Durant les révoltes et les révolutions dites du « printemps arabe », à partir de l’hiver 2010-2011, graffitis et fresques fleurirent sur les murs des pays concernés. Du fait de son histoire, le street art est intrinsèquement lié à la contestation de l’ordre public. Les graffitis et les tags sont généralement analysés comme le moyen d’exprimer une colère et une frustration, leur interférence dans la sphère publique symbolisant la déstabilisation et la perte de l’ordre social pour les gouvernements. Cet article tâchera de questionner les stratégies et la volonté d’impact du street art dans les pays du Moyen-Orient et du sud de la Méditerranée compte tenu des évènements politiques des dernières années.
Un moyen de s’exprimer librement et d’aller à l’encontre de la censure
Pour de nombreux street artistes interrogés sur le rôle des graffitis au cœur des révolutions, la question de la liberté d’expression est essentielle. Dans des pays où la censure politique empêche toute transmission d’informations en contradiction avec le discours hégémonique, les graffitis sont un recours efficace. Par exemple, durant la première Intifada en Palestine, le gouvernement israélien contrôlant et censurant les médias, les partis politiques palestiniens communiquaient au moyen de graffitis sur les murs de la ville.
Dans les gouvernements autoritaires, le maintien de l’éthos des dirigeants politiques et de l’ordre dans l’espace public est essentiel. Ainsi, le pouvoir investit très fortement l’espace public au moyen de portraits grandeur nature de ses dirigeants. Par exemple, en Égypte, des portraits du président Hosni Moubarak ou en Tunisie, de Ben Ali. La contestation du pouvoir se fait alors intuitivement par le détournement et la dégradation de ces portraits, citons en Tunisie, l’artiste JR qui a déchiré des affiches représentant Ben Ali pour les remplacer par des portraits de Tunisiens lambdas.
La censure de l’État n’a pas toujours l’effet escompté et peut parfois projeter sur le devant de la scène des sujets que le gouvernement aurait préféré passer sous silence. Par exemple, au Caire, le 26 mai 2011, l’artiste Ganzeer fut arrêté par la police pour avoir diffusé une affiche devenue connue sous le nom de « masque de la liberté » (figure 1). Les policiers ne sachant pas quoi faire de lui, et l’information de son arrestation étant devenue virale sur twitter (#freemohamedfahmy), l’artiste fut libéré. Son arrestation eut l’effet escompté opposé, le propulsant sur le devant de la scène du street art cairote.
Figure 1
Un outil de dialogue
Les révolutions du « printemps arabe » ont également été appelées « révolutions Twitter », « révolutions Facebook » ou encore « révolutions 2.0 » du fait de leur forte mobilisation sur Internet et les réseaux sociaux. Néanmoins, toute la population n’ayant pas accès à Internet, le street art s’est imposé comme un moyen de toucher tout le monde et d’être intelligible par toute la population, instruite ou analphabète, du conducteur de taxi au cadre et du touriste au vendeur de pain.
Au cours de la révolution égyptienne de 2011, faire interagir la population et entamer une conversation entre Égyptiens faisait partie des objectifs premiers des artistes peignant les murs de la rue Mohamed Mahmoud et de la place Tahrir. Les artistes de la révolution égyptienne de 2011 cherchaient avant tout à provoquer une réaction, qu’elle soit positive ou négative, afin de lancer un débat et une remise en question du statu quo. En avril 2014, dans un entretien avec Rounwah Adly Riyadh Bseiso, El Zeft, un street artiste égyptien, il expliquait que « le street art crée des questionnements et des discussions ».
Tank versus vélo, fresque emblématique de la révolution égyptienne, est un bon exemple du « dialogue » initié par l’art entre différents acteurs (figure 2). La fresque, non sans rappeler la photo iconique d’un homme bloquant l’accès aux tanks sur la place Tiananmen en juin 1989, est une critique compréhensible par tous de l’oppression exercée par le gouvernement sur le peuple égyptien : un tank face à un jeune garçon à vélo portant un plateau de pain sur la tête. Demeurée intouchée pendant un certain temps, la fresque, initialement réalisée par Ganzeer avec l’aide d’une vingtaine de volontaires, est devenue le centre d’une bataille politique. Des militants du Conseil suprême des Forces armées ont effacé certaines parties de la fresque et, tout en laissant le tank, ont repeint par-dessus des slogans. Suite au massacre des manifestations coptes d’octobre 2011 à Maspero, d’autres artistes ont repeint la fresque en ajoutant des mares de sang et des gens se faisant écraser par le tank. Ainsi, en fonction des événements, quelque chose de nouveau était ajouté, jusqu’à ce que la fresque soit complètement effacée en juin 2013.
Figure 2
Une manière de se réapproprier l’espace public
Le street art, en plus d’être un moyen de communication et de révolte, est également un moyen pour la population de se réapproprier l’espace public. À travers le street art, le peuple reconquiert les thèmes artistiques et politiques initialement réservés à une élite dans la sphère privée ‒ musée et institutions politiques ‒ par sa transposition dans un lieu public : la rue. Un bon exemple de cette réappropriation de l’espace est le groupe de street artistes tunisiens ZIT (Zombie Intervention Tunisie) mis en lumière dans le court-métrage de Dounia Georgeon. Après le départ de Ben Ali du pouvoir en janvier 2011, de nombreuses villas, les Trabelsi, ayant appartenu à sa famille élargie ont été abandonnées. Les Trabelsi ont été pillées et ne sont plus restés que leurs murs blancs, toiles parfaites pour les artistes désirant s’exprimer. S’il existait déjà une culture underground en Tunisie, la chute du régime de Ben Ali a offert plus d’opportunités d’expression pour le street art.
Une fonction mémorielle
Durant les affrontements entre les forces militaires et la population, de nombreux activistes, manifestants, artistes et autres citoyens lambdas ont perdu la vie. Les portraits de martyrs servent à rappeler le coût du renversement de ces dictatures ; c’est une manière de rendre hommage aux personnes qui ont donné leur vie pour ce combat. Selon Aya Tarek, une artiste originaire d’Alexandrie, le street art est une forme de documentation, un moyen de rappeler aux gens ce qui s’est passé. La rue Mohamed Mahmoud au Caire, recouverte de portraits de personnes mortes pour la révolution, est un lieu symbolique qui rend hommage à la mémoire de ces martyrs (figure 3).
Le thème du martyr est fondamental dans la mesure où les graffitis tiennent lieu d’archives à la mémoire des personnes victimes de la violence policière et étatique, peu importe leur âge ou leur sexe. Dans l’imaginaire du combat palestinien, le martyr joue également un rôle important dans la commémoration du sacrifice pour la cause nationale (figure 4).
Figure 3
Au Yémen, le street artiste Murad Subay peint pour dénoncer les violences et les destructions de la guerre. Dans une campagne intitulée « Les murs se souviennent de leur visages », Murad Subay s’est attaché à peindre les visages et les noms des personnes disparues au Yémen. Si la question de la contestation politique est fondamentale dans la production de street art, la dénonciation des injustices passe également par la création de portraits de martyrs.
Figure 4
Une réaffirmation de la langue et de la culture arabe
L’art de la calligraphie est un moyen artistique utilisé par de nombreux street artistes afin de reprendre le contrôle de la rue. Si certains préfèrent écrire en anglais afin de toucher un public plus international, l’arabe reste la langue de prédilection. EL Seed est un artiste franco tunisien qui travaille à la propagation de la culture arabe et d’un message de paix par la création de « calligraffitis », graffitis en calligraphie arabe (figure 5).
Figure 5
L’artiste égyptienne Bahia Shehab, quant à elle, choquée par la brutalité de la police durant les manifestations, a décidé de poster un millier de « non » dans les rues du Caire. Après avoir recueilli différentes formes de calligraphie arabe pour le mot « non » : « لا » (la), elle les a peints sur les murs au moyen de pochoirs. Par exemple, , les deux sabres forment un « لا » (figure 6).
Figure 6
Une réflexion sur les droits de la femme
D’autres thèmes, déjà présents dans le street art dans la région du Moyen-Orient, ont été mis en lumière durant les révolutions. En Égypte, par exemple, le sexisme a été dénoncé par des artistes comme les Mona Lisa Brigades ou Kaizer. Suite aux violences perpétrées à l’encontre d’une femme voilée, battue et dénudée par des soldats égyptiens sur la place Tahrir le 17 décembre 2011, Bahia Shebab a créé le pochoir d’un soutien-gorge bleu comme celui que portait la femme en question et l’a diffusé dans toute la ville. « La femme au soutien-gorge bleu » est rapidement devenue un symbole de la violence perpétrée à l’encontre des femmes activistes pendant la révolution. La figure 7 est un autre exemple de street art à visée féministe : sur la gauche, Alyiaa El Madhy, ayant posté une photographie d’elle nue sur son blog afin d’affirmer sa liberté d’expression et de contester les normes culturelles sexistes ; et sur la droite, Samira Ibrahim, qui luttait contre les tests de virginité réalisés sur les femmes activistes.
Conclusion
Les graffitis des révolutions arabes ont eu l’intérêt de mettre cet art sur le devant de la scène au Moyen-Orient, mais c’est un art qui existait avant et continue d’exister depuis. De la réaction instinctive de la population qui descend dans la rue pour se révolter contre un régime politique autoritaire à la création, suite à cette effervescence, d’un « art révolutionnaire », ces « printemps arabes » auront permis de réunir à la fois artistes et personnes ordinaires.
Si cet article s’est intéressé au street art autour des « printemps arabes », il est important de noter qu’il n’est pas à visée exhaustive et que les codes culturels en jeu dans le street art varient en fonction des artistes, des thèmes abordés, des pays et de leur situation politique.