L’évolution de la notion de société civile en Tunisie est très liée à la figure du sociologue et penseur Abdelkader Zghal (1931-2015). Ce chercheur infatigable était caractérisé par une démarche analytique tournée vers les débats scientifiques et par une extraordinaire capacité d’écoute de l’autre. Il a réfléchi sur les mutations sociales de la Tunisie contemporaine et les rapports entre individu et communauté au sein des sociétés arabes. Pour cela, il a utilisé des lectures d’auteurs comme Clifford Geertz ou Jürgen Habermas. L’itinéraire scientifique d’Abdelkader Zghal illustre ainsi l’évolution de la société civile tunisienne, qui a perdu avec sa mort un pionnier de la sociologie maghrébine.
La notion de société civile, produit de la pensée libérale occidentale des XVIIe-XIXe siècles est réintroduite dans le champ intellectuel et politique, à la fin des années 1970, à la faveur de la diffusion de l’idéologie des droits de l’homme. La Tunisie traverse, à l’époque, une période mouvementée de son histoire où s’opposent deux tendances issues du parti néo-destourien au pouvoir : les libéraux réclamant davantage d’ouverture politique et les fidèles au régime de l’État-parti autoritaire érigé après l’indépendance nationale. Le plébiscite de Bourguiba en tant que président à vie, en 1974, s’accompagne de l’exclusion des libéraux du parti néo-destourien qui se consolide autour de la figure charismatique de son leader historique, en monopolisant le champ politique et communicationnel. Le gouvernement adopte le libéralisme économique en ouvrant le marché à la concurrence, tout en limitant les libertés individuelles et publiques. Malgré la signature d’un « contrat social » par les partenaires économiques – patrons et représentants des fonctionnaires et des ouvriers –, les luttes s’exacerbent entre la Centrale syndicale et le gouvernement. Le bras de fer mène à l’affrontement et à la répression sanglante, suite à l’intervention de l’armée, des « émeutes du pain » qui se soldent, en ce jour du 26 janvier 1978, désormais baptisé « jeudi noir », par de nombreux morts et blessés. Pourtant, un compromis est scellé entre les différentes sensibilités politiques, avec la création, en 1977, de la Ligue tunisienne des droits de l’homme, la première en son genre dans le monde arabe. Néo-destouriens, libéraux, gauchistes, islamistes et nationalistes arabes acceptent de s’associer et de débattre des questions délicates comme la liberté de conscience en islam. La Ligue joue un rôle important dans la défense des libertés et elle est tolérée par le pouvoir qui laisse également une marge de liberté pour la presse d’opposition ( Errai, Démocratie, Le Phare). Néanmoins, ce n’est qu’avec la montée en puissance du Mouvement de la Tendance islamique qui conquiert les mosquées et l’université que le pouvoir bourguibien accepte le pluripartisme, en continuant l’exercice de son hégémonie sur l’administration et la vie publique. Dans la même logique, le pays continue d’être quadrillé par les cellules du parti destourien et par la police politique. Les intellectuels sont soit récupérés, soit marginalisés par le pouvoir enclin à la glorification du « chef historique » et à la « langue de bois », en dépit de l’esprit de modération dont il jouit à l’échelle internationale où l’image de la Tunisie est associée à un « paradis touristique ».
La démocratie est le combat de l’opposition contre un pouvoir qui revendique une légitimité historique issue du nationalisme et des réformes de l’État national axées sur l’émancipation des femmes, la planification familiale et l’éducation. Cette légitimité est de plus en plus grignotée par les violations continuelles des droits de l’homme et par le développement inégal au niveau social et également territorial. L’enjeu des luttes sociales et politiques est la succession du « combattant suprême », malade et vieillissant. Le pays renoue ainsi avec le syndrome khaldounien de la personnalisation qui mène à la perte du pouvoir et à la ruine progressive de la civilisation.
La démocratie est le combat de l’opposition contre un pouvoir qui revendique une légitimité historique issue du nationalisme et des réformes de l’État national axées sur l’émancipation des femmes, la planification familiale et l’éducation
C’est dans ce cadre politique balloté entre la continuité et la rupture avec l’ordre politique de l’État-parti articulé au surpouvoir personnel que le concept de société civile émerge dans le débat public tunisien, par le biais du discours intellectuel, de type libéral et opposant. Et ce n’est qu’à la faveur du « coup d’État médical » opéré par Ben Ali contre Bourguiba, en 1987, que le discours officiel s’approprie le concept dont il assure la diffusion médiatique, en tendant à récupérer l’opposition et à désamorcer les tensions héritées de « l’ancien régime ». Dès lors, le concept de société civile et l’idéologie des droits de l’homme qui lui sert d’armature deviennent un champ miné par excellence où s’affrontent, d’un côté, un pouvoir policier cherchant des soutiens internes et externes pour durer et, de l’autre, des associations ou des individus qui se réclament des droits de l’homme et dont les visions politiques ne sont guère dénuées de stratégies de positionnement dans l’échiquier politique. La question est de savoir comment les sciences sociales se sont appropriées le concept de société civile transformé par l’usage commun en « fourre-tout » ?
Jeune chercheur sociologue, je ne m’étais pas encore émancipé de l’esprit dogmatique de remise en cause systématique de l’idéologie du pouvoir, renforcé par l’idée marxiste ancrée dans l’esprit de ma génération, à savoir que l’idéologie est socialement déterminée. En tant que telle, elle exprime, selon la fameuse thèse de Karl Mannheim, les intérêts d’un groupe ou d’une classe sociale. Elle est une « fausse conscience » puisqu’elle traduit une image partiale et déformée de la réalité. C’est pour cela que j’avais, à l’instar de nombre d’intellectuels critiques, des réserves envers le concept de société civile et que je pensais que, par esprit de rigueur, ce concept ne pouvait être appliqué qu’aux sociétés démocratiques occidentales. Ceci dit, ne cédant pas à la tentation de « jeter le bébé avec l’eau de bain », je l’avais utilisé pour réfléchir sur la condition des intellectuels tunisiens, en montrant que la société civile était un projet émergeant et balbutiant en raison de l’extension du champ de l’État et des limites du pouvoir intellectuel oscillant entre hésitation et démission, sur fond de citoyenneté passive.
Abdelkader Zghal, un des pionniers de la sociologie tunisienne et maghrébine, avait une autre vision de la société civile. En relisant ses textes vingt ans après, je me rends compte de la pertinence de ses réflexions et de l’intérêt de son approche qui gagnerait à être mieux connue, discutée et approfondie. En lui rendant hommage au lendemain d’une disparition qui laisse un vide dans le champ des sciences sociales du Maghreb, je saisis l’occasion pour souligner son apport à l’analyse de la société civile ainsi que le parallèle entre la notion de société civile et celle de compromis historique qu’il a aussi pertinemment réintroduite, ces dernières années, dans le débat public. Sa réflexion sur le compromis historique prit forme à l’occasion d’une rencontre organisée par le laboratoire d’études maghrébines Dirasset, en 2014, en reprenant un projet de recherche proposé par le sociologue Mohamed Nachi autour du compromis conçu comme pratique démocratique et mode de régulation axés sur la construction politique de la différence permettant de vivre ensemble, en s’acceptant en tant qu’individus et groupes appartenant à une société différenciée, pluraliste et commune. À ce propos, Nachi distingue entre le compromis défini selon le sens commun de négociation entre des intérêts opposés et le sens analogique du compromis qui suppose un type de relation politique et éthique entre deux pôles antinomiques.
L’analyse opérée par Abdelkader Zghal se situe dans une « archéologie du savoir » au sens de Foucault ou une « structure des révolutions scientifiques » au sens de Kuhn, qui pointe les moments de rupture dans l’usage des mots et des concepts, en leur donnant un sens nouveau
Proche de cet esprit de distinction entre les deux sens qui peuvent être rapprochés au sein du même concept de société civile, l’analyse opérée par Abdelkader Zghal se situe, non pas dans une démarche de reconstitution historique des concepts européocentristes, qui est la démarche classique des sciences sociales tendant à l’universalisation et à la rigueur dans une perspective d’histoire linéaire, mais plutôt dans une « archéologie du savoir » au sens de Foucault ou une « structure des révolutions scientifiques » au sens de Kuhn, qui pointe les moments de rupture dans l’usage des mots et des concepts, en leur donnant un sens nouveau. À la différence des autres chercheurs qui s’en tiennent à une démarche positiviste et succombent souvent au « piège du réalisme », pour reprendre l’expression de Raymond Boudon, consistant à confondre forme et réalité ou rationnel et réel, Zghal retient le mot en lui donnant « une nouvelle définition plus accueillante de la réalité arabe ». C’est de la sorte qu’il procéda avec les concepts de jeunesse, d’État et de société civile. Dans ce cas précis, la recherche s’est orientée vers l’analyse, d’une part, des péripéties du concept de société civile dans la pensée occidentale contemporaine et, d’autre part, les enjeux théoriques de l’usage de ce concept dans le discours politique tunisien et le discours sociologique arabe. Le discours politique tunisien révèle le sens nouveau pris par le concept de société civile, qui ne désigne plus les structures distinctes de l’État, mais plutôt les partis et les associations qui défendent les mêmes valeurs des libertés et des droits de l’homme. Le discours sociologique arabe traduit la crise du modèle développementaliste, laquelle crise se situe dans l’épuisement, à l’échelle universelle, du néo-marxisme et de la théorie de la modernisation. L’émergence du concept de société civile serait à situer dans le cadre de cette crise-là et du désengagement de l’État opéré à la fin des années 1970.
En posant la question de la circulation « transculturelle et transsociétale » du concept de société civile, Zghal rend compte des manières dont un concept est restitué dans une société historique donnée. Sa réémergence dans le monde arabe et, auparavant en Europe de l’Est, prend des formes différentes au point que l’opposition État/société civile ne garantit pas le contenu libéral et individualiste que recouvre le concept anglo-saxon de société civile. Il n’empêche que les tentatives de confondre les formes traditionnelles telles que recouvertes par le mot ahlî ne correspondent pas au contenu civil conféré par madanî. Néanmoins, les formes traditionnelles d’organisation ont elles-mêmes connu des bouleversements au niveau des relations entre individu et communauté et le « moderne » pourrait puiser dans le « traditionnel » pour acquérir une légitimité au sein des sociétés arabes issues de l’empire ottoman.
La réflexion sur ce genre de rapports, qui est au cœur du social et de l’historique, continue après l’an 2000 avec la lecture des textes de l’anthropologue Clifford Geertz et du sociologue-philosophe Jürgen Habermas. Pour Zghal, la « découverte tardive » de Geertz permet à la fois de repenser le paradigme fondateur de la sociologie tunisienne, qui était de type développementaliste, et de prendre en considération la dimension sémiotique de la culture pour saisir les rituels religieux en les analysant du « point de vue de l’indigène ». À ce titre, le foulard islamique traduit, à ses yeux, l’ambivalence constitutive de l’imaginaire des femmes, qui ont pris la décision de le porter pour se comporter comme des hommes dans l’espace public et l’ambivalence constitutive des élites politiques, qui ont pris la décision de l’interdire parce qu’il n’est pas conforme aux traditions nationales.
L’analyse des sphères publiques, où se déploient les voiles islamiques dont j’avais montré qu’ils tiennent d’un bricolage inédit, en rupture avec la tradition, et lié à la mondialisation induisant une identité plurielle et un pouvoir féminin ascendant, fut l’occasion de lire Habermas et de le découvrir au travers des lectures stimulantes initiées par et autour du sociologue Craig Calhoun qui dirigeait le Social Science Research Council (SSRC), lequel nous avait soutenu pour un projet de recherche comparative autour des sphères publiques dans trois pays de tradition étatique ottomane et islamique sunnite : la Tunisie, l’Algérie et la Turquie.
Le paradigme posthabermassien possède l’avantage d’ajouter à l’approche habermassienne des sphères publiques conçues comme espaces de débats liés à l’émergence et au développement des États-nations les dimensions ignorées par le sociologue allemand au moment de la rédaction de son ouvrage-référence, à savoir : la religion, les femmes et les mouvements sociaux, sans parler de la nouvelle sphère publique transnationale constituée par les nouveaux médias et réseaux sociaux.
Ce qui est remarquable, c’est que la notion de sphère publique est organiquement liée à celle de société civile au point que Habermas parle de « la sphère publique de la société civile bourgeoise » et l’analyse en Angleterre, en France et en Allemagne pour la période allant du XVIIe au XIXe siècle. C’est pour cela qu’il nous semblait important de la repenser pour les pays qui ont construit l’édifice étatique plus tard et qui ont une tradition qui n’est pas bourgeoise mais plutôt plébéienne, soumise au pouvoir du Makhzen, et récemment bouleversée par le phénomène de transformation subsumé sous le qualificatif générique de « révolution », qui ouvre un chantier formidable pour la recherche à condition d’en saisir la configuration par des outils d’investigation qui ne peuvent être ceux des XIXe et XXe siècles.
Enfin, la période actuelle de transition politique et « le dialogue national qui a mis fin à l’hégémonie politique d’Ennahda » qui a régné, au sein du gouvernement de la troïka (décembre 2011- décembre 2013), est l’occasion pour Zghal de réfléchir au compromis historique entre sécularistes et islamistes. L’extraordinaire vitalité de la société civile tunisienne, qui s’est révélée à l’occasion de l’occupation des places publiques et du rôle grandissant des quatre grandes organisations nationales (UGTT, UTICA, Association des avocats et Ligue des droits de l’homme), ont obligé les islamistes à céder les commandes de l’État à un gouvernement indépendant. Zghal qui n’intègre pas les islamistes dans la société civile – question qui demeure ouverte – pense que l’islamisme tunisien est en train de se « tunisifier » et que « le désir de pouvoir est le seul obstacle à la naissance d’une démocratie musulmane comparable aux démocraties chrétiennes ».
Autant la notion gramscienne de la société civile propose l’idée d’hégémonie idéologique avec ce qu’elle suppose comme distinction avec la domination exercée par la société politique et comme rôle actif des intellectuels, autant la notion de compromis historique neutralise l’hégémonie et la bipolarisation du champ politique.
En somme, le projet qui tenait à cœur au sociologue politique était celui de repenser la modernité en prenant des distances par rapport à l’expérience autoritaire et en proposant des jalons de réflexion pour une modernité démocratique sous forme de réconciliation nationale entre le projet moderniste et le projet islamiste.
Ce sont ces pistes de recherche et d’action citoyenne que l’itinéraire scientifique d’Abdelkader Zghal illustre au sein d’une réflexion nourrie, sur plus d’un demi-siècle, par la problématique axiale du politique conçu en tant que lien institué et instituant de la société.