Sous le signe du Sahara

Les leçons apprises de l’affaire Haidar devraient permettre au Maroc d’avancer dans la redéfinition administrative, politique et identitaire.

Bernabé López García

Le règne de Mohammed VI débuta sous le signe du Sahara. Mais pas seulement parce qu’il s’agissait de la principale hypothèque léguée par son père. Devenu une « cause nationale sacrée » qui avait conditionné toute la politique extérieure et intérieur des 25 dernières années du règne de Hassan II, à cause des énormes coûts militaires et civils, le Sahara, ou mieux, sa population, reçut le nouveau règne avec des émeutes, dont l’envergure conduisit le nouveau souverain à introduire des changements dans une gestion, qui avait été fondamentlament sécuritaire, du dossier. Ce fut le premier pas vers la privation de pouvoirs du ministre de l’Intérieur, Driss Basri, responsable de la politique appliquée dans la zone, et qui quelques mois plus tard serait destitué de ses fonctions. Les émeutes de septembre 1999 motivèrent la demande du roi au ministre de la Justice, Omar Azziman –qui avait reçu au pied de l’avion quelques jours auparavant l’exilé par excellence, Abraham Serfaty– d’effectuer une mission d’enquête au Sahara pour connaître de près la nature des événements et l’envergure de la répression. Cette mission, peu connue, ouvrit cependant la porte à une certaine libéralisation dans le territoire et fut le début de la normalisation – relative – avec le reste du territoire de ce que l’on appelait les « provinces du sud », réduisant leur condition de terre d’exception, soumise à un strict contrôle policier. Un exemple : jusqu’alors, les téléphones portables, présents dans tout le Maroc, n’avaient pas de réseau au Sahara.

Cependant, dans la presse et les écrits de certains analystes sociaux marocains au sujet des émeutes, l’idée se répandit que celles-ci n’étaient pas l’expression de revendications identitaires ou nationalistes, mais de simples révoltes sociales et étudiantes réclamant de meilleures conditions de vie et d’études. C’est là la version dominante sur toutes les protestations qui se sont produites au Sahara occidental jusqu’à l’heure, ce qui inclut l’un des moments les plus tendus, mai 2005, connu comme « l’Intifada sahraoui ». Une version pratiquement exclusive au Maroc où la sacralisation de l’intégrité territoriale cache le fait que le Maroc est un Etat pluriel, avec des identités diverses qui requièrent un cadre d’expression et de reconnaissance. Dix ans après l’intronisation de Mohammed VI, la question sahraouie gagne à nouveau l’actualité internationale avec la grève de la faim d’Aminatou Haidar après avoir été arbitrairement expulsée du Maroc et privée de sa nationalité marocaine (n’oublions pas que l’activiste sahraoui est née à Akka, une localité du Maroc désertique se trouvant sur le même parallèle que Sidi Ifni, à plus de 150 kilomètres de la frontière du Sahara occidental). Le nom d’Azziman, ambassadeur en Espagne après la crise de Persil et ses séquelles, réapparaît maintenant pour présider une Commission consultative de la régionalisation (CCR) chargée par le souverain de redéfinir territorialement le Maroc. Une commande liée, sans doute, à la question du Sahara puisque, tel que l’a signalé son président dans El Periódico de Catalunya, « le Maroc ne peut se maintenir les bras croisés en attente d’un accord avec le Polisario ». L’objectif principal de la Commission est de débattre et de proposer un modèle de régionalisation pour tout le pays permettant aussi d’avancer vers la concrétion de ce qui pourrait être l’autonomie du Sahara.

L’autonomie : une troisième voie

La question de l’autonomie a dominé la question du Sahara tout au long du règne de Mohammed VI. Elle l’était déjà quelques années auparavant quand elle s’est trouvée au centre des conversations maintenues entre le Polisario et le Maroc, comme en septembre 1996, lors d’une rencontre sans résultats entre la délégation sahraouie intégrée par Bachir Moustafa Sayed, Brahim Ghali et M’hamed Khadad et une délégation marocaine présidée par le prince héritier –aujourd’hui le roi– et dont le ministre de l’Intérieur de l’époque, Driss Basri, faisait partie.

Le Maroc, tel que le confirmait le prince Mohammed à ses interlocuteurs qui venaient de lui proposer « l’indépendance dans l’interdépendance », se trouvait « dans une phase de régionalisation. L’on ne sait pas jusqu’où peut arriver cette régionalisation ». Face à la requête de Bachir Moustafa Sayed au sujet du contenu que le Maroc donnait aux concepts de région et d’autonomie, le prince héritier précisa que les critères n’étaient pas encore fixés, mais que l’on pouvait attribuer les contenus que l’on souhaitait aux mots « région » et « autonomie ». La délégation sahraouie leur fit clairement comprendre que la deuxième désignation « sonnait mieux » que la première, mais le côté marocain ne s’efforça pas de doter de contenu aucune des deux offres. Cependant, on opta pour la régionalisation, concrétisée par la loi de 1997, qui, comme l’on sait, n’a aboutit nulle part, en dehors d’avoir divisé le pays en 16 régions administratives sans prérogatives d’autogouvernement. Le Sahara, de son côté, fut découpé en trois régions, dont deux emboitées à des provinces étrangères au territoire soumis au conflit. C’était là un signe manifeste du fait que la régionalisation était loin de la reconnaissance des identités ethniques ou politiques. La solution du problème, bien que lointaine, est passée par la voie des négociations et du dialogue entre les parties. En 1997, James Baker fut chargé par le secrétaire des Nations unies de rapprocher le Maroc et le Front Polisario. On percevait encore le référendum comme la sortie pour ce dernier, alors que le Maroc craignait de tout miser sur une même carte.

La mort de Hassan II et la révocation de Driss Basri à la tête du dossier saharien ouvrirent le chemin à ce que le nouveau monarque appella la « troisième voie » : une solution négociée. Il pria instamment le secrétaire général de l’ONU d’y adhérer, et celui-ci marqua dans son rapport d’octobre 2000 la seule voie vers une solution politique : la « restitution » par le Maroc d’une « autorité gouvernementale » pour les habitants du Sahara. Et il précisait bien : habitants et anciens habitants du territoire. Ce qui voulait dire qu’il fallait tenir compte – d’une façon ou d’une autre – non seulement des sahraouis originaires, mais des habitants de la région en question, que le Maroc avait introduit par dizaines de milliers sous prétexte de les identifier pour le référendum.

C’est ainsi que s’assirent les bases de l’ « Accord cadre sur le statut du Sahara occidental » présenté au printemps 2001 par Baker et qui proposait pour la première fois la création d’un gouvernement autonome pour le territoire auquel le Maroc devrait transférer certains pouvoirs. Le Maroc, peut-être sans s’apercevoir de ce que la proposition impliquait, accepta en principe, alors que le Front Polisario et l’Algérie s’y opposèrent fermement. C’est à ce moment là que le roi du Maroc pécha par optimisme en déclarant le 4 septembre 2001 à Charles Lambroschini, du Figaro qu’il avait « arrangé la question du Sahara », faisant ainsi une interprétation de la résolution 1359 favorable aux thèses marocaines, que le leader sahraoui Mohammed Abdelaziz a considéré tendancieuse.

Face à l’échec de l’Accord cadre, début 2003, Baker fit une nouvelle proposition de « Plan de paix pour la libre détermination des habitants du Sahara occidental », en nuançant et en élargissant les compétences que le gouvernement autonome pourrait exercer. Dans les deux projets, après une période provisoire d’exercice du gouvernement local par une Autorité du Sahara occidental élue, on procéderait à un référendum sur le statut définitif où tous les habitants du territoire, sahraouis ou non, voteraient. Mais, cette fois-ci, ce fut le Maroc qui refusa le Plan, craignant que l’impact qu’une propagande libre des indépendantistes au cours de la période provisoire puisse nuire l’avenir de la souveraineté marocaine.

Baker fut déçu par l’échec de ses efforts et il quitta ses fonctions. Suivait une période de stagnation, rompue par de nouveaux mouvements de protestation des étudiants sahraouis dans diverses universités marocaines, et ce que le Polisario a appelé « l’Intifada sahraouie » en mai 2005. Bien que cette fois-ci les revendications et protestations, ainsi que leur répression systématique, furent connues de l’opinion publique grâce à une plus grande transparence dans les médias et à la diffusion à travers Internet d’images et de vidéos, une fois de plus la partie officielle tenta de nier la nature politique de ce mouvement.

La futilité du CORCAS

Face à l’impasse manifeste des négociations, le Maroc tenta un mouvement en ressuscitant en mars 2006 une institution consultative créée il y a plus de 20 ans plus tôt par Hassan II et réactivée, sans succès, par Mohammed VI lors de son arrivée au trône : le CORCAS. A la tête de cette Commission des Affaires Sahraouies, on désigna le controversé Khalihenna Ould Rachid, ayant un passé lié aux dernières manœuvres coloniales de l’Espagne et plus tard à Hassan II, qui fit de lui le sahraoui de service par excellence. Mais le plus important de cette désignation c’est qu’elle révélait à quel point en 30 ans de conflit aucune élite sahraouie ne s’était développée avec une personnalité propre, capable de donner forme et de reformuler avec ses propres arguments le projet maro cain. Les membres du CORCAS furent désignés par le Palais, perdant ainsi l’opportunité d’installer un organisme représentatif rendant crédible le pas suivant que le Maroc effectuerait un an plus tard, en avril 2007 : la présentation devant les Nations unies de l’Initiative marocaine d’un statut d’autonomie pour le Sahara occidental. Ce que le terme « autonomie » pouvait signifier pour le Maroc était enfin concrétisé après plus de 10 ans d’un usage vide de sens. L’initiative fut présentée non pas comme un document fermé, à prendre ou à laisser, mais comme une proposition pour la négociation d’un statut d’autonomie accordé entre les parties, pouvant ultérieurement être soumis à un référendum des populations concernées. Mais il offrait plus de ce que le système constitutionnel autorisait, ce qui permis au Polisario de le délégitimer en le considérant peu crédible. Il servit néamoins de base, ainsi que la proposition que le Polisario présenta quelques jours après au secrétaire général de l’ONU, pour des conversations, initiées à Manhasset (USA) en juin, cherchant à rapprocher les positions et sur lesquelles le nouveau représentant du secrétaire général de l’ONU, Peter van Walsum, insista avec une certaine bonne foi initiale. Mais après plusieurs rondes de négociations infructueuses, le représentant déclara dans son rapport au secrétaire général l’inutilité de celles-ci, du fait de l’obstination des parties dans leurs positions de départ. Dans un entretien publié dans le journal hollandais NRC Handelsblad après son rapport controversé à Ban Ki-moon, où il considérait qu’il n’y avait aucune sortie possible au conflit, il soutenait qu’il fallait trouver une voie « réaliste » pour sa solution et il exprimait son refus d’être complice de négociations où il ne se passait jamais rien, puisqu’il considérait immoral d’accepter que de nouvelles générations d’enfants dussent grandir dans les camps de Tindouf, du fait de l’incapacité des dirigeants des deux côtés à trouver une solution. Sa suggestion « réaliste » d’exploiter le cadre qu’offrait l’initiative marocaine afin d’élargir les compétences de l’autogouvernement fut comprise par le Front Polisario comme une proposition de claudication, et il a ainsi demandé et obtenu sa démission. Le conflit est entré à nouveau dans une voie morte. Ceci a coïncidé avec la fin du mandat du président George W. Bush et avec une mise en attente dans de nombreuses affaires internationales. Finalement, en janvier 2009, un nouveau représentant a été désigné Christopher Ross, lequel a tardé toute une année pour obtenir que les parties se rencontrent de façon informelle à Armonk (USA), en février 2010, pour préparer une cinquième ronde de négociations. Une rencontre qui a conclu, une fois de plus, sans résultats.

La Commission pour la régionalisation avancée

Sur la scène marocaine, il y a eu certains signes d’une attitude différente dans la gestion du dossier sahraoui. Le nouveau Parti de l’Authenticité et la Modernité (PAM) formé par Fouad Ali El Himma, figure centrale dans les conversations de Manhasset et très proche du roi Mohammed VI, a désigné, lors de son congrès en mars, un sahraoui en tant que secrétaire général : Mohammed Biadillah, lié il y a trois décennies au Polisario, et devenu plus tard gouverneur de Salé et ministre de la Santé. C’était la première fois qu’un sahraoui occupait un poste à résonance nationale, ce qui pouvait être perçu comme un message vers l’extérieur d’intégration des « provinces sahariennes » dans l’ensemble du pays. Après les élections municipales de juin et celles indirectes pour la seconde chambre, le succès du PAM a conduit Biadillah à la présidence de la Chambre des conseillers en octobre 2009. Mais ce stratagème n’a pas donné la victoire au nouveau parti dans les municipalités du Sahara. Ce sont les notables sahraouis liés aux familles traditionnelles enrichies après la Marche Verte, les Ould Rachid, Youmani et Dirham qui, installés dans des partis historiques et s’appuyant sur l’exploitation des liens tribaux, ont relégué à un second rang le PAM au Sahara.

L’affaire Aminatou Haidar a fermé le cycle de cette première décennie du règne de Mohammed VI marquée par le signe du Sahara. La nervosité dans la gestion de la question du Sahara manifestée tout au long de 2009, du fait de l’intensification de la rivalité avec l’Algérie et de la stagnation des négociations, a marqué le discours consacré à la question du Sahara lors du 34ème anniversaire de la Marche Verte : le monarque a annoncé une « nouvelle dynamique » qui impliquerait la restructuration du CORCAS et des compétences de l’Agence de Développement du Sud, mais surtout « le redoublement de la vigilence et de la mobilisation afin de contrecarrer, avec la force de la loi, tout attentat contre la souveraineté de la nation ». Avec des attaques répétées aux « adversaires de l’intégrité territoriale » et en rappelant directement à l’Algérie ses responsabilités quant aux sahraouis de Tindouf, il a ouvert la porte aux excès de zèle dans l’interprétation de ses paroles qui ont donné bien lieu à l’affaire Haidar.

En refusant de reconnaître sa maroquinité, puisqu’elle se dit sahraouie, lors de son arrivée à l’aéroport de Laâyoune, comme défi aux paroles du roi lors de son discours (« On ne peut jouir des droits de la citoyenneté et les retenir à la foi en complotant avec les ennemis de la patrie »), Aminatou Haidar fut privée de sa nationalité et expulsée. L’on connaît la fin de ce bras de fer. Reste à voir si la démission du ministre de l’Intérieur et l’annonce de la création de la Commission consultative de la régionalisation, à la tête de laquelle se trouve Azziman, quelques jours avant le retour de l’activiste à Laâyoune, vont dans le sens de corriger la « nouvelle dynamique ». Il est vrai que la CCR fut déjà proposée lors du discours royal du 6 novembre 2008, mais elle a tardé plus d’un an à se réaliser. Reste l’espoir de voir que les leçons de l’affaire Aminatou, qui a beaucoup nuit à l’image du Maroc à l’extérieur, permettent que la CCR, malgré le peu de temps octroyé (six mois) pour mener à terme son travail, puisse faire l’examen sur l’identité multiple du Maroc et proposer une ébauche de la redéfinition administrative, politique et identitaire dont ce pays a besoin depuis longtemps.