Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Grand angulaire

La Tunisie en régression

Khadija Mohsen-Finan
Politologue, spécialiste du Maghreb.
Manifestation de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Tunisie, mars 2023. yassine gaidi/anadolu agency via getty images

Le retour à l’autoritarisme du seul pays rescapé des printemps arabes interroge nécessairement sur les manquements de la gouvernance durant la période transitionnelle.

La Tunisie avait pourtant suscité de nombreux es­poirs, laissant penser que le monde arabe pouvait en­trer de plain-pied dans la modernité politique, dans son sillage. Ce petit pays dont la population s’était soulevée comme un seul homme pour dénoncer la dictature, avait constitué une sorte de laboratoire de la démocratie. Hélas, la transition n’a pas été à la hauteur des espé­rances, et nombreux ont été les manquements qui ont contribué à l’échec de cette expérience si singulière.

KAÏS SAÏED EST LE PRODUIT DE CIRCONSTANCES PARTICULIÈRES

Les principales erreurs ont essentiellement été dues au manque d’expérience et de vision des acteurs poli­tiques. Depuis l’indépendance (1956), plusieurs décen­nies d’un pouvoir fort qui écarte toute forme d’opposi­tion ou de participation des citoyens à la vie politique expliquent, tout au moins en partie, une gouvernance maladroite des acteurs politiques de la période post-ré­volution, alors que la démocratie était balbutiante.

Autre erreur, et non des moindres que d’avoir négli­gé la question sociale, celle-là même qui fut à l’origine du soulèvement de l’hiver 2010-2011. De la révolution à nos jours, aucun des gouvernements n’a considéré la question sociale comme prioritaire, et la refonte du sys­tème économique, tant attendue, ne s’est pas faite. De la Troïka en 2011, à Kaïs Saïed, tous les dirigeants du pays ont considéré que la transition se limitait à la réforme des institutions et à la tenue d’élections à dates régulières. Le compromis historique, devenu la marque de fabrique de ce pays, a été allègrement détourné de son objet, sans qu’il y ait eu partage du pouvoir, ou en­core le moindre projet commun aux deux grandes sensi­bilités politiques, islamistes et modernistes, qui se sont accaparées le pouvoir dès 2014.

Le rapprochement entre ces deux grandes ten­dances politiques (islamiste et moderniste) n’a pas permis de bâtir un projet commun dans l’intérêt de la transition. En outre, il a fait perdre à ces partis, et en particulier à Ennahda, sa capacité mobilisatrice et une grande partie de sa base. En 2013, lorsque Béji Caïd Es­sebsi, qui prétendait incarner la tendance moderniste tend la main à Rached Ghanouchi, le chef du parti is­lamiste Ennahda, il opère une mutation importante de la scène politique post-révolution. Il redessine en effet l’espace politique en substituant une bipolarité poli­tique au pluralisme qui s’était imposé après 2011. Les mêmes acteurs reproduisaient la vie politique qui pré­cédait la révolution avec Nidaa Tounès, le parti d’Esse­bsi qui prolonge le mouvement destourien (de Habib Bourguiba et de Zine El Abidine Ben Ali) et Ennahda qui, grâce à la révolution, cesse d’être dans la clandes­tinité. Le jeu politique se refermait, et devenait illisible aux Tunisiens qui se demandaient en quoi cette conver­gence entre deux familles politiques, ayant naturelle­ment vocation à se combattre, pouvait-elle favoriser le succès de la transition politique ? L’interrogation était d’autant plus fondée que durant les élections, les deux partis s’invectivaient copieusement dans un contexte de concurrence politique, alors qu’en dehors de la période électorale, l’entente était parfaite. Le point d’orgue de cette mutation du comportement des acteurs politiques a été le Congrès d’Ennahda en 2016, avec la proclama­tion par Ghanouchi de la « réconciliation totale », en présence d’Essebsi.

Celui-ci entendait gouverner dans le cadre d’une entente avec Ghanouchi, tandis qu’Ennahda avait le souci de se fondre dans une majorité politique dont les contours n’étaient pas clairs, dans le seul objectif de consolider son installation dans le paysage politique.

Ce sont précisément ces manoeuvres et ces jeux de positionnement qui ont éloigné les Tunisiens d’une vie politique qui leur devenait illisible et qui n’avait pas vocation à répondre à leurs attentes. La confiance entre gouvernants et gouvernés s’est effritée. Et l’émer­gence de Kaïs Saïed a été possible en 2019 car Ennahda, comme Nidaa Tounès, ont été incapables de répondre aux attentes des Tunisiens. Un signal avait été donné en 2018, lorsque les listes indépendantes, conduites par des acteurs de la société civile, ont obtenu un vrai suc­cès, devant Ennahda (29,68 % des sièges) qui perdait la moitié de son électorat par rapport à 2014 et Nidaa Tounès (22,7 %), qui en perdait les deux tiers. Mais le message n’a pas été apprécié à sa juste valeur. La mort d’Essebssi en juillet 2019, a inversé le calendrier élec­toral : l’élection présidentielle a été organisée avant les élections législatives. Toute l’attention s’est alors cen­trée sur la recherche d’un « sauveur », un homme pro­videntiel qui sortirait le pays de ses multiples difficultés. C’est le populiste Kaïs Saïed qui gagne cette élection, à la faveur d’un vote sanction. Cet homme extérieur au sérail politique a pu incarner l’antisystème et apparais­sait à ce moment précis comme un « recours », selon l’expression utilisée par Michel Camau lors d’un entre­tien au Monde en juillet 2022.

Alors qu’il est le produit de circonstances très par­ticulières, et de « logiques qui le dépassent », comme affirme Sadri Khiari, Saïed capitalise sur toutes les er­reurs et les manquements de ses prédécesseurs, et son projet politique, défini a minima, se niche dans les es­paces laissés vacants par les partis politiques. Il est por­teur d’un populisme de rupture, une rupture qu’il en­tend opérer avec les différentes classes politiques, avec les corps intermédiaires et, plus largement, encore avec les élites qu’il se garde bien de définir.

A L’ÉTROIT DANS SON HABIT DE CHEF DE L’ÉTAT

Largement élu avec 73 % des votes en octobre 2019, Kaïs Saïed réalise que sa marge de manoeuvre est dis­proportionnée par rapport à sa popularité. En effet, il se confronte au système politique parlementaire mis en place en 2014, qui donne peu de prérogatives au chef de l’État, pourtant élu au suffrage universel. Il doit notam­ment faire face à un Parlement multicolore présidé par Ghanouchi, du puissant parti islamiste, dont l’ambition politique est grande et qui ne semble pas faire grand cas d’un novice en politique, arrivé à la présidence de la République dans un contexte de rejet des acteurs politi­ques traditionnels.

Ghanouchi n’hésite pas à empiéter sur les pré­rogatives du chef de l’État, en s’entretenant directe­ment avec le président turc, Recep Tayyip Erdogan, qui entend jouer un rôle dans le conflit libyen. Mais Kaïs Saïed a également du mal à s’entendre avec le premier ministre, Hichem Mechichi, qu’il a lui-même choisi et qu’il soupçonne de grande complicité avec le président du Parlement. Bref, ce pouvoir à trois têtes ne lui convient pas. Il s’isole sur la scène politique, communique peu ou pas sur ses projets, et affiche une grande proximité avec les jeunes qu’avec ses pairs. En janvier 2021, alors que la périphérie de Tunis connaît de violentes protestations sociales provoquées par des jeunes confrontés au chômage et aux difficultés sociales, Saïed décide de nouer un dialogue avec les manifestants, faisant porter la responsabilité de leur précarité à son premier ministre qu’il décide d’isoler. Il refuse de faire prêter serment à des ministres choisis par Hichem Mechichi dans le cadre d’un remaniement ministériel et refuse de promulguer une loi organique relative à la mise en place de la Cour constitutionnelle. Ces multiples refus provoquent une paralysie qui en­trave très gravement la gestion de la seconde vague de Covid 19. Les vaccins qui devaient être commandés ne sont pas disponibles et les réserves d’oxygène sont li­mitées, alors que le système de santé est en déclin. Les décès dus au Covid sont très nombreux en ce début de l’été 2021, et les Tunisiens ont le sentiment d’être livrés à eux-mêmes, dans un pays de plus en plus mal gouver­né. La détresse de la population est grande, car la pan­démie s’ajoute à de nombreux dysfonctionnements du pays : les services publics sont défaillants, que ce soit dans la santé, les transports ou encore l’enseignement. L’administration est de moins en moins efficace, et le système politique fragmenté et difficile à lire se montre incapable de répondre aux besoins les plus élémen­taires de la population.

Dans ce contexte, le 15 juillet 2021, Kaïs Saïed, ap­puyé par la police et l’armée, décide de faire un coup de force. Il gèle les activités du Parlement au sein duquel le parti islamiste Ennahda joue un rôle clé, lève l’immuni­té des députés et limoge le premier ministre Mechichi. En marginalisant l’Assemblée des Représentants du Peuple (Parlement), et en renvoyant le chef du gou­vernement, Saïed se débarrasse des acteurs politiques avec lesquels il est en conflit. Dans un premier temps, la décision satisfait une grande partie des Tunisiens. Il leur paraît que le président de la République est ca­pable de sortir le pays du cauchemar de l’impuissance publique. Mais le scepticisme gagne d’autres Tunisiens qui se demandent au nom de quel « péril imminent » invoqué, le chef de l’État a activé l’article 80 de la Constitution. L’interrogation porte également sur un ou plusieurs États étrangers qui auraient pu venir en aide à Kaïs Saïed pour opérer son « coup de force ». Les regards se tournent immanquablement vers l’Égypte où Saïed s’est rendu trois mois plus tôt, en avril 2021, et vers les Émirats arabes unis, grands acteurs régionaux de la contre-révolution, qui ont apporté leur soutien au maréchal Abdelfatah al Sissi pour son coup d’État de juillet 2013.

Deux mois après ce « coup de force », en septembre 2021, Kaïs Saïed prend de nouvelles dispositions qui renforcent considérablement ses pouvoirs. En vertu du décret 117, il gouverne désormais par décrets lois, non susceptibles de recours, dissout l’instance de contrôle de la constitutionnalité des lois, remplace le Conseil supérieur de la magistrature, qui était élu, par un or­gane provisoire, instaurant une justice aux ordres : 57 magistrats sont suspendus de leur fonction. Il abroge la Constitution de 2014 et en rédige une nouvelle, qu’il fait approuver par référendum. Il modifie le fonction­nement des principales instances qui ont été mises en place après la révolution, comme l’Instance supérieure indépendante pour les élections (ISIE), un grand acquis de la révolution, qu’il transforme en instance au service du pouvoir exécutif. Il dissout également les conseils municipaux qui avaient été élus en 2018 et les remplace par des « délégations spéciales », placées sous la tutelle de chaque région.

Kaïs Saïed a finalement instauré le régime présiden­tiel fort qui lui faisait défaut. Le Parlement n’a presque plus de prérogatives en termes de contrôle de l’action de l’exécutif. Par cette nouvelle Constitution, adoptée par seulement 28 % du corps électoral, le chef de l’État concentre entre ses mains l’essentiel du pouvoir. Il n’a pas l’intention de se laisser contester cet accaparement du pouvoir, qui éloigne considérablement le pays de la révolution de 2011. En matière de droits et de libertés, Saïed procède par décrets-lois pour faire taire toutes les voix discordantes. C’est ainsi qu’à la faveur d’un décret-loi, la « diffusion de fausses informations », no­tamment sur les réseaux sociaux, est passible de peines allant jusqu’à 10 ans de prison. Nombreux sont les op­posants qui croupissent dans les prisons, sans jugement, accusés d’ « atteinte à la sûreté de l’État ». Bien plus qu’un régime présidentiel fort, il s’agit d’un régime qui n’a pas de contre-pouvoirs et dans le­quel la justice est entièrement soumise à l’exécutif. En cela, Kaïs Saïed s’éloigne de l’effervescence politique née après la révolution, et déroge également à la tradi­tion politique tunisienne, puisqu’il fait entrer l’armée dans le jeu politique alors qu’elle a toujours été soigneu­sement tenue à l’écart des centres de décision politique. Par ailleurs, il renoue avec les choix de Ben Ali, en ac­cordant un large pouvoir à la police.

GÉRER UN PAYS EN FAILLITE

Alors qu’il dispose de tous les pouvoirs, le président Saïed règne sur un pays en faillite. La Tunisie est en défaut de paiement et doit emprunter chaque année davantage pour boucler son budget et rembourser ses dettes antérieures. Une fois encore, Tunis doit se tour­ner vers le Fonds monétaire international (FMI) pour négocier un emprunt de 1,9 milliard de dollars. Ce n’est qu’à cette condition que le pays pourrait éventuelle­ment obtenir d’autres prêts venant de l’Union euro­péenne (UE), de l’Arabie saoudite ou encore du Qatar. Mais ce prêt du FMI est conditionné à la mise en place de réformes relatives à la levée progressive des subven­tions sur des denrées essentielles, à la maîtrise de la masse salariale, qui a doublé ces 10 dernières années, et à la réforme de la gouvernance des grandes entreprises publiques.

Kaïs Saïed refuse ces conditions et explique son refus par un rejet de l’impérialisme des institutions fi­nancières internationales. Pour lui, le FMI, et plus lar­gement l’Occident, tentent d’affaiblir la Tunisie en lui imposant des réformes qui fragiliseraient le pays. Il ex­plique également son refus par la capacité de la Tunisie à compter sur ses propres ressources. Saïed tente de convaincre que la crise actuelle du pays est due à la spé­culation et à la contrebande organisée par des « traitres à la patrie ».

En fait, cette rhétorique de la suffisance alimentaire est totalement illusoire. De même que le besoin du pays en argent (2,7 milliards de dollars pour boucler le bud­get), ne peut être comblé par les sommes ayant été dé­tournées par des Tunisiens corrompus.

La réalité est autre. Alors qu’il s’est doté de tous les pouvoirs, Kaïs Saïed se rend compte que gouverner, c’est d’abord répondre aux attentes de celles et ceux qui l’ont massivement élu. Or, il réalise qu’il n’est pas en ca­pacité d’améliorer la vie des gens, de redresser les ser­vices publics, de fournir du travail aux jeunes. Le pays s’appauvrit, la population a vu son pouvoir d’achat di­minuer considérablement avec une inflation supérieure à 10 %. Elle subit des pénuries de produits essentiels à la consommation courante comme le lait, la semoule, la farine, le sucre …

Mais gouverner, c’est aussi avoir l’adhésion du peuple. Or, le taux de participation aux consultations électorales organisées par Saïed, était particulièrement faible. A peine 30,5 % pour valider la nouvelle Constitu­tion par référendum à l’été 2022, et trois fois moins lors des élections législatives de décembre 2022, soit 11,22 % pour élire le nouveau Parlement, dont les Tunisiens ne comprennent pas la fonction. Quant à la popularité du président, les différents sondages montrent qu’elle a beaucoup baissé, avoisinant aujourd’hui les 50 %, alors qu’elle a dépassé les 90 % en 2020.

Comment lire ce moment de l’histoire politique de la Tunisie, au cours duquel, le chef de l’État, un popu­liste, s’est emparé de tous les pouvoirs et gouverne au­jourd’hui sans le peuple ?

En réalité, Kaïs Saïed continue de se référer au peuple qu’il dit vouloir protéger. Son populisme ressemble à ce que Federico Tarragoni, dans son livre L’esprite démocra­tique du populisme, désigne de « populisme par le Haut », sans mouvement social à l’appui, et surtout un populisme autoritaire. C’est pour protéger le peuple contre la cor­ruption, et contre tous ceux qu’il accuse de vouloir dé­truire son projet en s’y opposant d’une manière ou d’une autre que Saïed aurait recours à une répression qui s’abat tous azimuts, qu’ils soient journalistes, activistes, avocats, chefs de partis politiques …

Saïed, par ces arrestations, non suivies de procès, débarrasse le peuple de ses propres ennemis, et devient à ce titre, comme le dit Michel Camau « le défenseur du peuple spolié », y compris ceux qui jouissent de privi­lèges, au détriment du peuple.

L’effritement de sa popularité, l’incapacité de Kaïs Saïed à gouverner un pays qui traverse une crise éco­nomique et financière sans précédent, et le manque d’appuis francs, sonnant et trébuchants de la part des États étrangers, conduisent le président tout puissant, comme je l’ai déjà affirmé dans un article publié par Orient XXI, à trouver des coupables et à puiser son dis­cours dans une rhétorique complotiste./

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