Réglementarisme colonial. Algérie, Tunisie et Maroc (1830-1962)
Dès la conquête d’Alger en 1830 (la ville est prise le 5 juillet), l’Administration française met en place un système coercitif visant à contrôler, à réguler, à concentrer, à carcéraliser et à capitaliser la prostitution. Des bordels militaires de campagne (BMC) aux quartiers réservés, en passant par les maisons de tolérance, l’univers de la prostitution est transformé et marginalisé – notamment dans les grandes agglomérations urbaines – par le réglementarisme colonial et ses agents (policiers, médecins et patronnes de maison). Entre images et réalités, la question de la prostitution, confrontée à une double domination patriarcale et coloniale, interpelle alors avec acuité l’ensemble des composantes (« indigènes » et européennes) de la société coloniale en Algérie. Ceci explique que l’une des premières choses que fera l’Algérie indépendante, dès 1962 (le 18 mars, date de la signature des accords d’Évian qui mettent fin à la guerre d’Algérie démarrée le 1er novembre 1954), sera d’abolir le système réglementariste colonial.
D’abord importé en Algérie – laboratoire social et sexuel de la colonisation française depuis les premiers temps de la conquête –, le French System sera étendu à la Tunisie en 1881 (traité du Bardo), puis au Maroc en 1912 (traité de Fès). Le Maghreb colonial est donc, du point de vue de l’organisation de la prostitution, un Maghreb réglementariste. Le fait cependant que la mise en place du système de l’Algérie au Maroc s’étale sur presque un siècle (de 1830 à 1912) permet de saisir les adaptations et les modulations du réglementarisme qui n’a pas forcément partout le même visage. Pourtant, on le voit ici, l’impérialisme européen constitue, dès lors, la phase d’expansion/extension maximale d’un système réglementariste désormais mondial qui s’applique non seulement dans l’ensemble de l’Empire français[1], mais aussi dans les autres empires coloniaux européens, y compris – pour des raisons essentiellement raciales et hygiénistes – dans l’Empire britannique, alors même que le Royaume-Uni devient un pays abolitionniste (en métropole) dès le second XIXe siècle [2].
Dans l’Algérie coloniale, le réglementarisme prend dès l’origine une forme singulière liée autant à la question de l’implantation outre-Méditerranée – il faut réguler le flux de prostituées européennes qui s’installent dans le pays dans la foulée de la conquête militaire, comme le précise Duchesne dans son livre – qu’à celle de la domination, à travers les femmes autochtones, de populations algériennes considérées comme pacifiées et soumises. Pour les militaires français, en effet, le problème est d’autant plus vital que la prostitution « indigène » est considérée par eux, dès la prise d’Alger le 5 juillet 1830, comme pléthorique. Dans le discours officiel des Français, militaires ou civils d’ailleurs, l’idée se répand, alors que presque toutes les femmes algériennes (et par extension maghrébines) seraient des prostituées, réelles ou potentielles, et donc d’autant plus dangereuses qu’elles sont figurées, dans le même temps, comme massivement « syphilitiques ». La peur de la « contamination » raciale et sexuelle s’installe, accompagnée de l’obsession récurrente du « péril vénérien ». Cette vision de l’altérité sexuelle est, on s’en doute, « orientée » et « instrumentalisée », mais elle conduit les militaires – qui sont seuls maîtres en Algérie jusqu’aux années 1870 et l’instauration de la IIIe République – à mettre en place, très rapidement, une réglementation coercitive.
Une biopolitique de genre, de classe et de « race »
À Alger, seulement une semaine après la prise de la ville, le 13 juillet 1830, est ainsi créé le premier service sanitaire de la prostitution. Le contrôle – promulgué en 1831 grâce à un arrêté du lieutenant général commandant le corps d’occupation d’Afrique – permet d’instituer immédiatement, comme en métropole, un statut unique de « fille soumise », des lieux précis de prostitution (maison de tolérance, quartier réservé, bordel militaire de campagne), d’organiser les visites sanitaires et de mettre en place la perception de la taxe. Les maisons de tolérance, implantées dans la foulée de la conquête dans les villes françaises, sont d’ailleurs plutôt réservées, au départ, aux prostituées européennes qui arrivent avec les militaires et/ou les colons, comme le précise Duchesne dans son livre pionnier[3]. Pour les femmes « indigènes », l’administration coloniale – tentant ainsi d’instituer, sans grande réussite d’ailleurs du fait de l’inadéquation de cette mesure avec le capitalisme sexuel alors développé, une véritable ségrégation raciale des populations prostitutionnelles – met en place (sauf à Alger) des quartiers réservés. L’innovation, quoique lourde de conséquences, est logique dans le contexte colonial de l’époque. Au contraire de ce qui se passe en métropole, où l’Administration a plutôt fait le choix de la dissémination du « vice » – les « maisons de quartier » étant réparties sur l’ensemble du territoire urbain pour éviter les désordres divers liés à la présence d’une telle activité dans des espaces définis comme « honnêtes » –, l’Algérie, puis l’ensemble du Maghreb, sont marqués par un extraordinaire phénomène de concentration de la prostitution.
Quartiers réservés et taylorisme sexuel
Partout où cela a été possible, l’administration coloniale, qu’elle soit civile (dans les trois départements français d’Algérie) ou militaire (dans les territoires du Sud), a donc facilité l’implantation de ces quartiers réservés : dans certaines villes de garnison, comme Sidi Bel Abbès, ou dans des villes moyennes comme Bou Saada, Djelfa et Biskra. Précisons que, dans ces dernières cependant, où se développe, avec la colonisation, un fort tourisme sexuel autour des « prostituées Ouled-Naïls », la nomenclature réglementariste évolue souvent, dans le temps, passant
de la « rue réservée » au « quartier réservé ». À noter aussi que dans certains endroits, en Algérie, le quartier réservé est appelé « village nègre » du fait que l’on a simplement regroupé les activités prostitutionnelles dans les quartiers les plus pauvres et les plus stigmatisés liés à l’histoire de l’esclavage dans cette partie du monde. Véritables « harems du capitalisme », ces quartiers réservés – qui sont souvent des entreprises commerciales très rentables – ont la particularité d’être entièrement clos de murs. « Protégés » par des enceintes plus ou moins étanches selon les cas, ces derniers ne disposent théoriquement que d’une seule entrée gardée, jour et nuit, par un poste militaire et/ou policier. Les filles ne pouvant sortir que rarement – et leurs sorties étant assujetties à une permission donnée par le policier des moeurs et par le médecin du dispensaire –, le quartier a donc été « aménagé », notamment avec des commerces et des lieux de loisirs.
Soulignons cependant qu’en Algérie, du fait sans doute de la précocité de la conquête, les quartiers réservés ont été moins nombreux qu’ailleurs, et particulièrement qu’au Maroc, où Bousbir par exemple (qui se trouve à Casablanca) regroupe entre 600 et 900 femmes entre 1921 et 1955. Plus souvent, ce sont donc des « rues réservées » qui constituent, dans l’Algérie colonisée, le paysage prostitutionnel « indigène » : rue de l’échelle à Constantine ; rues Monthador et des Jardins à Oran ; et rue Barberousse ou Kattarouggil à Alger. Des rues réservées, comme celles d’Alger, qui seront ensuite immortalisées par la littérature, la peinture, la photographie et le cinéma, comme dans le célèbre film de Julien Duvivier, Pépé le Moko, sorti sur les écrans français en 1936.
À partir des années 1920, se développe pourtant en Algérie, bien loin de cette image d’Épinal de la prostitution, un type de commerce sexuel particulier qui représente le mieux – à l’exception peut-être des bordels militaires de campagne (BMC) – l’exploitation et la domination du système réglementariste colonial. Ce nouveau type de commerce – nommé fort symboliquement « abattage » – rappelle les liens symbiotiques entre colonialisme, capitalisme et réglementarisme [4]. En effet, dans le commerce d’abattage, ce qui compte, c’est le débit. Les coûts étant abaissés, il faut, pour que l’établissement soit rentable, augmenter la « production ». En somme, on se trouve confronté à une sorte de taylorisme sexuel où la prostituée est réduite au nombre de ses passes. Ce que recouvre alors l’idée de la « bonne gagneuse », dans ces maisons d’abattage, ce sont bien les 40 à 60 clients que peuvent parfois faire les filles dans une journée. C’est pourquoi j’ai parlé pour les définir « d’ouvrières du sexe ».
Germaine Aziz : Les chambres closes
Dans son livre, Les chambres closes, Germaine Aziz raconte justement l’histoire d’une prostituée algérienne de confession juive ayant vécu en même temps le système de l’indigénat et celui du réglementarisme colonial. Insérée dans cette double domination masculine et coloniale, Germaine Aziz a de surcroît expérimenté tous les échelons du système prostitutionnel réglementé. Commençant sa « carrière prostitutionnelle » dans une maison d’abattage de Bône au début des années 1950, Le Chat Noir, elle va gravir toutes les étapes de la hiérarchie des maisons pour se retrouver, finalement, dans la plus grande maison de tolérance d’Afrique du Nord, Le Sphinx d’Alger. Entre les deux, elle aura subi l’enfer de l’univers prostitutionnel colonial. Achetée à Oran comme une vulgaire marchandise par une recruteuse européenne chargée de repérer les filles naïves ou en détresse économique et sociale, elle est revendue à une tenancière d’un bordel de Bône dont la clientèle est mixte (« indigène » et européenne). Cantonnée dans une chambre sans fenêtre éclairée par « une ampoule électrique souillée de chiures de mouches », Germaine Aziz, qui n’a que 17 ans, fait le dur apprentissage du dressage (pressions psychologiques, injures, coups, menaces de mutilation au couteau, etc.) et de la passe à la chaîne – « la file des hommes devant la porte, nue sous le peignoir, les laver, etc. » – répétée des dizaines et des dizaines de fois par jour. Remarquable témoignage sur le système d’abattage, le témoignage de Germaine Aziz permet d’en mieux comprendre toute l’implacable mécanique exercée le plus souvent contre des femmes « indigènes » [5].
Notes
[1] Christelle Taraud, La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962), Paris, Payot, 2009 (2003), « Amour interdit ». Prostitution, marginalité et colonialisme. Maghreb 1830-1962, Paris, Payot, collection « Petite Bibliothèque Payot », 2012, « Le réglementarisme colonial : une biopolitique de classe, de genre et de race ? », dans Martine Spensky (dir.), Le contrôle du corps des femmes dans les empires coloniaux. Empires, genre et biopolitiques, Paris, Karthala, 2015, pp. 135-155 et Prostitution coloniale et post-coloniale, Paris, La Colonie/La Découverte, 2020 ; Isabelle Tracol-Huynh, « Encadrer la sexualité au Viêt-Nam colonial : Police des moeurs et réglementation de la prostitution (1870-1930), dans Genèses, vol. 86, n° 1, 2012, pp. 55-77 ; Caroline Sequin, « Les Contours mouvants de la prostitution coloniale, Fort-de-France, 1940-1947 », dans Clio. Femmes, Genre, Histoire, vol. 50, n° 2, novembre 2019, pp. 19-36.
[2] Luise White, The Comforts of Home: Prostitution in Colonial Nairobi, Chicago, Chicago University Press, 1990 ; Saheed Aderinto, When Sex Threatened the State: Illicit Sexuality, Nationalism, and Politics in Colonial Nigeria, 1900-1958, Urbana, University of Illinois Press, 2015 et « Of Gender, Race, and Class: The Politics of Prostitution in Colonial Lagos, Nigeria, 1923-1958 », dans Frontiers: A Journal of Women’s Studies, vol. 33, n° 3, 2012, pp. 71-92.
[3] Édouard Adolphe Duchesne, De la prostitution dans la ville d’Alger depuis la conquête, Paris, J.-B. Baillière, 1853.
[4] Christelle Taraud, Capitalisme sexuel : Naissance d’une industrie, Paris, La Découverte, 2024 (en cours).
[5] Germaine Aziz, Les chambres closes, préface de Christelle Taraud, Paris, Nouveau Monde, 2007 (1981) ; Christelle Taraud, « Visite au Sphynx d’Alger », dans L’Histoire, n° 383, janvier 2013, pp. 58-62.