Révolutions arabes et migrations, Schengen face aux accords bilatéraux de contrôle des frontières
Les révolutions survenues sur la rive sud de la Méditerranée en Tunisie et en Libye n’ont pas manqué de susciter des discours alarmistes sur le risque migratoire qu’elles comportaient pour l’Europe. Dans son discours télévisuel du 27 février 2011, le président Sarkozy, tout en saluant ces « révolutions arabes », a fait état des éventuelles dérives qu’elles comportaient en matière de migrations et d’islamisme. Il a indiqué que ces révolutions pourraient avoir des conséquences majeures sur « les flux migratoires devenus incontrôlables et sur le terrorisme », ajoutant que « c’est toute l’Europe qui serait en première ligne ». Depuis lors, les médias n’ont cessé de s’interroger sur le lien existant entre la révolution à l’intérieur de ces pays et les mouvements migratoires qui pouvaient en résulter, bien qu’il soit rare de voir des révolutionnaires quitter leur pays sans en attendre les retombées en matière de libertés et d’égalité. En avril 2011, quand l’Italie a annoncé la délivrance de titres de séjour « à titre humanitaire » aux « citoyens de pays d’Afrique du Nord » débarqués à Lampedusa, leur permettant de se déplacer dans l’espace Schengen, une controverse franco-italienne s’est ensuivie. La France a exigé des conditions supplémentaires aux Tunisiens se présentant à la frontière européenne interne entre l’Italie et la France, indiquant qu’elle appliquerait une clause de sauvegarde prévue par les accords de Schengen en cas de risque sécuritaire l’autorisant à suspendre provisoirement l’application de ces accords, une démarche avalisée par Bruxelles, puis débattue fin juin par le Conseil européen. Le système de Schengen, pilier de la politique européenne de l’immigration et de l’asile peut-il vaciller face à l’arrivée de quelques 20 000 à 30 000 Tunisiens ? Ou est-ce un prétexte pour afficher un retour au souverainisme de pays européens soucieux de se donner l’occasion de mettre en scène le contrôle de leurs frontières par les États à leurs opinions publiques ? Un différend franco-italien où les deux protagonistes, Silvio Berlusconi et le chef de l’État français, s’est inscrit dans un tel questionnement.
Lampedusa, un baromètre des arrivées
Une illustration rapide des nouvelles mobilités induites par les révolutions tunisienne et libyenne a été fournie par les arrivées à l’île de Lampedusa (entre 30 000 et 40 000 depuis le 1er janvier 2011), qui prévoit de pouvoir accueillir seulement 850 personnes au centre d’hébergement de l’île et qui a compté, au plus fort des entrées, un habitant pour un migrant. Il s’est surtout agi de Tunisiens ayant fui la Tunisie en raison des difficultés économiques car ils ne plaçaient pas beaucoup d’espoirs dans les retombées de la révolution sur l’emploi des jeunes et de Libyens qui se sont présentés comme demandeurs d’asile. Le président Berlusconi, qui s’est rendu début avril à Tunis, a décidé de répartir depuis la fin mars ces nouveaux arrivants dans plusieurs régions d’Italie du sud indiquant que seule la demande d’asile libyenne serait prise en considération. Puis, faisant savoir à ses voisins européens qu’ils l’abandonnaient face à ces afflux migratoires et qu’ils brisaient la solidarité qui prévaut dans l’esprit du contrôle européen des frontières, il a délivré des titres de séjour provisoires (sortes de laisser-passer en Europe équivalant à un asile territorial de courte durée) aux nouveaux arrivants, sachant que plus de la moitié d’entre eux envisageaient de se rendre en France. Celle-ci a fait valoir que l’asile territorial avait été supprimé dans la loi sur l’asile de 2003 (loi Villepin), qu’elle ne reconnaissait donc pas comme valables ces titres de séjour et qu’elle exigerait des conditions de ressources supplémentaires pour franchir la frontière française, alors qu’un titre de séjour délivré par un pays de l’espace Schengen est valable sur l’ensemble des pays de Schengen.
Tunisie et Libye, un pays de départ et un pays d’accueil
Les crises tunisienne et libyenne ont mis à jour les contextes migratoires de départ et d’accueil très différenciés des pays de la rive sud de la Méditerranée. La Tunisie est un pays d’émigration, avec une population dont 50 % à moins de 25 ans. Elle est largement urbaine et scolarisée et frappée par le chômage à hauteur de plus de 30 % des jeunes. Mais, du fait de sa position géographique et de sa proximité avec l’Europe (138 km la séparent de l’île de Lampedusa, au large de la Sicile), elle est aussi une terre de transit empruntée par des subsahariens désireux de passer en Europe. Ainsi, elle a accueilli plus de 300 000 « réfugiés » de facto depuis la crise libyenne, Libyens surtout, mais aussi subsahariens détournés de leurs voies de passage habituelles par la révolution du Jasmin, soit dix fois plus que les flux arrivés en Europe pour un pays de dix millions d’habitants infiniment moins riche.
La Libye, autre terre de transit, abritait 780 000 étrangers selon le rapport des Nations unies sur la population de 2009. Mais elle est au contraire un pays d’immigration du fait de ses ressources pétrolières. Elle attire une migration Sud-Sud constituée essentiellement par les États voisins (Niger, Égypte, Tunisie, Maroc, Algérie, pays d’Afrique subsaharienne, qualifiée et non qualifiée), mais aussi une migration asiatique au profil assez proche des migrations Sud-Sud que l’on trouve dans les pays du Golfe. La plupart de ces migrants sont repartis dans leurs pays d’origine qui ont parfois organisé eux-mêmes les retours des expatriés, comme le Maroc. D’autres sont retournés chez eux par d’autres moyens, individuels ou humanitaires, inquiétés par le climat de violence qui règne dans le pays.
La Tunisie, comme la Libye, ont signé avec leurs voisins européens (France, Italie) mais aussi avec l’Union européenne des accords bilatéraux et multilatéraux de réadmission par lesquels ils s’engagent à reprendre sur leur sol les sans-papiers reconduits à la frontière par les pays européens, qu’il s’agisse de leurs nationaux ou des migrants en transit sur leur territoire interpellés ensuite en Europe. Bien que ces accords constituent des engagements pris d’État à État ou avec l’Union européenne, ils ont souvent été négociés d’homme à homme entre les présidents Berlusconi et Khadafi ou Ben Ali ou d’autres chefs d’État ou de gouvernement européens souvent riverains de la Méditerranée (France, Espagne), en échange de prestations en nature telles que des cartes de séjour pour candidats au départ très qualifiés, des mesures d’aide au développement ou de « cadeaux » tels que la construction d’une autoroute d’est en ouest de la Libye par des entrepreneurs italiens annoncée en 2010. Le président Khadafi avait même exigé 5 milliards d’euros par an pour « stopper définitivement » l’immigration illégale et s’était fait une nouvelle respectabilité politique aux yeux de l’Europe en se faisant passer pour le protecteur des frontières de celle-ci.
La fin de ces régimes autoritaires amène-t-elle la fin de leur engagement à être les boucliers de l’Europe contre l’immigration clandestine ou n’a-t-elle que peu d’incidences sur leur statut de garde-frontières ? Pour l’instant, la seule politique multilatérale de l’Union européenne dans ce domaine vis-à-vis du Sud consiste en la multiplication des accords, plus souvent bilatéraux que multilatéraux, faute de véritable intégration régionale euro-méditerranéenne et d’efficacité de la politique migratoire européenne sur le terrain de la dissuasion. Les révolutions arabes ont-elles décrédibilisé les instruments européens de contrôle des frontières par rapport à la multiplication d’accords bilatéraux négociés avec les pays de la rive sud de la Méditerranée qui donnent l’illusion de la souveraineté des pays européens dans la maîtrise de leurs flux, comme l’a montré la mise en scène du différend franco-italien alors que ces deux pays ont largement usé de la politique des accords avec la Tunisie et la Libye plutôt que de s’en remettre qu’au dispositifs européens ?
La Tunisie, des départs économiques
En Tunisie, il est indéniable que des candidats au départ dont le projet était sans doute bien antérieur à la révolution du Jasmin ont voulu profiter de l’opportunité d’un contrôle policier relâché aux frontières du fait d’autres urgences. Ces candidats ont voulu tenter leur chance à partir de points de départ moins empruntés comme la région de Zarzis, près de l’île de Djerba, sur des embarcations de fortune, considérant que « les autorités ont lâché du lest ». Le chômage, la pauvreté, l’absence d’espoir dans l’avenir, la faible confiance des attentistes à l’égard des retombées de la révolution en matière d’emploi et de niveau de vie les ont poussés à partir. Il ne s’agissait pas de demandeurs d’asile ni de proches du régime de M. Ben Ali mais de migrants économiques qui rêvent de l’Europe, de la France pour lesquels ils sont prêts à mourir en mer. Ils ont fui également la confusion qui régnait dans le pays et craignent les séquelles de la dictature. La plupart se sont retrouvés à Lampedusa, petite île de 20 km carrés, où 15 000 migrants étaient arrivés entre janvier et fin mars 2011, contre à peine 25 arrivants durant l’année 2010. On compte peu de non Tunisiens parmi les nouveaux arrivants qui se sont entassés dans un centre d’accueil fait pour 850 personnes alors que 2 000 s’y sont logés et que les autres ont dormi à la belle étoile. La situation a été rendue critique par le manque d’eau et de soins aux enfants et l’Italie a appelé en vain ses voisins européens pour qu’ils partagent le fardeau. Une partie des sans-papiers ont été évacués vers la péninsule. Les migrants en transit en Tunisie en attente d’un passage vers le continent ont pris d’autres routes ou sont revenus au point de départ, en Afrique subsaharienne.
Mais il ne s’agit ni d’une hémorragie, ni d’une invasion. Un plan italien a prévu d’accueillir sur le territoire italien des Libyens (considérés comme demandeurs d’asile) alors que les Tunisiens ne sont pas considérés comme tels, donc pas juridiquement admis comme relevant de la Convention de Genève, mais seulement accueillis temporairement munis d’un laisser-passer valable pour l’ensemble de l’Union européenne. De son côté, la Tunisie a accepté le retour des Tunisiens mais au rythme de quatre par jour. Mais la Tunisie a dû faire face également à l’arrivée de plusieurs dizaines de milliers de travailleurs tunisiens qui étaient installés depuis plusieurs années en Libye, ainsi qu’à l’arrivée de travailleurs bangladeshis, subsahariens en attente d’être rapatriés par le HCR ou l’OIM et aussi de Libyens, Somaliens, Érythréens ou Soudanais dont la vie est menacée en Libye.
La Libye, des rapatriements de travailleurs
En Libye, au contraire, les migrations de travail Sud-Sud ont pris le chemin du retour au pays d’origine, rapatriés parfois par ces derniers ou massés derrière les frontières des pays voisins de la Libye : 336 658 personnes ont ainsi fui la Libye en situation de guerre civile, dont 165 000 vers la Tunisie à Ras Adjir depuis le 20 février. Les Africains de l’ouest qui y travaillaient ont fui la Libye vers le Niger, où plus de 10 000 ressortissants d’Afrique de l’ouest ont fui les violences depuis le 13 février, Nigériens en majorité mais aussi Sénégalais, Burkinabés, Maliens, Guinéens, Ivoiriens, Bissau-Guinéens, Gambiens, Togolais, Sierra-léonais et Nigérians. Les travailleurs marocains ont été rapatriés, à raison de plusieurs milliers. 9 0000 personnes attendaient encore en avril d’être rapatriées depuis les frontières égyptiennes et tunisiennes. Les pays voisins de la Libye ont été invités par l’ONU à maintenir leurs frontières ouvertes face au flot de réfugiés. 1 250 avaient fui par l’Égypte courant mars. Un millier d’entre eux ont fui la Libye et ne souhaitent pas y retourner. On peut penser que les accords bilatéraux signés entre le gouvernement Berlusconi et le régime du colonel Khadafi, en vertu desquels celui-ci bloquait les frontières au départ de la Libye, n’ont pas été appliqués et que là encore les forces de sécurité n’ont pas fait du contrôle des frontières leur priorité pendant la période. Mais il s’agit surtout de migrations de retour Sud-Sud. Comme l’afflux des migrants concerne les pays de départ, sur les 300 000 personnes ayant fui la Libye vers l’Égypte et la Tunisie, environ 50 000 ont été ramenées dans leur pays par le HCR, vers le Bangladesh, la Guinée et le Soudan : « C’est l’une des plus importantes évacuations humanitaires de l’histoire », selon William Swing, directeur général de l’OIM. À la frontière égyptienne, des Libyens se sont réfugiés, craignant les attaques de représailles des partisans progouvernementaux dans l’est du pays.
Un test pour l’efficacité des instruments de contrôle européens
La perte de contrôle par les accords de réadmission, liée à la fin des dictateurs qui en avaient été les protagonistes au Sud pose la question de l’efficacité des autres instruments de contrôle européen des frontières et de la fragilité du bilatéralisme : Schengen sur le contrôle des frontières externes de l’Europe, Dublin sur le droit d’asile vers l’Europe, Frontex sur la mise en commun des polices européennes au service du contrôle des frontières.
De l’avis du HCR, il ne s’agit pas d’un exode de masse, mais les chiffres ne reflètent pas toute la réalité, car beaucoup franchissent les frontières sans-papiers et ne sont donc pas comptabilisés. Néanmoins, dans le cadre d’un programme d’évacuation d’urgence, le HCR et l’OIM ont organisé plus de 364 vols de rapatriement pour 58 200 personnes originaires de Tunisie, d’Égypte et du Niger qui séjournaient en Libye depuis début mars et courant avril. La situation étant évolutive, les organisations internationales poussent à la flexibilité et demandent aux pays voisins de la Libye que les frontières restent ouvertes pour permettre à la communauté internationale d’agir.
On peut alors se demander de quel poids sont les instruments de contrôle des frontières externes de l’Union européenne, fer de lance de sa politique européenne de l’immigration et l’asile depuis le lancement du Pacte de 2008, adopté par l’Union des 27 lors de la présidence française de l’Union européenne. Que fait Frontex ? Il va porter secours aux naufragés de la Méditerranée pour les amener sur les côtes européennes et déplore son manque de moyens bien que son budget ait été porté à 88 millions d’euros fin 2010. L’Union européenne a récemment dépêché des experts de Frontex pour analyser la situation, mais Frontex ne peut repousser ceux qui demandent l’asile au nom du respect de la Convention de Genève. Les aventuriers de la mer risquent la condamnation chez eux dans les deux pays.
Cette migration montre que le dispositif européen créé essentiellement pour constituer une force de dissuasion est de peu d’effet devant la détermination des candidats au départ et les crises politiques non prévues. Elle montre aussi les limites de la solidarité des pays européens qui ne se sont pas bousculés pour « partager le fardeau » avec l’Italie. Comme la Tunisie, la Libye et l’Égypte n’ont pas d’accord multilatéral de réadmission avec l’Union européenne. Ils ne peuvent donc reprendre des nationaux qu’en vertu d’accords bilatéraux signés avec des États européens ou voisins de la rive sud de la Méditerranée. Elle révèle également les limites des accords bilatéraux de contrôle des frontières quand ils sont signés, voire marchandés entre chefs d’État et que les régimes qui succèdent aux dictateurs ne se sont considérés que faiblement tenus de les respecter. Enfin, elle illustre la variété, souvent ignorée, des situations migratoires dans les différents pays de la rive sud de la Méditerranée et le drame des naufrages mortels qui s’y poursuivent, non secourus par les forces de la coalition internationale qui interviennent pourtant pour empêcher le massacre des populations civiles en Libye.