IEMed Mediterranean Yearbook 2019

Contenu

Panorama: The Mediterranean Year

Country Profiles

Geographical Overview

Strategic Sectors

image

Le conflit syrien, otage de la géopolitique

Ignacio Álvarez-Ossorio

Professeur d’Études arabes et islamiques
Université d’Alicante

Si une chose est sûre après huit ans de guerre, c’est bien que la communauté internationale a totalement échoué dans ses tentatives de trouver une issue au conflit syrien. Même si, au départ, la possibilité d’une intervention internationale, justifiée par la responsabilité de protéger la population civile (RtoP) avait été envisagée, nul doute que les divisions existantes au sein du Conseil de Sécurité l’ont empêchée d’avoir lieu. L’option d’une solution négociée n’a pas non plus réussi, quand bien même, au départ, la déclaration de Genève de 2012, suivie de la résolution 2 254 de 2015, avait posé les bases d’un règlement du conflit fondé sur la formation d’un gouvernement intérimaire, sur l’approbation d’une nouvelle Constitution et sur la tenue d’élections législatives et présidentielles sous surveillance internationale. Une ambiguïté sous-tendait néanmoins ces deux propositions, puisqu’elles ne levaient pas les doutes quant à l’avenir du président Bachar el-Assad, véritable nœud gordien du problème.

Le principal obstacle à une solution négociée du conflit syrien est venu de l’intensification de la tension géopolitique. Celle-ci est montée, d’une part, entre les États-Unis et la Russie et, d’autre part, entre les puissances régionales, Arabie saoudite et Iran en tête. Cet affrontement a été à la base d’une guerre par procuration, qui a entièrement déstabilisé le Moyen-Orient. La polarisation idéologique a empêché tout rapprochement entre les parties au conflit tout en entraînant l’intensification du sectarisme, qui s’est manifestée par l’irruption sur la scène de formations djihadistes tels que l’auto-proclamé État islamique (EI) et le Front al-Nosra (devenu l’Organisation de libération du Levant). Dans cette guerre par procuration, le régime syrien a reçu un soutien inconditionnel de l’Iran et de la Russie, alors que les groupes d’opposition et les rebelles ont eu l’appui limité de la Turquie, de l’Arabie saoudite, du Qatar et des Émirats, ainsi que celui des États-Unis et de quelques pays européens.

Le problème s’est aggravé du fait que les belligérants du conflit syrien sont guidés par la logique du jeu à somme nulle dans lequel il ne peut y avoir qu’un gagnant et un perdant. De la sorte, tout compromis disparaît et il ne reste presque pas de place pour la négociation et les accords. En effet, les deux parties défendent des positions maximalistes et estiment qu’elles doivent s’imposer à tout prix sur l’autre camp, ce qui ne permet pas de faire de concessions.

États-Unis et Russie : une nouvelle guerre froide ?

Aux tensions régionales vient s’ajouter un théâtre international changeant dans lequel les États-Unis semblent être sur le départ du Moyen-Orient tandis que la Russie tente d’y retourner en force. Les interventions militaires effectuées en Afghanistan et en Irak dans le cadre de la guerre globale contre le terrorisme déclarée par George W. Bush après le 11-Septembre s’étant soldées par un échec, Barack Obama répugne à entrer activement dans les eaux turbulentes du Moyen-Orient. Après le déclenchement de la guerre de Syrie, l’Administration états-unienne suit une politique ambivalente. Elle condamne la répression mise en place par Bachar el-Assad, mais refuse de fournir la technologie militaire que demandent les rebelles pour repousser les dévastateurs raids aériens lancés par le régime. Même l’emploi d’armes chimiques contre la Ghouta à l’été 2013, qu’Obama lui-même a qualifié de ligne rouge, n’a pas modifié cette position. À l’été 2014, la proclamation par l’EI du califat djihadiste marque ensuite un tournant. Dès lors, une coalition internationale visant à freiner ce mouvement est établie et l’aide militaire accordée aux YPG (Unités kurdes de protection du peuple) augmente. Ces unités constituent la colonne vertébrale des Forces démocratiques syriennes (FDS), qui ont vaincu l’EI sur le terrain.

Aux tensions régionales vient s’ajouter un théâtre international changeant dans lequel les États-Unis semblent être sur le départ du Moyen-Orient tandis que la Russie tente d’y retourner en force

Après son arrivée à la Maison-Blanche, Donald Trump a largement témoigné de sa volonté de se concerter avec la Russie pour combattre l’EI et trouver une issue au conflit syrien. Le 11 novembre 2017, il déclare : « Nous pouvons sauver de nombreuses, très nombreuses, vies en arrivant à un accord avec la Russie sur la Syrie[1] ». Aujourd’hui, l’Administration états-unienne semble avoir relégué la Syrie à un second plan pour concentrer toutes ses énergies sur l’Iran. À l’été 2018, les États-Unis se retirent de l’accord sur le nucléaire passé trois ans auparavant par le G5+1. Un an plus tard, ils imposent de nouvelles sanctions économiques contre le régime iranien, qu’ils accusent de déstabiliser le Moyen-Orient par son ingérence en Syrie, en Irak au Yémen et au Liban par le biais de ses proxies ou alliés locaux. Le rétablissement des sanctions s’inscrit dans une stratégie plus large, qui consiste à faire peser une pression maximale sur le régime iranien afin d’en asphyxier l’économie. Selon les calculs de Trump, cela contraindrait le pays à renégocier un accord à partir d’une position de faiblesse, ce qui, toujours selon cette logique, le conduirait à faire d’importantes concessions.

Il convient par ailleurs de tenir compte du fait que Washington ne dispose pas des moyens suffisants pour imposer une pax americana en Syrie. Même si, à plusieurs reprises, le président Donald Trump a fait mine de retirer les 2 000 soldats américains déployés au nord-est du pays, il n’en reste pas moins que la carte kurde est la seule qui peut, à l’avenir, peser sur l’après-guerre syrienne. Les troupes américaines sont déployées sur la rive est de l’Euphrate, qui est sous le contrôle des YPG. Les milices kurdes ont profité du combat mené contre l’EI non seulement pour imposer leur autorité sur Afrine, Kobané et la Djézireh, les trois cantons du Rojava (le Kurdistan syrien), mais aussi pour s’étendre sur d’autres secteurs majoritairement arabes comme Raqqa, la capitale de l’éphémère califat djihadiste, et ainsi contrôler les principaux puits de pétrole et de gaz du pays, essentiels à la subsistance de l’autonomie kurde. En effectuant ce mouvement, les États-Unis tentent de rejouer la partie qu’ils avaient menée en Irak en 1991 : ils avaient alors imposé des zones d’exclusion aérienne pour empêcher toute tentative du régime irakien de récupérer par les armes le Kurdistan irakien. Le régime syrien et ses alliés voient dans cette stratégie une violation flagrante de leur souveraineté, qui met en danger leur intégrité territoriale. Tant et si bien que Trump pourrait se contenter d’une paix russe qui mettrait fin au conflit, à la condition que ses intérêts soient respectés et, entre autres, que l’Iran retire ses troupes du pays arabe et que le Rojava bénéficie d’une vaste autonomie.

Tout cela nous porte à conclure que la Russie est le seul acteur international susceptible d’imposer une solution politique au conflit syrien, solution qui, de toute évidence, ne sera pas équitable et impliquera la perpétuation de Bachar el-Assad au pouvoir. Depuis que, en septembre 2015, la Russie a décidé d’intervenir pour éviter que le régime Assad ne s’effondre, le poids spécifique de Moscou n’a cessé de croître en Syrie et dans tout le Moyen-Orient. L’intervention russe a été un point charnière du conflit. En effet, depuis, les forces gouvernementales ont récupéré un bonne partie du territoire perdu et contrôlent désormais les deux-tiers du pays. Le tiers restant est aux mains des YPG, protégées par les États-Unis et, dans une moindre mesure, aux mains des hétérogènes factions rebelles (qui vont du Front pour la victoire des gens du Levant, djihadiste, au Front de libération nationale, récemment constitué).

Le conflit syrien a permis à la Russie de revenir au Moyen-Orient, région primordiale du point de vue stratégique et de s’arroger une place de choix sur la scène internationale. Il convient ici de rappeler que la Russie possède deux grandes bases militaires en territoire syrien, la plus importante étant la base navale de Tartous, la seule dont dispose la flotte russe en Méditerranée. Mais la Russie a aussi mis à profit la conjoncture pour construire la base aérienne de Hmeimim, la plus grande qu’elle possède hors de son territoire. De plus, des compagnies nationales turques comme Soyuzneftegaz ont décroché de juteux contrats d’exploitation des réserves d’hydrocarbures syriens pendant les prochaines décennies et Moscou espère bien participer au processus de reconstruction du pays que, pourtant, sa propre aviation a contribué à détruire par ses pilonnages systématiques des secteurs rebelles. Cette conjonction de facteurs fait pratiquement de la Syrie une affaire de sécurité nationale aux yeux du président Vladimir Poutine.

Tout cela nous porte à conclure que la Russie est le seul acteur international susceptible d’imposer une solution politique au conflit syrien, solution qui, de toute évidence, ne sera pas équitable et impliquera la perpétuation de Bachar el-Assad au pouvoir

La Russie ne s’est pas contentée d’intervenir militairement. Elle a aussi parrainé les pourparlers d’Astana. Là où avait échoué l’ONU, Moscou a remporté certains succès, comme l’implantation de zones de désescalade qui, malgré plusieurs violations, ont contribué à apaiser le conflit. Elle a de plus réussi à faire en sorte que l’Iran et la Turquie, deux acteurs majeurs de la région qui ont déployé des troupes sur le territoire syrien, secondent cette stratégie et parrainent les conversations qui se sont tenues dans la capitale kazakh. Le 22 novembre 2017, le sommet de Sotchi a bien montré la convergence de vues de Moscou, Téhéran et Ankara au sujet de la feuille de route établie pour mettre fin au conflit syrien.

De plus, la Russie entretient d’étroites relations avec Israël, dont la principale priorité est d’éviter que l’Iran ne dispose d’une présence militaire permanente chez son voisin. Si bien que Tel Aviv a lancé de fréquentes attaques contre les bases de la Garde républicaine et sur ses arsenaux. De fait, la Russie souhaiterait limiter l’influence iranienne sur la Syrie de l’après-guerre afin de se rapprocher des pétromonarchies du Golfe et notamment de l’Arabie saoudite, le principal rival régional de l’Iran, dont la contribution financière pourrait être déterminante pour le processus de reconstruction. Poutine sait parfaitement que, pour que la paix russe réussisse, il a besoin du soutien d’Israël mais aussi des États-Unis, dont les intérêts devront être pris en compte. Les deux grandes lignes rouges de Moscou sont le maintien d’Assad au pouvoir et la préservation de l’intégrité territoriale syrienne. Tout le reste est négociable.

Le grand jeu régional

Le grand perdant d’une éventuelle paix russe pactisée avec les États-Unis et Israël pourrait bien être l’Iran. Tout comme la Russie, le régime iranien a décidé d’intervenir militairement en Syrie pour tenter d’éviter la chute de Bachar el-Assad, son allié stratégique. La survie du président syrien est une condition essentielle pour préserver la principale voie d’approvisionnement vers le Hezbollah, le parti-milice chiite libanais qui est l’un des proxies de Téhéran. La Syrie est donc un élément clé de l’arc chiite qui s’étend de Téhéran à Beyrouth et passe par Bagdad et Damas. D’après la politologue française Fatiha Dazi-Héni, « pour Téhéran, la Syrie est un front important de son conflit géostratégique avec les États-Unis, de la guerre froide avec l’Arabie saoudite et d’une guerre contre les salafistes et les groupes associés à Al-Qaïda, dont la haine des chiites est bien connue. Téhéran perçoit la chute du régime Assad comme un mouvement adverse susceptible de mettre fin au Hezbollah et à la République islamique elle-même[2] ».

Ces huit dernières années, l’Iran a apporté à Bachar el-Assad un soutien politique, économique et militaire. Cette aide a été vitale pour ce dernier car elle l’a maintenue au pouvoir, dans un climat de contestation interne accru. Outre qu’il lui a concédé plus de 7 milliards de dollars sous forme de prêts (dont la moitié liée à l’achat de brut), Téhéran a mobilisé le Hezbollah et d’autres milices chiites irakiennes, afghanes et pakistanaises, qui ont été entraînées et armées par la Garde républicaine iranienne. Cette situation a conduit Riad Hijab, dirigeant de l’opposition et ancien Premier ministre syrien, à déclarer : « la Syrie est occupée par le régime iranien. La personne qui dirige le pays n’est pas Bachar el-Assad, mais Qasem Suleimani [responsable de la brigade Al-Quds iranienne][3] ». De fait, l’une des principales conditions imposées par l’Administration Trump pour lever les sanctions imposées à l’Iran est que ce pays cesse d’intervenir en Syrie, en Irak, au Liban et au Yémen à travers ses proxies.

La crise économique que traverse l’Iran suite au rétablissement des sanctions l’a contraint à geler son soutien économique à Bachar el-Assad, ce qui a permis à Moscou de renforcer sa position au détriment de Téhéran. De fait, l’agenda extérieur iranien s’est recroquevillé au profit de l’agenda domestique, qui domine désormais la politique iranienne, puisque la priorité est de minimiser les dommages que les sanctions infligent à l’économie iranienne. L’inflation galopante, la dévaluation du rial et le manque de devises ont accentué le mécontentement de la population face au régime iranien, qui a choisi de reprendre son programme nucléaire et l’enrichissement de l’uranium au niveau qui précédait le pacte signé avec le G5+1.

Le coût de l’intervention iranienne dépasse donc largement les bénéfices récoltés jusqu’à présent. Téhéran espère que la fin de la guerre lui permettra non seulement d’établir des bases militaires permanentes sur le territoire syrien, mais aussi de rentabiliser les juteux contrats passés jusque-là, parmi lesquels on citera la concession d’une nouvelle compagnie de téléphonie mobile et l’exploitation des mines de phosphate de Palmyre sur une durée de 99 ans. Plus incertaine paraît la perspective de construction d’un oléoduc de 1 500 kilomètres allant jusqu’au port méditerranéen de Banias et destiné à exporter le brut iranien, surtout dans un contexte de rétablissement des sanctions et d’effondrement de l’économie iranienne. La présence militaire américaine dans le nord-est du pays constitue une menace pour tous ces projets. En outre, ces derniers mois, la Russie a accompli des avancées significatives en vue de limiter l’influence iranienne en Syrie, avancées que l’on peut interpréter comme une tentative indéniable de se rapprocher des pétromonarchies du Golfe pour faire en sorte qu’elles consentent à participer à la reconstruction du pays.

La crise économique que traverse l’Iran suite au rétablissement des sanctions l’a contraint à geler son soutien économique à Bachar el-Assad, ce qui a permis à Moscou de renforcer sa position

Il faut inclure le « bloc » sunnite parmi les grands perdants du conflit syrien. Ce bloc hétérogène, dont font partie la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats, semble avoir définitivement jeté l’éponge et s’être résigné au maintien au pouvoir de Bachar el-Assad. Pendant les huit ans de guerre, la rivalité entre les membres de ce bloc a contribué à affaiblir l’opposition syrienne, éclatée en une myriade de formations dont la survie dépendait directement de l’aide économique reçue des pétromonarchies du Golfe. Aux moments les plus forts de la guerre, on a pu compter plus de mille formations rebelles différentes. Chacune dépendait de son parrain respectif et de ses stratégies particulières.

L’intervention de l’Arabie saoudite dans la guerre de Syrie répondait, elle, au besoin de freiner l’influence régionale de l’Iran, mais aussi de stopper net les prétentions de changement venues du printemps arabe. Il convient de rappeler ici que, suite aux attentats du 11-Septembre, les interventions militaires des États-Unis au Moyen-Orient ont coûté cher à l’Arabie saoudite. En effet, le renversement des talibans en Afghanistan et de Saddam Hussein en Irak a principalement profité à l’Iran, qui s’est vu débarrassé de deux de ses principaux rivaux régionaux. La chute de Bachar el-Assad permettrait donc à Riyad de récupérer une partie du territoire perdu et, au passage, de mettre fin à l’influence iranienne sur la politique libanaise par le biais de son parrainage du Hezbollah.

L’effet domino issu du printemps arabe a aussi été perçu avec crainte par l’Arabie saoudite. Les demandes de libertés, de démocratie et de justice sociale ont été considérées par Riyad comme autant de menaces contre l’existence même de la monarchie saoudienne. Les vastes mobilisations populaires du Bahreïn ont été énergiquement réfrénées par l’envoi de troupes destiné à soutenir la dynastie des Al-Khalifa. Cela n’a pas empêché l’organisation de manifestations au sein de la population chiite saoudienne. Elles ont été réprimées par l’exécution de leurs organisateurs.

L’Arabie saoudite a réagi à l’interventionnisme croissant de l’Iran au Moyen-Orient par une intensification du sectarisme à l’intérieur et à l’extérieur du royaume. Au plan intérieur, le régime saoudien a accentué ses politiques sectaires afin de « supprimer les appels internes au changement politique, isoler la minorité chiite et retarder la mobilisation islamiste[4] ». Son objectif n’était autre que de diviser la population par le sectarisme et, notamment, de souligner l’écart confessionnel entre la majorité sunnite et la minorité chiite. Au plan extérieur, l’Arabie saoudite a tenté de rallier la Ligue arabe et la Conférence islamique à sa thèse, mais n’est pas parvenue à établir une coalition militaire sunnite disposée à tenir tête à l’Iran.

Devant l’échec de l’option militaire en Syrie, le bloc sunnite s’est vu contraint de revoir sa stratégie et a entrepris de normaliser ses relations avec Bachar el-Assad dans l’intention de l’écarter de l’Iran. Ainsi, les Émirats arabes unis et le Bahreïn ont rouvert leurs ambassades à Damas, la Jordanie a repris ses échanges commerciaux par le point de passage de Nasib, le Qatar a rétabli ses vols directs, l’Égypte a reçu le puissant chef des services de renseignements syriens, Ali Mamluk, et le ministre des Affaires étrangères omanais s’est entretenu avec le président syrien. Tous ces mouvements ont été accompagnés d’un intense débat autour de la pertinence ou non de réadmettre la Syrie au sein de la Ligue arabe. Cette possibilité remporte de plus en plus d’adhésions, entre autres celles du Liban, de l’Irak, de l’Égypte, du Soudan et de l’Algérie. Comme d’habitude, c’est l’Arabie saoudite qui aura le dernier mot. Il est plus que probable qu’une décision de cette envergure fera au préalable l’objet d’une consultation auprès de l’Administration Trump et qu’une tentative de la conditionner à une réduction de l’influence iranienne sur la Syrie d’après-guerre se produise.

Cette analyse resterait incomplète si elle n’abordait pas la position de la Turquie, que ses erreurs de calcul ont obligée à faire de fréquentes embardées par rapport à sa stratégie. La Turquie est l’un des premiers pays à être intervenus en Syrie et c’est probablement l’acteur qui a payé le plus cher son implication dans le conflit, en raison de l’arrivée de trois millions de réfugiés sur son territoire, de l’intensification du conflit kurde et d’attentats terroristes contre le secteur touristique, mais aussi en raison de ses démêlés avec la Russie et les États-Unis au sujet de la stratégie à suivre en Syrie[5].

Devant l’échec de l’option militaire en Syrie, le bloc sunnite s’est vu contraint de revoir sa stratégie et a entrepris de normaliser ses relations avec Bachar el-Assad dans l’intention de l’écarter de l’Iran

Au cours de ces huit années, la position d’Ankara a évolué : si au début elle réclamait la tête d’Assad, elle se contente désormais de l’établissement d’une zone de sécurité autour de la ligne frontalière, le but étant d’éviter que la frontière soit contrôlée par les milices kurdes du PYD. Aujourd’hui, la principale priorité du président Erdogan est d’empêcher la création d’un État fédéral où le Rojava bénéficierait d’une pleine autonomie. Pour tenter de contrebalancer le poids croissant du PYD, Ankara a lancé deux opérations militaires, Branche d’olivier et Bouclier de l’Euphrate. Celles-ci lui ont permis de prendre le contrôle de Jarablous, d’Azaz et d’Afrine. Là, ses alliés locaux ont appliqué une campagne systématique de « rapatriement » de la population kurde et de « reconfiguration ethnique du district kurde » moyennant l’arrivée de milliers de déplacés arabes sunnites, dont certains viennent d’anciens fiefs rebelles[6].

Le conflit syrien est devenu un otage de la géopolitique régionale. Aujourd’hui, le seul acteur en mesure d’imposer un accord est la Russie

Ankara s’est progressivement éloignée de Washington et s’est mise à chercher, en coordination avec Moscou et Téhéran, une issue négociée au conflit syrien moyennant les pourparlers d’Astana. En septembre 2018, la Turquie et la Russie signaient un mémorandum pour l’installation d’une zone démilitarisée à la frontière qui sépare les provinces de Hama, Alep et Idleb. Cette zone existe toujours, malgré les nombreuses violations commises de toutes parts. Le principal atout de négociation turc est sa présence militaire sur la zone frontalière et son alliance avec plusieurs formations rebelles qui gravitent autour du Front de libération nationale. Néanmoins, sa position s’est affaiblie à mesure que ses alliés locaux perdaient du terrain. Par ailleurs, son affrontement avec les YPG a déclenché plusieurs accrochages avec l’Administration Trump. Si bien que sa seule possibilité de voir ses intérêts pris en compte dans la Syrie d’après-guerre est justement celle d’une paix russe qui respecterait l’intégrité territoriale syrienne et restaurerait l’État centralisé sans offrir de concessions d’importance à la minorité kurde.

Une paix russe ?

Le conflit syrien est devenu un otage de la géopolitique régionale. Aujourd’hui, le seul acteur en mesure d’imposer un accord est la Russie, au prix d’un immense effort, cependant. En effet, une paix russe devra tenir compte des intérêts des principales puissances présentes dans le pays. Pour Moscou, il est indispensable que cet accord blinde Bachar el-Assad et garantisse l’intégrité territoriale syrienne. L’Iran, pays dont la position a reculé en raison du rétablissement des sanctions commerciales, partage ces exigences. La Turquie pourrait consentir à normaliser ses relations avec le régime syrien s’il s’engage à neutraliser les milices kurdes et à mettre fin à l’autonomie du Rojava. Enfin, la paix russe devra avoir l’approbation des États-Unis et d’Israël, qui, eux, réclament la fin de la présence militaire iranienne. S’il parvient à satisfaire les exigences d’acteurs aussi hétérogènes, Poutine aura résolu la quadrature du cercle.

Notes

[1] « We can save many, many, many lives by making a deal with Russia having to do with Syria », The Independent, 11 novembre 2017 : www.independent.co.uk/news/world/americas/us-politics/donald-trump-russia-probe-vladimir-putin-apec-summit-vietnam-manafort-us-election-a8049571.html

[2] Fatiha Dazi-Héni, « Arabie saoudite contre Iran : un équilibre régional du pouvoir », Awraq, nº 8, 2013, p. 24.

[3] Al-Arabiyya, 11 février 2013.

[4] Madawi Rasheed, « Saudi Arabia´s Domestic Sectarian Politics », Norwegian Peacebuilding Resource Centre Policy Brief, août 2013.

[5] Meliha Benli Altunisik, « L’inflexibilité de la politique turque en Syrie », Annuaire IEMed de la Méditerranée 2016, p. 62.

[6] Ferhat Gurini, « Turkey’s Lack of Vision in Syria », Carnegie Endowment for International Peace, 26 février 2019 : https://carnegieendowment.org/sada/78450