Quelles que soient les appréciations que l’on puisse porter sur les politiques européennes récentes initiées en Méditerranée, il est paradoxal de constater qu’elles ont rarement véritablement pris en compte la Turquie, pourtant partie à ce vaste ensemble géographique et géopolitique. Concomitamment, la Turquie républicaine a rarement manifesté un fort engagement à l’égard de la région méditerranéenne et n’y a finalement développé que peu d’initiatives fortes, sauf lorsque des situations conflictuelles s’y manifestaient.
Aussi, ce double désintérêt reste un paramètre essentiel pour tenter d’évaluer en quoi la Turquie a pu, ou non, constituer un facteur d’influence sur les politiques européennes en Méditerranée. Si nous considérons qu’à ce jour le bilan de l’influence turque reste très limité, il conviendra alors d’examiner si des possibilités de dépasser cette situation existent et les moyens d’y parvenir.
Les évolutions contrastées des perceptions turques de la Méditerranée
Il est d’abord nécessaire de tenter de saisir le rapport de la Turquie à la Méditerranée, ce qui ne peut se réaliser qu’en se replaçant dans la longue histoire. L’Empire ottoman s’est progressivement constitué selon une logique de cercles concentriques et se décomposera selon une logique symétriquement inverse, en perdant ses conquêtes territoriales les unes après les autres. Au centre de cet immense empire, dont la puissance culmine au XVIe siècle, la Méditerranée est donc longtemps conçue et vécue comme une espace d’expansion et de conquête. Comme le rappelle le grand historien Fernand Braudel dans son ouvrage La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, l’espace méditerranéen est alors profondément marqué par la présence ottomane, qui domine plus de 50 % de la superficie des territoires riverains. Mais les reculs proviendront aussi des régions qui avaient fait la puissance de l’Empire ottoman. Ainsi, selon les époques, l’espace méditerranéen est perçu dans l’imaginaire politique collectif turc tantôt comme vecteur de gloire et de succès, tantôt, et au contraire, comme celui des défaites et des heures sombres.
Après 1923, la Turquie kémaliste entretiendra une forme de désintérêt géopolitique à l’égard de la Méditerranée. L’objectif principal de Mustafa Kemal, maintes fois réaffirmé, étant d’occidentaliser son pays – ce qui à l’époque signifie l’européaniser –, c’est surtout une approche continentale, et donc terrestre, qu’il va développer quant à ses initiatives en matière de politique extérieure. Ce paramètre est d’autant plus prégnant qu’une vive défiance est alors à l’œuvre à l’égard des mondes arabes, que la vulgate kémaliste accuse d’avoir trahi la Sublime porte et d’avoir été le jouet des projets impérialistes en se révoltant contre elle.
Même si une claire volonté de renouer des relations plus fluides avec les mondes arabes se manifeste dès les années 1960, les tensions avec la Grèce et les crises chypriotes successives rendent peu efficiente cette volonté de se réinsérer au sein de l’espace méditerranéen. Il faudra finalement attendre l’arrivée du Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir, en 2002, et plus précisément l’affirmation politique d’Ahmet Davutoğlu[1] pour que la Méditerranée retrouve toute sa place dans les réflexions et le dispositif de la diplomatie turque.
Selon lui, en effet, la Turquie doit enfin redevenir une puissance centrale sur l’échiquier international en sachant tirer parti de sa profondeur stratégique dans ses dimensions historique et géographique. Dans cette logique, la Méditerranée doit être analysée comme un espace d’opportunités favorable au déploiement d’initiatives multiples pour Ankara. Se cristallise alors une vision très articulée de la Méditerranée, visant à défendre et promouvoir les intérêts nationaux du pays. C’est d’ailleurs à partir de 2003-2004 que la Turquie fait preuve d’un véritable activisme en Méditerranée orientale et méridionale auprès de nombreux États arabes, dont le plus spectaculaire est le rapprochement avec la Syrie.
Les dirigeants turcs comprennent que plus leur pays sera en situation de s’affirmer dans l’espace méditerranéen, plus il pourra faire valoir son importance auprès de l’Union européenne
Les révoltes arabes de 2010-2011 interpellent les autorités politiques turques, qui connaissent, comme bien d’autres puissances, un moment d’hésitation et de flottement. Faut-il pérenniser d’étroites formes de coopérations tissées avec les régimes en place ou, au contraire, soutenir les mouvements de contestation qui se multiplient alors ? C’est la seconde option qui sera retenue et fera l’objet d’un choix politique affirmé. Il s’agira en effet, pour Ankara, de constituer un axe stratégique avec les forces qui se réclament de l’islam politique, notamment la mouvance des Frères musulmans. Considérant les évolutions que connaissent rapidement les révoltes arabes, ce choix s’avèrera une profonde erreur et aboutira à un isolement relatif de la Turquie.
Le dernier paramètre de toute grille d’analyse des politiques turques en Méditerranée renvoie au fait qu’elles s’inscrivent dans un environnement partiellement perçu comme menaçant. En effet, Chypre, la mer Égée et les contentieux non réglés avec la Grèce, les relations avec Israël apparaissent comme autant d’éléments de menace et de conflictualité qu’il ne faut pas sous-estimer dans la perception des cercles dirigeants des autorités politiques et de la diplomatie turques.
Dans cette brève esquisse des perceptions turques de l’espace méditerranéen et des initiatives qu’Ankara peut y prendre, la dimension proprement européenne n’existe quasiment pas. Il persiste donc une forme de découplage entre le projet européen porté par la Turquie et sa politique en direction des pays du pourtour méditerranéen, plus particulièrement dans ses composantes méridionales et orientales. Néanmoins, les dirigeants turcs comprennent que plus leur pays sera en situation de s’affirmer dans l’espace méditerranéen, plus il pourra faire valoir son importance auprès de l’Union européenne (UE). Dans le même mouvement, nombre de pays riverains de la Méditerranée peuvent accorder une forte importance à la Turquie parce qu’elle se trouve elle-même dans un processus de dialogue et de négociations avec l’UE, et qu’elle est donc tactiquement utile pour faire prévaloir leurs propres intérêts.
Retour critique sur les initiatives européennes en Méditerranée
Le premier partenariat méditerranéen contemporain est lancé en 1995, sous le nom de Partenariat euro-méditerranéen, qualifié le plus souvent de processus de Barcelone, entre les quinze pays de l’Union européenne et douze des rives méridionales et orientales de la Méditerranée, dont huit États arabes. Ce partenariat se structurait alors autour de trois axes d’activités : politique et sécurité, économie et finances, social et culturel. La forte intuition du processus résidait dans la compréhension du caractère indissociable de ce triptyque et de l’impossibilité de construire des relations partenariales équilibrées entre les deux rives de la Méditerranée si un des éléments constitutifs venait à manquer.
Rapidement, les limites sont néanmoins apparues, notamment à cause de l’incapacité à régler le conflit israélo-palestinien, mais aussi par la mise en œuvre de la Politique européenne de voisinage (PEV), à partir de 2004, qui modifie le cadre des relations des pays de l’UE avec leurs voisins : il s’agit en effet de créer, à travers des accords bilatéraux, une périphérie d’États régis par une « bonne gouvernance », elle-même conçue par les Européens. Ainsi, le projet de créer des coopérations multilatérales basées sur des objectifs communs est progressivement relégué au second plan. De partenaires, les pays de la périphérie européenne deviennent des voisins. Le glissement n’est pas que sémantique : la PEV, qui se substitue graduellement au processus de Barcelone, se réduit à un binôme sécurité-libéralisation du commerce, bien éloigné des préoccupations des pays arabes, l’ouverture commerciale seule ne pouvant évidemment pas constituer une stratégie de développement en soi.
Très rapidement, le processus de Barcelone devient donc inefficace. C’est dans ce contexte que l’Union pour la Méditerranée (UpM) est créée en 2008, à l’initiative de la France, afin d’impulser un nouvel élan politique à la coopération entre pays méditerranéens. Pour autant, il y avait aussi dans cette proposition émanant de Nicolas Sarkozy une arrière-pensée que tous les observateurs un tant soit peu avertis ont vite décryptée. Celui qui n’était encore que candidat à l’élection présidentielle française avait, en effet, à de multiples reprises marqué sa vive opposition à la perspective de l’intégration de la Turquie à l’UE. Il s’agissait alors de proposer à Ankara un statut lui permettant de valoriser ses atouts au sein de l’UpM comme une sorte d’alternative à l’adhésion à l’UE. La manœuvre politique était toutefois assez grossière et ne dupa personne, en tout cas pas les responsables turcs.
Fondée sur une union de projets à géométrie variable, l’UpM ne réussira néanmoins pas à produire l’impulsion attendue. Trois facteurs négatifs se conjuguent en effet : la persistance de la non-résolution du conflit israélo-palestinien, qui bloque le développement de projets efficients ; la crise financière et économique qui frappe l’UE et entraîne son immobilisme ; les instabilités politiques, conséquences des soulèvements populaires dans plusieurs pays arabes à partir de 2011 et qui ruinent de facto les ambitions de l’UpM.
Ainsi, les politiques méditerranéennes promues par l’UE ne parviennent pas à impulser un véritable partenariat méditerranéen. L’incapacité de l’UE à se projeter comme un acteur stratégique et la difficulté des pays des rives méridionale et orientale à prendre enfin le chemin d’un développement résolu et équitable estompent, en effet, cette perspective. D’autant que si les États arabes de la rive sud doivent toujours davantage se hisser au niveau des exigences européennes, ils ne bénéficient pas en retour d’avancées significatives sur des dossiers qui sont vitaux pour eux, particulièrement sur le défi lié aux questions migratoires. Cette asymétrie génère une vive amertume à l’égard de l’UE et plombe les projets méditerranéens, qui restent fréquemment comme en situation d’apesanteur.
L’originalité du partenariat résidait dans une philosophie d’action qui tentait de promouvoir une approche globale intégrant les paramètres économiques, environnementaux, politiques, sociaux et de sécurité. Malheureusement, il manque, à ce stade, cette vision stratégique, et les deux rives semblent plus s’éloigner que se rapprocher
On peut craindre, dans cette conjoncture, que les deux rives de la Méditerranée parviennent de moins en moins à formuler une vision et des projets communs, et que les États partenaires opèrent alors un arbitrage entre avantages et inconvénients, et privilégient à l’avenir des partenaires tels que les États-Unis, la Russie, l’Inde ou la Chine. Cela signifierait que les défis politiques, économiques ou sécuritaires ne seraient pas pris en charge par les acteurs régionaux les plus directement concernés. L’enjeu est pourtant que les États engagés dans ce partenariat puissent, à terme, construire leur autonomie stratégique et soient en situation de relever les défis communs sans passer sous les fourches caudines de puissances extérieures.
Ces défis resteront en l’état si les partenaires ne sont pas en situation de réactiver la méthode initiale du triptyque de Barcelone. L’originalité du partenariat résidait dans une philosophie d’action qui tentait de promouvoir une approche globale intégrant les paramètres économiques, environnementaux, politiques, sociaux et de sécurité. Malheureusement, il manque, à ce stade, cette vision stratégique, et les deux rives semblent plus s’éloigner que se rapprocher.
Incarner les politiques européennes en Méditerranée par des initiatives concrètes
C’est dans ce cadre qu’il faut réfléchir à la place particulière que la Turquie pourrait occuper dans les politiques européennes en Méditerranée. Cela signifie qu’il faut défricher de nouveaux terrains pour que la relation entre l’UE et la Turquie puisse s’inscrire dans un nouvel horizon positif susceptible de fournir un sens à des initiatives concrètes. Les présentes réflexions n’ont pas la prétention de constituer une feuille de route, mais, beaucoup plus modestement, de soumettre quelques pistes, non exhaustives, qu’il faudrait initier, développer ou poursuivre pour incarner une volonté et un projet.
L’Union européenne importe massivement d’États méditerranéens des hydrocarbures qu’elle ne possède pas. Or, la Turquie s’affirme, de par sa situation géographique, comme un hub énergétique de première importance
Des dirigeants européens préconisent la création d’un partenariat renforcé, voire stratégique, avec la Turquie qui ne serait pas l’adhésion à l’UE. La méthode a le mérite d’être claire et évite les circonvolutions stériles et hypocrites, les réactions négatives se manifestent d’ailleurs régulièrement en Turquie à l’encontre de cette proposition. Néanmoins, si intégrer Ankara dans la perspective d’un partenariat stratégique peut receler des atouts, ce dernier dépendra in fine de la capacité de l’UE à se projeter comme un acteur stratégique qui pèse réellement. C’est pourquoi, au vu des incertitudes sur la possibilité d’y parvenir, d’autres dossiers doivent alimenter les relations turco-européennes sous peine de vider ces dernières de toute substance. Comment, en d’autres termes, être capables de décliner ce projet au niveau méditerranéen, ce qui constituerait indubitablement un facteur de stabilisation de la région ?
La Turquie revêt un rôle pivot fondamental dans la coopération des services de police engagés dans ce combat contre les organisations terroristes qui connaissent déclinaisons et mutations multiformes
Dans ces perspectives, les enjeux énergétiques devraient constituer un domaine de coopération de première importance : l’Union européenne importe massivement d’États méditerranéens des hydrocarbures qu’elle ne possède pas, or la Turquie s’affirme, de par sa situation géographique, comme un hub énergétique de première importance. Ces paramètres structurants devraient aisément convaincre les parties au dossier de créer des synergies et d’avancer plus nettement dans les projets communs. Cela supposerait, en outre, d’ouvrir le chapitre « énergie » des pourparlers d’adhésion et par là même manifester une volonté tangible de se projeter concrètement dans l’avenir en construisant des partenariats méditerranéens potentiellement bénéficiaires à toutes les parties[2]. L’intégration de la Turquie à cette perspective ferait sens et serait susceptible d’amplifier une dynamique réelle aux projets méditerranéens sur les dossiers énergétiques.
De ce point de vue, Chypre acquiert une considérable importance : de vives tensions existent entre la Turquie et la partie grecque de l’île concernant l’exploration gazière en Méditerranée orientale. Ces difficultés s’expliquent par la non-résolution de la question chypriote, sur laquelle l’UE s’avère impuissante car juge et partie depuis l’adhésion de la seule partie chypriote grecque en 2004. Au vu des enjeux, et en dépit des difficultés, une initiative européenne de bons offices serait toutefois opportune pour tenter de faire baisser les crispations croissantes et contribuer à débloquer la situation. Non seulement elle permettrait à l’UE de redevenir un acteur de la sous-région Méditerranée orientale, mais elle correspondrait de plus aux besoins objectifs européens en matière de diversification des sources d’approvisionnement énergétique.
C’est ce type d’initiatives qui non seulement permettraient de recréer un climat de confiance favorable à la refondation de la relation euro-turque, mais s’avèreraient aussi mutuellement bénéfiques pour mettre en œuvre des projets européens en Méditerranée. Outre les aspects qui relèvent strictement du domaine de l’exploitation et de l’acheminement des hydrocarbures, il s’agirait ainsi, pour l’UE, de décliner le fort potentiel de complémentarité qui existe avec la Turquie, et la nécessité de démontrer que nul n’est obligé de passer sous les fourches caudines des États-Unis et de leurs sociétés pétrolières.
Un autre élément de continuité à promouvoir et à approfondir réside dans la gestion des suites de l’accord du 16 mars 2016, tendant à limiter et contrôler les flux de migrants transitant par la Turquie. Cet accord a été un succès quantitatif incontestable, au point de quasiment tarir les arrivées sur les côtes grecques. Certes, il a été dénoncé par de nombreuses associations de défense des droits humains pour son cynisme, mais il faut admettre qu’il a donné des résultats tangibles et a permis de considérablement réduire la pression des flux de migrants sur l’Union européenne. Si, évidemment, Recep Tayyip Erdoğan conçut des arrière-pensées politiques dans la façon dont il a géré l’accord, il en est de même pour la partie européenne et les jugements moraux à l’égard de la Turquie n’ont de ce point de vue guère lieu d’être. En outre, la Turquie s’est engagée à réformer sa politique migratoire : « Quatre objectifs, notamment, ont été fixés : participer au contrôle des frontières extérieures de l’UE, adopter la même politique de visa que cette dernière, signer avec elle un accord de réadmission des migrants partis du sol turc, lever sa limitation géographique à la Convention de Genève de 1951[3] ». Bien sûr la mise en œuvre de ces éléments dépend de la volonté politique qui conditionnera l’avenir des relations entre la Turquie et l’Union européenne.
Dans cette perspective, un paramètre complémentaire concerne la libéralisation du système des visas pour des séjours de courte durée des ressortissants turcs. Particulièrement symbolique, la mise en place de ce régime était conditionnée par le respect de 72 critères selon une feuille de route adoptée le 16 décembre 2013. La Commission européenne considère que sept d’entre eux doivent encore être satisfaits, dont le plus sensible est la révision de la législation turque destinée à lutter contre le terrorisme, considérée par de nombreux observateurs comme insuffisamment précise et insuffisamment protectrice des droits fondamentaux. Ces exigences peuvent apparaître légitimes, tout en considérant néanmoins qu’il est peu efficace de les poser de manière par trop comminatoire à un pays qui a été victime de multiples opérations terroristes au cours des dernières années. Il serait probablement plus efficient de trouver une formule de compromis dans les échanges avec les autorités turques sur ce point, pour enfin surmonter les blocages. Certes, la définition du terrorisme est pour le moins vague en Turquie et peut donner lieu à des interprétations extensives, mais on ne peut sous-estimer la charge émotionnelle que constitue ce fléau dans un pays qui en a maintes fois été la victime. Enfin, il s’agit de ne pas céder aux fantasmes de certaines forces politiques européennes qui considèrent que la suppression des visas entraînerait mécaniquement une vague d’immigration d’origine turque, ce que pourtant aucune étude sérieuse ne permet d’affirmer.
D’une façon plus générale, le dossier de la lutte anti-terroriste constitue l’exemple d’une coopération nécessaire et efficace entre l’UE et la Turquie. La Turquie revêt un rôle pivot fondamental dans la coopération des services de police engagés dans ce combat contre les organisations terroristes qui connaissent déclinaisons et mutations multiformes. Cette lutte commune existe et démontre jusqu’aujourd’hui son efficacité ; il s’agit de la pérenniser et de la renforcer. Au-delà des services de renseignements stricto sensu, les pôles anti-terroristes des ministères de la Justice respectifs devraient probablement voir leurs coopérations se renforcer.
Enfin, au-delà des sphères institutionnelle ou officielle, conviendrait-il de faire preuve d’imagination afin de créer les conditions d’une meilleure communication entre des sociétés qui s’éloignent peu à peu l’une de l’autre. Ces actions doivent donc tendre à privilégier un « effet multiplicateur », soit par l’association entre centres de recherche ou think tanks impliqués dans l’analyse de la politique et de la société turque, au sein de l’UE et dans les pays méditerranéens. Cela signifie aussi une politique de communication plus offensive, valorisant les réalisations turques au sein de l’UE ou européennes en Turquie et singulièrement au sein de l’espace méditerranéen. Il serait, de ce point de vue, utile de réfléchir plus spécifiquement à des initiatives en direction de la jeunesse, pénalisée en Turquie par le blocage des échanges universitaires et scolaires en raison des mesures de destitution ou de mise à l’écart de nombreux universitaires.
En guise de conclusion
La nécessité de refonder la relation avec la Turquie ne pourra probablement s’envisager que par la refondation de l’Union européenne et des partenariats méditerranéens eux-mêmes. Une nouvelle page doit être écrite, et il semble qu’il soit plus que jamais nécessaire de repenser la Turquie à l’aune d’un projet européen revivifié, et donc plus efficient.
À cet égard, une situation internationale désormais plus instable et anxiogène est à la fois la pire et la meilleure des choses : elle peut encourager la tentation du cavalier seul, le retour nostalgique aux jeux du concert européen du XIXe siècle ou de l’ancienne guerre froide, qui ne peuvent qu’être sans avenir. En revanche, elle est un appel à l’imagination et une invitation à récréer ou repenser les vieilles solidarités pour les hisser au niveau des exigences de relations désormais mondialisées. Refonder les politiques méditerranéennes de l’UE par le respect de la diversité des peuples est l’un des chemins par lesquels il sera possible d’envisager une considération à nouveau attentive à l’égard de la Turquie, en évitant la tentation de la condescendance ou du mépris. Gageons que les dirigeants actuels sauront se parler et mettre de la finesse ou de l’intuition dans des relations qui hésitent entre le formalisme et les anathèmes d’un côté, et les excès nés du sentiment d’être sous-estimé ou incompris de l’autre.
Refonder les politiques méditerranéennes de l’UE par le respect de la diversité des peuples est l’un des chemins par lesquels il sera possible d’envisager une considération à nouveau attentive à l’égard de la Turquie
Il est exclu que l’UE et la Turquie n’aient pas un destin commun. Il s’agit donc, plus que jamais, de dissiper les défiances qui empêchent de fluidifier les relations avec ce pays et qui, par méconnaissance ou par faiblesse, ∫ne permettent pas de leur donner la densité dont elles ont besoin. Les féconder par une dimension méditerranéenne serait sûrement positif.
Notes
[1] Ahmet Davutoğlu fut successivement professeur de relations internationales, conseiller diplomatique du Premier ministre Recep Tayyip Erdoğan, ministre des Affaires étrangères, Premier ministre, puis tomba en disgrâce en 2016. Ses théories en matière de politique extérieure sont notamment exposées dans son ouvrage de référence, Profondeur stratégique : la position internationale de la Turquie, paru en 2001 [Stratejik Derinlik, Istanbul, Küre Yay, 2001].
[2] Les règles du processus de pourparlers entre l’UE et les États candidats impliquent l’ouverture de chacun des 35 chapitres de l’acquis communautaire, puis leur fermeture à l’issue de la période de négociation. Cette méthode est censée permettre d’incorporer le droit communautaire dans le droit national de chaque pays candidat. Pour autant, l’état des négociations entre l’UE et la Turquie est très dégradé et on peut par exemple souligner qu’il n’y a pas eu ouverture de nouveaux chapitres depuis juin 2016. Plus préoccupant encore est le vote du Parlement européen en date du 13 mars 2019 préconisant la suspension des pourparlers d’adhésion avec la Turquie.
[3] Juliette Tolay, « The EU and Turkey’s asylum policies in light of the Syrian crisis », Policy Brief, 10Istanbul Policy Center, 2014.