance coloniale, façonnant le monde à sa guise. À proprement parler, cette affirmation est vraie. À l’ex­ception des Philippines, les États-Unis ont éludé le « fardeau de l’homme blanc » consistant à gouverner des territoires et des peuples. Ce qu’ils n’ont pas élu­dé, c’est la mentalité impériale. Paradoxalement, cette mentalité a reçu un nouvel élan lorsque l’Union sovié­ États-Unis, seule superpuissance mondiale, pouvait re­façonner le monde.

La conviction que les États-Unis ont non seulement le droit mais aussi la capacité de refaçonner les pays et les régions leur a coûté cher au cours des deux premières dé­cennies du XXIème siècle et les a entraînés dans les bour­biers d’Afghanistan et d’Irak, comme indiqué ci-dessus. Il est temps qu’ils reconnaissent leur échec dans ces pays et, surtout, qu’ils redéfinissent les limites de leur pouvoir et adaptent leurs politiques en conséquence. Comme la France et le Royaume-Uni, les États-Unis doivent ap­prendre à maintenir des relations avec le Moyen-Orient réel, plutôt que de se battre contre des moulins à vent pour tenter de créer celui qu’ils imaginent.

Cela nous amène à deux questions étroitement liées. Si l’objectif des États-Unis doit être de protéger leurs intérêts au Moyen-Orient tel qu’il est, quels sont ces intérêts et de quels outils Washington dispose-t-il pour les réaliser ?

Les États-Unis définissent leurs intérêts dans la ré­gion de manière expansive. Ils ont des intérêts géopoli­tiques, économiques et moraux concernant la promotion et la sauvegarde des droits de l’Homme, de la démocratie et du système international actuel. Il est clair qu’ils ont des intérêts stratégiques dans une zone située au centre des voies de transit entre l’Asie et l’Europe. Mais ce qui est moins clair, c’est que ces intérêts soient menacés. La Chine n’a montré aucune volonté de dominer politique­ment la région, même si elle aide ces pays à améliorer leurs infrastructures. La Russie, qui, dans son ambition de revivre la gloire de l’empire soviétique, aimerait pro­bablement jouer un rôle politique beaucoup plus impor­tant, s’enlise en Europe. L’Iran veut accroître l’influence chiite, mais il lutte également pour sa propre sécurité. Bien qu’il ait fait preuve d’une capacité exceptionnelle à s’infiltrer dans la politique de ses voisins, il fait égale­ment partie de la région et n’est pas un acteur extérieur comme les États-Unis. Le Golfe est tout autant iranien (ou persan) qu’arabe. L’alternative n’est pas une région avec l’Iran ou sans l’Iran, comme elle pourrait l’être, par exemple, avec la Russie ou sans la Russie. L’alternative est la coexistence entre tous les pays du Golfe ou le conflit.

Les intérêts économiques des États-Unis s’ame­nuisent. Il s’agit maintenant d’un pays exportateur de pétrole et de gaz, et, de ce fait, en concurrence sur les marchés avec les producteurs du Moyen-Orient. Mais ses alliés européens ont toujours besoin du pétrole et du gaz de la région, surtout maintenant que les approvi­sionnements russes se tarissent. L’Arabie saoudite reste le seul pays à disposer d’une capacité excédentaire suffi­ sante pour contribuer à stabiliser les prix si elle choisit de le faire, ce qui n’est pas le cas actuellement. Les inté­rêts économiques américains dans les pays producteurs de pétrole de la région restent réels, mais moindres.

Les États-Unis clament à tue-tête les intérêts moraux qui guident leur politique – on dit qu’ils ont envahi l’Irak au nom de la démocratie – mais en réalité, ces intérêts sont les premiers à être mis de côté lorsqu’ils entrent en conflit avec d’autres. En Israël, ils ignorent systématique­ment les violations des droits des Palestiniens, ainsi que les normes fondamentales des relations internationales concernant les réfugiés, l’utilisation des territoires occu­pés et bien d’autres encore. En Arabie saoudite, ils ac­ceptent l’autocratie et semblent en passe de balayer sous le tapis la complicité de Mohammed Ben Salman dans le meurtre de Jamal Khashoggi. La liste pourrait s’allon­ger. Les États-Unis ne peuvent pas mener une politique guidée par les seuls principes moraux ; aucun pays ne le peut. Par conséquent, ils doivent atténuer la rhétorique sur les intérêts moraux qui sous-tendent leur politique étrangère. Cette rhétorique contribue à la perception de Washington comme hypocrite et à la méfiance dans la ré­gion. Leurs politiques ne sont probablement pas plus dé­nuées de principes que celles d’autres pays, mais ils sapent leur prestige en invoquant constamment des normes de conduite qu’ils ne peuvent pas respecter dans la pratique.

Washington doit définir plus clairement l’équilibre de ses intérêts dans des pays spécifiques, sans formuler des revendications qu’il ne peut pas tenir. Une définition plus ciblée et moins expansive de ses intérêts devrait s’accompagner d’une évaluation précise des outils dont il dispose pour les réaliser. La Chine représente sans au­cun doute une menace pour les intérêts économiques américains, mais les États-Unis ne peuvent pas gagner la compétition en mettant en garde les pays contre le géant asiatique, comme ils ont coutume de le faire. Ce n’est pas un outil efficace. La puissance militaire américaine ne suffit pas à convaincre les pays qui tentent de développer leurs infrastructures maritimes de ne pas se tourner vers la Chine, car les États-Unis n’offrent aucune aide dans ce domaine. Les pays qui poursuivent leurs intérêts ne cherchent pas des mots, mais des accords concrets, et la Chine propose généralement de meilleurs accords.

La Chine est une menace pour les intérêts économiques américains, mais les USA ne peuvent pas gagner simplement en mettant en garde les pays contre le géant asiatique, qui propose des accords concrets et, généralement, meilleurs



Les outils dont disposent les États-Unis sont par­ticulièrement limités lorsqu’il s’agit de mettre les prin­cipes en pratique. Ils ne peuvent pas transformer un autre pays en démocratie, quelle que soit leur volonté af­fichée. Ils peuvent financer des programmes dits de pro­motion de la démocratie, donner de l’argent à des orga­nisations de la société civile (le plus souvent inefficaces) ou aider à organiser des élections. Ils peuvent prêcher aux convertis. Mais, comme c’est le cas aux États-Unis mêmes, le véritable obstacle à la démocratie n’est pas technique, mais politique, l’action de personnes qui considèrent la démocratie comme nuisible à leurs in­térêts et veulent faire en sorte qu’elle ne s’installe pas. Dans de nombreux cas, les efforts pour promouvoir la démocratie ne sont pas seulement futiles, mais carré­ment dangereux. Ils peuvent contribuer au sectarisme, comme en Irak, et inciter les personnes qui veulent la démocratie chez elles à envoyer des délégations à Was­hington pour obtenir de l’aide au lieu de se battre pour elle chez elles, comme cela s’est produit dans de nom­breux pays à la suite des soulèvements arabes. Dans les cas les plus extrêmes, comme en Afghanistan, les ten­tatives de promotion de la démocratie peuvent aboutir à des systèmes politiques qui se désolidarisent jusqu’à l’absurde, des sociétés qu’ils sont censés gouverner.

Nous devons accepter la réalité qui nous montre que même nos partenaires, et a fortiori nos ennemis, dans la région sont des acteurs libres qui définissent leurs propres intérêts et politiques comme ils le souhaitent. Ils peuvent rester des partenaires des États-Unis, même si les politiques ne sont pas identiques, mais nous, Amé­ricains, devons rester fidèles aux nôtres. Israël aimerait entraîner les États-Unis dans une attaque contre les ins­tallations nucléaires iraniennes et continuera à essayer de le faire, même si les États-Unis continuent à résister, car Israël pense qu’il est dans leur intérêt d’attaquer. Les États-Unis ne voient pas les choses de cette façon et ré­sistent depuis des années aux pressions israéliennes. Ils doivent continuer à le faire. Cela ne signifie pas qu’Israël n’est pas un partenaire, mais les partenaires ne sont pas des clones, ni des vassaux. Nous ne devons pas les in­fluencer, ni nous laisser influencer. Nous pouvons renfor­cer les sanctions contre l’Iran, par exemple, même si les États du Golfe négocient avec le pays.

Le réalisme n’est pas une faiblesse

En bref, les changements que nous proposons consistent à ce que les États-Unis surmontent leur men­talité impérialiste persistante, limitent leurs objectifs et tiennent compte de la précarité de leurs moyens, sauf dans les conflits militaires avec des armées régulières. Ce ne serait pas là une démonstration de faiblesse ; ce n’est pas une force que d’essayer de faire l’impossible.

Ces politiques reviendraient à reconnaître les chan­gements irréversibles qui ont eu lieu au Moyen-Orient et les résultats tragiques des tentatives de retour en ar­rière. Les États-Unis pourraient obtenir davantage en limitant leurs objectifs de manière à refléter les réalités de la situation. Cela les mettrait sur la voie d’un lent ré­tablissement de la confiance entre-eux et les pays clés et cela leur permettrait de gagner de véritables alliés après des décennies de suspicion./

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