Rihla et siyahas au Maghreb central et vers l’Orient au xviiie siècle : le cas du voyageur Hocine al-Wartilani (1713 – 1779)

Djamil Aïssani

Société savante Gehimab Bejaia et Centre national de recherches préhistoriques, historiques et anthropologiques

Tout au long de sa vie, le célèbre voyageur Hocine al-Wartilani (1713-1779) n’a cessé de visiter la Kabylie, ses villages et ses oulémas. Un beau jour, il entreprend son fameux périple. Arrivé aux alentours de Bejaia (Bgayet, Bougie, Bugia, Buggea), il accomplit le « petit pèlerinage » aux walis (saints) de la ville, station obligée et prélude au grand pèlerinage, au cours duquel il conduit une caravane. Ce voyage a duré plus de deux ans. Il affirme qu’il l’a entrepris « pour la purification de l’esprit », en compagnie d’un millier de ses compatriotes. Au Caire, il a rencontré le célèbre voyageur hindou Essa`bidi. Ce dernier, auteur du plus célèbre lexique du xviiie siècle, lui consacre une notice élogieuse et donne sa généalogie complète. C’est en 1768 qu’al-Wartilani a achevé la rédaction de son ouvrage Nuzhat al-Andhar fi Fadhl `Ilm at-Tarikh wal Akhbar, plus connu sous le nom de Rihla. Il renferme une masse de renseignements essentiels sur l’Afrique du Nord du xviiie siècle. Mais, ce récit de voyage est original à plus d’un titre. En effet, al-Wartilani avait déjà effectué le pèlerinage à La Mecque. Ici, outre ses « motivations spirituelles », sa mission est de conduire une gigantesque caravane. L’ouvrage contient donc des détails sur la vie en société tout au long du périple.


Les voyages scientifiques en Méditerranée

À l’époque médiévale, de nombreux hommes de science et hommes de religion ont entrepris des voyages à travers la Méditerranée. Ils ne sont pas considérés comme étant des « voyageurs » et n’ont pas rédigé de récits de voyages. Cependant, leurs écrits scientifiques (mathématiques, astronomie, etc.) contiennent des informations très précieuses, car les récits des voyageurs, tout comme la plupart des sources musulmanes, donnent rarement des renseignements directs sur l’histoire économique. Ces écrits sont donc très utiles pour compléter le schéma des directions commerciales. Ils sont d’autant plus précieux qu’ils complètent d’autres sources ou bien qu’ils sont complétés par elles.

Bejaia, une étape importante des itinéraires de voyage en Méditerranée

La plupart des voyageurs qui ont écrit sur Bejaia l’ont visitée : Muhammad al-’Abdari en 1289, Ibn Battuta en 1325, Khaled al-Balawi en 1336 (et en 1340), Abdel-Basit Ibn Khalil en 1464 (et en 1466), Abul-Hasan al-Tamqaruti en 1589, André Peyssonnel en 1724, Hocine al-Wartilani en 1765.

Originaire du sud-est de la Kabylie, Hocine al-Wartilani avait poursuivi ses études dans différentes zawiyas. Mais c’est Bejaia qui le fascinait

Pour ce qui est de l’époque médiévale, l’importance et la nature des données fournies varient d’un récit à l’autre. Cependant, l’image globale de la Cité est brillante aux yeux de tous les voyageurs. Pour ce qui est des « siècles obscurs du Maghreb » (c’est-à-dire, après le xve siècle), on constate que les voyageurs modernes occidentaux (Le Chevalier Laurent d’Arvieux, le docteur A. Peyssonnel, al-Hasan al-Wazzan ou Léon l’Africain) en faisaient une description générale naturelle et humaine. La ville était protégée par les hauteurs et tournée vers la mer. Toutefois elle n’était pas isolée de l’espace terrestre. Au contraire, nos voyageurs montrent qu’elle était bien reliée au reste du Maghreb, au Machrek et au Pays du Soudan vu qu’elle était située sur l’axe est-ouest et l’axe nord-sud passant par Constantine et Biskra (Aïssani, 2008).

Al-Wartilani et al-Tamaqruti : la vie religieuse et la spiritualité

Par contre, et toujours pour la période moderne, les deux voyageurs maghrébins al-Tamqaruti et al-Watilani n’avaient pas les mêmes préoccupations. Ils se sont surtout intéressés à la vie religieuse et aux walis (saints). Originaire du sud-est de la Kabylie (Béni Ourtilane, wilaya de Sétif), Hocine al-Wartilani avait poursuivi ses études dans différentes zawiyas. Mais c’est Bejaia qui le fascinait. Il ne tarit pas d’éloges sur la Cité. Il la considère comme une ville sainte et constate que « la science jaillit des cœurs de ses hommes comme jaillit l’eau de ses sources ». Il y passe « le ramadhan de chaque année, visant le Ribat et l’enseignement aux étudiants ». Il y loue essentiellement la science des oulémas, et s’émerveille en particulier de ce que « cinq cents jeunes filles à Bejaia ont appris la Moudawana1 et que celles qui connaissent Ibn al-Hadjib2 […] sont innombrables » (Wartilani, 1908). On constate ici l’intérêt particulier qu’accorde al-Wartilani à l’instruction des jeunes filles. Il a ainsi laissé un portrait de l’une de ses femmes, Awicha : « une pure-sang, libre, auguste, généreuse, bonne, distinguée, noble et lettrée ; elle connaissait environ le quart du Coran par cœur et quelques litanies, entre autres la Wadhifa de Cheikh Zarruq3 et une partie de la Risala d’Ibn Abi Zaid4 » (Wartilani, 1908 ; 529).

Voyages, géographie et Rihla

Dans les années 1970, les spécialistes d’histoire économique avaient mis en avant l’importance des réseaux, notamment commerciaux, dans la structuration de l’espace islamique (Dejugnat, 2017). À la même période, Marshall G.S. Hodgson proposait une relecture de l’histoire du « Moyen Âge musulman tardif » (xiiie -xve siècles), en mettant plutôt en avant l’importance des circulations de savants, de lettrés et de soufis dans le devenir de l’islam (Dejugnat, 2017). En particulier, Dejugnat propose de réinsérer ces récits de voyage dans le cadre d’une pratique lettrée, le voyage en quête de savoir, qui joua un rôle crucial dans la structuration du monde musulman bien avant le xiiie siècle. La pratique lettrée du « voyage en quête de savoir » (Rihla fi Talab al-`Ilm), appelée « voyage vers l’Orient » dans l’Occident musulman, constituait un rouage nécessaire au fonctionnement d’un système de transmission du savoir fondé sur le contact direct et l’écoute (Sama`) des maîtres. Rentré chez lui, muni des indispensables idjaza (diplômes), l’étudiant était investi, à l’issue de cet itinéraire d’apprentissage, d’une autorité nouvelle et pouvait incorporer le milieu des oulémas (Dejugnat, 2017).

La grande route caravanière que suivaient aussi bien les pèlerins que les marchands maghrébins traversaient toute l’Afrique du Nord en partant du sud marocain pour aboutir au delta du Nil

Au xviiie siècle, rares étaient les pèlerins qui optaient pour le voyage maritime. En effet, il comportait trop de risques en raison de l’état rudimentaire de la navigation et de l’insécurité qui régnait en Méditerranée. La grande route caravanière que suivaient aussi bien les pèlerins que les marchands maghrébins traversaient toute l’Afrique du Nord en partant du sud marocain pour aboutir au delta du Nil. Cet itinéraire qui constituait une voie essentielle de communication entre les différentes parties de l’Afrique du Nord, était sans doute imposé à la fois par l’orographie du pays et l’utilisation du chameau comme principal moyen de locomotion (Hadj-Sadok, 1951).

Al-Wartilani, sa vie, ses voyages

La vie d’al-Wartilani

Al-Wartilani est l’une des figures emblématiques de l’Algérie du xviiie siècle. Il appartient à la tribu des Ath Ourtilane (sud-est de la Kabylie, aujourd’hui dans la wilaya de Sétif). Ses biographes le présentent comme charif (noble, descendant de Mahomet). La baraka lui sera donc reconnue à titre héréditaire (HadjSadok, 1951). Tout jeune, il a commencé par fréquenter l’école coranique locale. Il y apprend les soixante Hizeb du Coran, puis va par la suite transiter d’une zawiya à l’autre en quête de savoir (droit musulman, Fiqh — jurisprudence, grammaire, mathématiques, sciences religieuses…), pour devenir `Alem (c’est-àdire, savant) tout comme son grand-père et son père auquel il succédera plus tard. Mais, il va se spécialiser dans le soufisme (`Ilm at-Tassawuf), car cette discipline l’attire par vocation.

Dans sa région, il va occuper un rang social éminent. En effet, c’est un savant issu d’une famille de savants et il dirige une importante zawiya. À la suite de leurs études, plusieurs de ses anciens élèves vont occuper des postes privilégiés (cadi, mufti, caïd…). C’est pourquoi quand il se déplace, il est partout bien accueilli et honoré. Ainsi, il passe tous les ans le mois de Ramadhan à Bejaia durant lequel il assure un cours très fréquenté de théologie et de soufisme (Wartilani, 1908 ; 13). La nouvelle de son départ pour La Mecque attire une foule qui lui souhaite bon voyage.

Bir Slem, le puit de la paix, lieu de passage des pèlerins à Bejaia (Djamil Aïssani).

Ses voyages : Siyahas (au Maghreb central)

Dans la première partie de la Rihla, al-Wartilani rappelle les circonstances qui l’ont amené à accomplir une deuxième fois le pèlerinage à La Mecque (le hajj). On le voit cheminant à travers le sud du Constantinois et à travers la Kabylie. Partout, il rencontre des notables et des soufis, tous plus ou moins Ahl al-`Ilm wal Fadhl (gens de savoir et de mérite) (Hadj-Sadok, 1951). En particulier, il aime la Kabylie sans partage et il est fier des Kabyles dont la générosité, entre autres vertus, serait « inégalable » (Wartilani, 1908 ; 159). Hadj- Sadok résume bien la situation : « À chacun, il consacre un mot. Il leur demande de lui faciliter la réalisation de son projet de voyage et de veiller sur ses affaires dans ce monde et dans l’autre » (Hadj-Sadok, 1951). En effet, il avait remarqué que les oulémas et les walis (saints) de la Kabylie n’avaient pas suffisamment retenu l’attention des lettrés. C’est pourquoi il va essayer de recueillir le maximum de renseignements (manuscrits, légendes…).

Il aime la Kabylie sans partage et il est fier des Kabyles dont la générosité, entre autres vertus, serait « inégalable »

Avant de préparer son voyage vers La Mecque, al-Wartilani effectue plusieurs siyahas (voyages spirituels) à travers le Maghreb central. À l’ouest, il effectue la tournée des mausolées de Tlemcen (« Sidi Boumedienne, Cheikh Sanusi, l’imam Ibn Marzuk al-Hafidh commentateur d’al-Burda, l’imam Ibn Zekri, les fils de l’imam et les `Uqbani… » [Aïssani, 2019]). À l’est, c’est un pèlerinage qui le conduit à l’oasis de Sidi Khaled (Zab) en passant par Tolga et Ouled Djellal. Mais ce sont les deux tournées en Kabylie qu’il va décrire en détail.

En effet, les quatre-vingts premières pages de sa Rihla sont consacrées au rappel de ces siyahas. Il commence par le « pays des Zwawa » (la Grande Kabylie). De Dellys (Tadles alMahrousa), en passant par Tamoqra (visite du tombeau de Sidi Yahya al-Aydli, au sud-est d’Akbou), puis la Qal`a n’Ath Abbas (capitale de l’ancien sultanat des Ath Abbas et résidence de l’émir de la Medjana), où il visite le tombeau de Sidi Abderrahmane. Pour le retour, il emprunte un autre itinéraire, qui le mène notamment à Béni Frawsen, patrie d’Ibn Mu`ti (mort en 1231), célèbre grammairien, auteur du traité al-Alfiyya. Il part enfin à Bejaia, en passant par Wad Bijaya (c’est-à-dire l’oued Soummam), Bir Slam (le puits de la paix) et la Cité. Il y réalise une tournée des walis (saints), en essayant de donner les informations qu’il a pu obtenir auprès des fidèles.

Rihla vers La Mecque

C’est bien après qu’il entreprend son fameux périple vers La Mecque. Il débute à partir du sud-est de la Kabylie (Béni-Ourtilane, Béni Hafedh, Béni Yaala, Zemmora, Wad Bou Sellam), puis le sud-est du Constantinois (Barika, Mdukal, Le Zab, Biskra…), le sud de la Tunisie (al-Khanga Sidi Nadji, Tozeur, Gabès…). Il pénètre ensuite en Tripolitaine et en Cyrénaïque : Tripoli, Misrata, Ma`atan Saluk (Benghazi), al-Tamimi (au bord de mer), jusqu’à Wadi-r-Ruhban, vallée habitée par des anachorètes chrétiens sur la frontière de l’Égypte. Pour la suite du voyage vers La Mecque, al-Wartilani se fonde sur la Rihla du voyageur Ibn Nasir (Berbrugger, 1948). En effet, ce dernier donne un itinéraire beaucoup plus complet, en dénombrant avec soin toutes les stations où la caravane s’arrête.

Au retour, il n’indique pas son itinéraire en Cyrénaïque, peut-être parce qu’il a égaré son carnet de notes. À Gabès, la caravane se sépare : une partie continue vers Tozeur, Nafta, Sidi Uqba, Biskra… tandis que l’autre partie, où se trouve al-Wartilani, se dirige vers Tunis. Elle passe par Sfax (ville ancienne fortifiée, grande mosquée — médersa, vergers, port), Sousse (grande ville fortifiée, port, vergers), Tunis (université de Zaytouna, cimetière d’az-Zallaj, Sidi Mahraz, as-Sayyida al-Mannubiyya, Bab al-Mnara, Bab as-Swiqa), Testur (bourg, presque une petite ville), El Kef (ville moyenne, à la limite de l’Algérie et de la Tunisie, grande forteresse, remparts ébréchés). De retour en Algérie, il passe par la ville de Constantine : une capitale pas trop grande entourée de remparts comptant trois portes : Bab al-Wad, Bab al-Jabiya, Bab al-Qantara et dotée d’une grande casbah, de plusieurs marchés (Suq), de cinq mosquées pour la prière du vendredi… Il affirme que l’une d’elles ressemble à la mosquée du Pacha à Tripoli. Il se pose alors la question : leur constructeur est-il le même ? (Hadj-Sadok, 1951).

Il a fallu attendre trois siècles après sa mort pour qu’une analyse approfondie de sa vie, de son œuvre et de son influence soit entamée

Il revient enfin dans « ses » territoires, notamment la région de Zemmora qui a toujours été un passage important pour les caravanes. Après avoir quitté les habitants de cette petite ville, et après avoir prié pour eux, al-Wartilani écrit : « Nous avons entamé la route d’Abi Khamis […], nous avons trouvé tous nos proches et amis qui nous attendaient, de nos régions et de Beni Yaala. Ils étaient très contents de nous revoir et de constater que nous sommes revenus parmi eux, que Dieu les garde sur sa voie et sur celle du Prophète. J’ai prié pour eux […] ». Il ne manque pas de visiter le mausolée de Sidi al-Djoudi alÀlami (xvie siècle) à Tiknitchout, qui se trouve aujourd’hui à la frontière entre les Zemmora (wilaya de Bordj-Bou-Arreridj) et les Ath Yala (Guenzet — wilaya de Sétif).

Ses œuvres

Al-Wartilani est l’auteur de plusieurs shuruh (commentaires), notamment de textes religieux et soufis. Mais seule la Rihla peut être considérée comme étant l’ouvrage qui a perpétué son action. Ses notes lors de ses siyahas (voyages spirituels) permettent de comprendre quels sont ses sujets d’études, ses méthodes d’investigation et sa démarche de rédaction. Pour ce faire, nous allons tout d’abord nous fonder sur son travail concernant le savant — soufi Yahya al-Aydli (mort en 1477) et la zawiya — Institut de Tamoqra (Haute vallée de la Soummam).

• al-Wartilani et Yahya al-Aydli Il existe très peu de sources concernant le wali (saint-savant) Yahya al-Aydli entre les xve -xviie siècles : une évocation dans l’introduction d’as-Sebagh, peut-être une brève notice d’un bio-bibliographe (as-Sakhawi). Il a fallu attendre trois siècles après sa mort pour qu’une analyse approfondie de sa vie, de son œuvre et de son influence soit entamée. C’est Hocine alWartilani (1713-1779) qui va être à l’origine de ce travail. En effet, il commence son fameux voyage par Tamoqra. Les cheikhs de la zawiya lui demandent alors d’écrire la biographie de Yahia al-`Aydli. Il trouve dans les archives des feuillets épars qu’il rassemble. Certains d’entre eux sont rédigés en langue berbère. Sur la base des feuillets retrouvés et de témoignages oraux, al-Wartilani va rédiger trois écrits : la Rihla, le Sharh al-Wadhifa et les Manaqib (wartilani, manuscrit) (Wartilani, 1908). Ces derniers vont permettre de tracer le portrait réel de Yahya al-Aydli, Wa mararna. Al-Wartilani le présente comme étant le maître (al-Shaykh), le saint vertueux (al-Wali al-Salah), le pôle manifesté (al-Qutb al-Wadhih).

• Son héritage spirituel : culte des saints et soufisme Al-Wartilani était devenu l’un des grands maîtres soufis de l’Algérie du xviiie siècle. Son parcours dans la Voie s’apparente beaucoup plus à celui de cheminant (Salik). Et son cheminement se fonde sur la conformité aux préceptes religieux. Ainsi, il affirme ceci : « La vérité (al-Haqîqa) est le cœur (Lubb) de la loi (al-Shari`a) et les autres choses ne sont qu’innovations blâmables » (Aïssani, 2008). Il mena une quête spirituelle à travers ses voyages. En particulier, il achève la rédaction de sa Rihla, en 1768, quelques années après le retour à Ath Smail (Grande Kabylie) de Sidi `Abderrahmane al-Guejtuli, fondateur de la tariqa Tarehmanite-Rahmaniyya (Aïssani, 2008). Son parcours va de la simple croyance à celui d’ouverture spirituelle (al-Fath) et de contemplation (Mushahada). Il a même atteint la station de pôle manifesté (Qutb wadhih). Concernant son rattachement à la Voie, il se lie à une chaîne initiatique multiple, une des spécificités du soufisme de l’époque ottomane, et à des maîtres des Turuq (confréries) : Qadiriyya, Shaduliyya, Khalwatiyya… Il se dit adepte de la Shaduliyya et autorisé à transmettre et à initier les novices dans la Voie Khalwati (cf. S. Bala dans Aïssani, 2008).

• Al-Wartilani et la localisation du tombeau du prophète Sidi Khaled Al-Wartilani a effectué à plusieurs reprises (notamment en 1765) un pèlerinage au Zab (sud du Constantinois) pour visiter le tombeau de Sidi Khāled (et la zawiya de Bentouis) (Aïssani, 2008). Le voyageur al-`Ayyachi l’avait précédé en 1661. Tous deux ont parlé avec éloges du mathématicien du Zab Abd al-Rahman al-Akẖari (1512-1574). Ils s’accordent à lui attribuer la divulgation de la mission de Sidi Khaled et la localisation de sa tombe, en appliquant sa fameuse « méthode de quadrature »5 (Gellens, 1990 ; Aïssani, 2019). Enfin, ils discutent la question de savoir si ce fut réellement un prophète (Aïssani, 2019). Un autre voyageur dont il sera question plus tard, à savoir Ibn Nasir ad-Dar`i, a également évoqué dans sa Rihla la découverte du tombeau de Sidi Khaled par alAkhari. Il a cependant exprimé des doutes sur la réalité de la venue d’un prophète dans le Zab.

Les colonisateurs cherchaient à ce moment à avoir le plus d’informations possibles sur le pays et ses habitants

Rappelons ici qu’Abd al Rahman al-Akẖari est l’un des rares mathématiciens maghrébins connus du xvie siècle. Son Naẓm al-Siradj fī ‘Ilm al-Falak, poème didactique rédigé en 1533, est l’un des plus répandus des traités de calendriers. Il y expose notamment sa «méthode de quadrature » (‘Ilm at-Tarbi` ) (Aïssani, 2008 et 2019).

La Rihla (Nuzhat al-Andhar)

L’ouvrage Rihla d’al-Wartilani s’intitule Nuzhat al-Andhar fi Fadhl `Ilm at-Tarikh wa al-Akhbar [Le divertissement des regards sur les mérites de la science historique et annalistique] (Wartilani, 1908).

Rédigé vers 1768, il sera édité à Alger en 1908 par Mohamed Bencheneb à la demande du gouverneur général de l’Algérie. En effet, les colonisateurs cherchaient à ce moment à avoir le plus d’informations possibles sur le pays et ses habitants. En 1934, W. Marçais faisait remarquer que cet ouvrage n’avait pas encore fait l’objet d’une étude complète et qu’il méritait que l’on en fasse une traduction partielle. C’est ce que fera Hadj-Sadok en 1952, en sélectionnant unique ment « ce qui est personnel à al-Wartilani » (Wartilani, 1908). L’édition de la Rihla est un gros volume avec cinq pages de hors-texte, 713 pages de notes de route et 105 pages de tables. Elle renferme une masse de renseignements essentiels sur le nord de l’Afrique du xviiie siècle. À cette époque, il n’y avait pas suffisamment d’informations sur la période ottomane à l’intérieur du pays. Comment vivait-on en Algérie, en Tunisie, en Tripolitaine ? Quel était surtout l’état politique économique et social ?

Étude des Sources

L’orientaliste Hadj-Sadok a réalisé, en 1952 une analyse critique de l’édition de Mohamed Bencheneb. Il constate qu’elle présente des lacunes dues probablement à la corruption des manuscrits utilisés (pour l’établir). Il énumère les termes déformés qu’il n’a pas été possible de redresser et qui défigurent bon nombre de phrases. Il constate que la table alphabétique des ouvrages cités « ressemble à un catalogue de librairie », avec la présence de toutes les branches des connaissances humaines : géographie, histoire, morale, philosophie, droit, sciences religieuses, littérature, grammaire… (Hadj-Sadok, 1951). Signalons ici que le manuscrit avait été lithographié à Tunis en 1321, avec des notes en marge par Salah b. Mhanna al-Qusantini (Hadj-Sadok, 1951).

Dès le départ, al-Wartilani indique ses principales sources : « je m’appuie avant tout sur la Rihla de notre maître et guide Sidi Ahmed Ibn Nasir al-Dar`i al-Ja`fari ». Il cite également certains historiens : l’auteur d’AlNubda al-Muhtaja fi Dhikr Muluk Sanhadja, celui du Mukhtassar al-Juman fi Akhbar Ahl az-Zaman, et l’auteur de Husn al-Muhadara fi Akhbar Misr wal-Qahira. À ce niveau, on peut faire les remarques suivantes : le traité d’histoire Al-Nubda al-Muhtaja d’Ibn Hammad (mort en 1230) n’est cité que deux fois sans nom d’auteur et d’une manière très brève. HadjSadok se demande si réellement al-Wartilani a lu ce livre. En effet, aujourd’hui, cet ouvrage est encore considéré comme perdu (Aïssani, 2019). Par ailleurs, certains ouvrages qui ont été amplement copiés pour la partie de la Rihla relative à l’Égypte et l’Arabie n’ont pas été exploités. Ainsi, sur cet itinéraire, al-Wartilani exploite à fond la Rihla d’Ibn Nasir. Certes, il évoque les Rihlas d’al-Abdari et d’al-Ayyachi, mais uniquement parce que ces dernières avaient été exploitées et reproduites par Ibn Nasir (Hadj-Sadok, 1951).

Hadj-Sadok se demande si réellement al-Wartilani a lu ce livre. En effet, aujourd’hui, cet ouvrage est encore considéré comme perdu

C’est à Biskra que l’itinéraire d’al-Wartilani rejoint celui d’Ibn Nasir. À partir de là, il reproduit, sans mesure, de longues pages du « maître des maîtres », qu’il appelle Cheikh Chuyukhuna. Hadj-Sadok constate que sur les quatre-vingts pages consacrées au parcours de Biskra à Tripoli, il lui en emprunte trente-huit. Cette proportion va en augmentant à mesure qu’il s’avance dans des pays de plus en plus inconnus de lui : description des lieux … (HadjSadok, 1851). En particulier, sur l’histoire et la géographie de Tripoli, du Jbal Nefusa, des pays de Barqa, al-Wartilani recopie de vieux renseignements qu’il reçoit de quatrième main. En effet, Hadj-Sadok a vérifié qu’Ibn Nasir les tient d’al-Ayyachi, lequel les emprunte à Muhammad ben `Ali (commentateur de la Chuqratisiyya), qui lui-même les tient d’alBakri (al-Wartilani, 1908 ; 219 et suivantes). C’est pourquoi Hadj-Sadok s’est limité à l’analyse de ce qui lui est personnel et a laissé de côté tous les renseignements copiés à longueur de pages sur les auteurs de Rihla d’histoire, de géographie ou de droit (Hadj-Sadok, 1951). Il conclut que « son apport est plutôt mince dans un aussi gros volume » (Hadj-Sadok, 1951).

Néanmoins, l’ouvrage contient une multitude de renseignements sur les routes et l’organisation des caravanes de pèlerinage ainsi que sur la situation politique, économique et sociale des pays traversés.

Caravanes, routes caravanières et voyage des pèlerins

En cette année 1766, le départ de la caravane vers La Mecque est annoncé, comme d’habitude, plusieurs mois à l’avance par le Cheikh ar-Rakb (le chef de la chevauchée) d’Alger. Des crieurs publics parcourent les villes et les villages. Al-Wartilani, qui avait déjà effectué le pèlerinage, est tenté pour plusieurs raisons, mais assurément « pour la purification de l’esprit ». Il se met donc en règle avec la loi religieuse. Il emmène avec lui ses deux épouses Awicha et Aïcha, son fils Ahmed, sa bru Fatima (qui n’est personne d’autre que la sœur d’Awicha). Il a pour montures cinq mulets (dont une mule pour lui-même).

Nous avons déjà évoqué les itinéraires terrestres des voyageurs en Afrique du Nord. Pour al-Wartilani et les pèlerins issus de Kabylie, l’itinéraire commence par Béni Ourtilane. De Zemmora, on se dirige vers Oued Bou Sellam pour en remonter le cours directement vers le Sud jusqu’à Aïn Oulmène (Colbert – Qasr atTa’ir). Il s’agit du point de rencontre de tous les pèlerins venant d’Alger et de Kabylie. De là, les pèlerins se dirigent droit sur Biskra pour prendre la grande route caravanière. C’est ici également qu’il y a conjonction avec les pèlerins venus de l’ouest, du centre et de l’est du pays (Mascara, Mazuna, Médéa, Blida, M’sila, Bouira, Annaba, Constantine, Zab…). Parmi eux, figurent de nombreux notables : al-Hadj Muhammed b. Maamar (beau-père du dey d’Alger), Sidi Abdelmoumen (cadi de Bejaia), Sidi Ahmed as-Seddik (précepteur du fils du sultan d’Alger), Sidi Muhammed b. Bukhtuch (sultan des Zwawa),… (al-Wartilani, 1908 ; 599 et suivantes). Toutes les conditions sociales sont représentées : hauts fonctionnaires, grands chefs de tribus, savants, paysans…« tous animés d’une foi ardente et d’une conviction religieuse profonde, décidés à affronter les sacrifices et les risques. Une prière à la Mecque ou à Médine vaut mille prières ailleurs » (Hadj-Sadok, 1951 ; al-Wartilani, 1908 ; 39). Chacun doit être conscient qu’il doit respecter une discipline de voyage (Adab as-Safr), être solidaire avec tous les pèlerins. La caravane est une société en marche avec une organisation propre. Elle est dirigée par un cheikh ou émir. La direction religieuse est assurée par le pèlerin le plus qualifié, qui fera office de mufti. De même, il y a un cadi qui rend la justice.

Al-Wartilani va assurer cette direction. Quand la caravane est en marche, il se tient avec des amis à l’arrière pour soutenir et encou rager les faibles. Quand elle s’arrête, il veille à la discipline nécessaire. À La Mecque, c’est lui qui guide les Algériens pour l’accomplissement des actes rituels de l’arrivée à la Kaaba (HadjSadok, 1951). De manière évidente, il s’agit d’une épreuve terrible. À travers le récit, on constate qu’il y avait eu beaucoup de morts lors de ce voyage. Al-Wartilani énumère : l’émir des Zwawa, le cadi de Biskra … idem pour Awicha (l’épouse favorite d’al-Wartilani) et sa sœur Fatima, qui meurent toutes les deux à Tunis (au retour). Il faut signaler, malgré tout, qu’il y a aussi eu des naissances tout au long du périple.

Intérêt historique de la Rihla d’al-Wartilani

Cet ouvrage volumineux contient des renseignements détaillés devant permettre de mieux saisir l’histoire (pour le xviiie siècle) des pays traversés.

Situation politique du Nord de l’Afrique

Hocine al-Wartilani donne quelques indications sur les frontières. Au milieu du xviiie siècle, chacun des pays traversés — notamment l’Algérie, la Tunisie et la Libye — formait une régence distincte sous l’autorité d’administrateurs ottomans — qui n’avaient pas de bons rapports de voisinage. Théoriquement, ils relevaient de Constantinople, mais en fait, ils étaient pratiquement autonomes. Al-Wartilani utilise plusieurs termes pour les désigner : bey, pacha, émir, sultan. Il n’évoque pas le dey d’Alger, mais donne le nom de l’administrateur de Tunis : « `Ali Pacha qui avait l’habitude de punir les savants à sa façon ». Al-Wartilani donne également quelques renseignements sur les administrations provinciales et régionales de l’Algérie et de la Tunisie, mais pas de la Tripolitaine. Il donne aussi quelques indications sur la force publique des Ottomans. Cette dernière était nécessaire pour protéger les centres urbains contre les Arabes nomades et les montagnards kabyles. Lorsqu’il y avait des conflits entre tribus, le pouvoir de l’administration ottomane était impuissant et on faisait alors appel à l’influence des oulémas et des notables. En tout cas, à travers le récit, on comprend qu’en province les hommes de religion n’avaient pas soutenu le pouvoir ottoman. Al-Wartilani reproche à ce dernier d’avoir compromis l’instruction du peuple.

Situation économique et sociale

Al-Wartilani fournit de nombreux renseignements sur la situation économique et sociale des pays traversés. Il s’est notamment intéressé au mode de vie des populations. Il constate que l’Algérie et la Tunisie paraissent « riches et pourvues de ressources diverses », alors que la pauvreté de la Tripolitaine est manifeste. Il évoque ainsi « une rencontre avec une tribu de nomades affamés qui vendent leurs enfants » (Wartilani, 1908 ; 229). Cependant, al-Wartilani détaille deux régions fertiles de ce littoral libyque : la Cyrénaïque (élevage) et la Tripolitaine (culture de l’olivier).

Lorsqu’il y avait des conflits entre tribus, le pouvoir de l’administration ottomane était impuissant et on faisait alors appel à l’influence des oulémas et des notables

En Algérie, la situation économique lui apparaît relativement plus satisfaisante : « En somme, notre pays est beau […] Il y a des oliviers, de la vigne, des figuiers en abondance, des terres à céréales […] Il y fait froid […] mais la neige est un engrais pour le sol » (Hadj-Sadok, 1951). Ce n’est pas le cas pour le pays des Zwawa, en raison de la densité de la population. En tout cas, on constate que le pouvoir ottoman n’influait pas dans la vie de l’intérieur du pays, et que finalement wa fih al-`Ilm (il y a de la science). En effet, al-Wartilani accorde une grande importance à l’instruction. Partout, il énumère les lieux d’enseignement avec un avis sur leur niveau (à Tunis, en Tripolitaine, au Kef, à El-Khanga, à Constantine, en Kabylie,…). Il analyse également la morale et les mœurs, notamment dans les zawiyas et les tariqas (confréries) lors des cérémonies religieuses.

Oulémas, tariqas et walis (saints)

Les descriptions des lignages religieux au Maghreb central montrent clairement que ce pays était déjà en cette fin du xviiie siècle complétement soumis à l’influence des tariqas (confréries religieuses soufies). Différents passages de son texte font référence à la Shaduliyya, la Zerrukiyya, la Khalwatiyya et la Nassiriyya. Selon Bergaoui, « les lignages religieux cités forment un véritable réseau, ni hiérarchisé, ni centralisé peut-être, mais un réseau de confréries diverses » (Aïssani, 2008). Il estime que la Rihla illustre parfaitement le rôle des tariqas, leur caractère universaliste, non seulement pour les liens physiques, personnels et spirituels qu’ils tissent entre des espaces immenses, mais aussi pour les liens culturels et l’ouverture sur le monde du savoir qui relient les musulmans (Aïssani, 2008). En ce qui concerne le culte des walis (saints), al-Wartilani consacre plusieurs dizaines de pages au tout début de sa Rihla aux walis de la Kabylie. Il réalise un recensement par tribu et en énumère ainsi une cinquantaine pour le pays des Zwawa, autant pour la région de Zemmora, une vingtaine pour Bejaia et sa banlieue… (Hadj-Sadok, 1951). A Misrata (Tripolitaine), il va visiter le mausolée du grand savant soufi Ahmed Zerruq al-Barnusi al-Fasi (1443-1493). Ce dernier, qui avait étudié (puis enseigné et travaillé) à Tlemcen, Bejaia, Tunis, Damas…était considéré par Aḥmad Baba atTumbukti comme étant « l’un des derniers maîtres du soufisme véritable, qui allie la vérité et la Shari`a » (Aïssani, 2008). Sa grande devise était « pas de soufisme sans [respect] du droit ». À la demande de Yaḥya al-Aydli, il va réaliser à la zawiya de Tamoqra un sharh (commentaire) du Traité al-Muqqadima fi al-Fiqh (plus connu sous le nom de al-Waghlisiyya) du jurisconsulte de Bejaia Abderrahmane al-Waglisi (mort en 1384).

Le droit musulman (en Kabylie) et les discussions juridico-religieuses

La Rihla contient de nombreuses dissertations juridico-religieuses. Comment pouvait-il en être autrement ? Al-Wartilani n’avait-il pas passé une bonne partie de sa vie à étudier la théologie et le droit ? C’est pourquoi il avait tendance à tout confronter aux textes. Il a une prédilection particulière pour la science des traditions et la discussion juridique. Dans ce domaine, il a deux maîtres en qui il a une confiance illimitée et dont il évoque l’autorité à tout instant : Ibn al-Hajj (auteur du Madkhal) et Abdelkrim az-Zwawi (commentateur d’alWaghlissiyya) (Hadj-Sadok, 1951).

La Rihla illustre parfaitement le rôle des tariqas, leur caractère universaliste, non seulement pour les liens physiques, personnels et spirituels qu’ils tissent entre des espaces immenses, mais aussi pour les liens culturels et l’ouverture sur le monde du savoir qui relient les musulmans

Si on laisse de côté l’hagiographie, alWartilani s’attarde sur le rôle des hommes de religion (marabouts, chorfas…) au sein de la société kabyle. En particulier, il traite un sujet très important : comment a été établi le principe de l’exhérédation des femmes en Kabylie ? D’un autre côté, il discute plusieurs situations spécifiques, déjà traitées par d’autres voyageurs. Il reproduit ainsi de longues pages d’Ibn Nasir qui lui-même copie al-`Ayyachi, à propos de la musique, du café et du tabac (al-Wartilani, 1908 ; 187-192).

Dans un manuscrit inédit d’al-Wartilani appartenant à la Khizana (bibliothèque savante) de Cheikh Lmuhub (Aïssani, 2019), il donne les conditions de son voyage à Tlemcen. Il avait reçu une demande du cadi d’Alger Mohammed ben Dja`dun pour donner son point de vue sur une question juridique (Nazila — cas de jurisprudence), en rapport avec le doute (Aïssani, 2019).

Intérêt littéraire de la Rihla

Al-Wartilani est un montagnard berbère profondément berbérisé, qui s’avise d’écrire en langue arabe. Toute sa culture lui vient de l’enseignement des zawiyas kabyles où il a appris l’arabe classique. Hadj-Sadok estime que son initiation littéraire a dû être très faible. C’est pourquoi il écrit que « dans ces conditions, il ne pouvait pas écrire autre chose qu’une œuvre chargée de défauts et de maladresses de toutes sortes » (Hadj-Sadok, 1951). Aujourd’hui, on ne sait pas très bien comment a été composée la Rihla. On imagine cependant que la première partie (c’est-à-dire, les écrits sur les deux siyahas du pays des Zwawa et de Bejaia) a été rédigée chez lui, avant son fameux périple vers La Mecque. Pour le reste, il a dû tenir un journal de voyage et donc rédiger par fragments au fur et à mesure qu’il cheminait. Il a par la suite utilisé ces matériaux chez lui, au retour.

Conclusion

La Rihla de Hocine al-Wartilani nous permet d’avoir une idée claire de ce qu’était la vie au sein d’une caravane de plusieurs milliers de pèlerins en route vers la Qibla de l’islam il y a deux siècles et demi. À cette époque, le Maghreb central et oriental, ainsi que la Tripolitaine traversaient une période de transition. La présence ottomane était superficielle, sans racines à l’intérieur des pays du Nord de l’Afrique. On a l’impression que le Maghreb central n’avait pas évolué depuis l’époque médiévale, avec des frontières changeantes. Les informations fournies permettent d’entrevoir la réalité administrative. Par contre, les aspects géographiques et économiques sont assez dispersés. Il décrit certaines régions en détail alors qu’elles ne représentent qu’un intérêt restreint. C’est le cas des petites oasis du sud algérien. Pour d’autres régions, il passe en coup de vent, comme c’est le cas pour la Tunisie.

Al-Wartilani est un montagnard berbère profondément berbérisé, qui s’avise d’écrire en langue arabe. Toute sa culture lui vient de l’enseignement des zawiyas kabyles où il a appris l’arabe classique

 Par contre, son témoignage sur l’islam en Kabylie, sur l’application du droit musulman et spécialement sur la question de l’exhérédation de la femme kabyle est du plus haut intérêt et semble tout à fait conforme à la réalité sociologique. On constate qu’al-Wartilani a fait de ce livre, outre son caractère de « récit de voyage », une sorte d’encyclopédie juridico-religieuse. Du point de vue littéraire, la méthode de composition et le style fait de la Rihla une œuvre médiocre, qui est néanmoins précieuse parce qu’elle représente la moyenne des goûts et des préoccupations de l’époque (Hadj-Sadok, 1951).

Notes

1. Dans l’islam algérien d’avant 1830, la source principale du malikisme était l’ouvrage al-Mudawwana du jurisconsulte de l’école de Kairouan Ibn Sahnun (776—854). Il s’agit d’une compilation des avis juridiques de l’école de Médine énoncés par l’imam Malik (Ibn Anas, 708—796).
2. Ibn Hadjib (1175—1248), jurisconsulte égyptien, auteur du célèbre Mukhtassar fi al-Fiqh qui joua un rôle essentiel, à la fin du xiiie siècle, dans le renouveau (à partir de Bejaia) des études de Fiqh (jurisprudence) au Maghreb.
3. Il s’agit du savant soufi Ahmed Zerruq al-Barnusi (1443—1493).
4. Ibn Abi Zayd al-Qayrawani (922—996) est un jurisconsulte berbère malikite. Son ouvrage, al-Risala est considéré comme étant l’ouvrage de référence du malikisme au Maghreb.

Bibliographie

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