Recomposition de l’espace politique en Tunisie

Le pays doit réformer son mode de gouvernement en empruntant le modèle de la gouvernance : moins d’Etat, plus de droit et ouverture aux acteurs économiques et sociaux.

Sana Ben Achour

Sans besoin de retracer l’historique du concept, l’engouement qu’il a pu susciter en tant que « nouvel idéal de démocratie participative » (bonne gouvernance) ou les critiques qu’on a pu lui porter en tant que politique axée sur l’efficience tout en occultant l’essence du politique (la représentation populaire), rentrons dans le vif du sujet. A quelles recompositions l’espace politique en Tunisie est-il soumis ? Y observe-t-on ou non une libéralisation en lien avec les nouveaux instruments et procédés que préconise la gouvernance participative ? Quels procédés sont mis en oeuvre ? Y a-t-il ou non, du fait de ces instruments, élargissement de l’espace politique, ouverture du débat public, rehaussement de la société civile, développement des libertés publiques, respect des droits fondamentaux, autant de paramètres de la bonne gouvernance politique ? Ces interrogations, récurrentes dans la société tunisienne, prennent un relief particulier avec les élections présidentielles et législatives d’octobre 2009 et les municipales qui, dans la foulée, se dérouleront en mai 2010.

A quoi serviront-elles ? Seront-elles vecteur de changement démocratique et d’infléchissement du cours autoritaire ou bien instrument de reproduction du régime autoritaire et de « faire valoir » démocratique ? La Tunisie, pays cultivant sa « tunisianité », présente une profonde ambivalence entre réformisme éclairé et traditionalisme, autoritarisme et libéralisme, sécularisme moderniste et religion d’Etat, arabisme et occidentalisme, répression et mesures « d’apaisement » (infiraj). Pays de tradition centralisatrice et de régime autoritaire justifié par la construction nationale et la peur des multiples « segmentarités » qui le traversent, il s’est construit sur une vision unitaire du pouvoir politique dominé par la figure du leader, le parti unique et l’Etat pourvoyeur de biens et de services. Depuis 1987, qui marque selon la terminologie officielle « le changement » ou « l’ère nouvelle », l’autoritarisme du régime s’est renforcé, s’appuyant d’une part sur un appareil d’ordre et de répression hypertrophié et tentaculaire (130 000 agents pour 10 millions d’habitants), d’autre part, sur une « croissance économique » (avec un taux d’environ 5 %), ouvrant la Tunisie au consumérisme et donnant au régime la possibilité du transfert et de la redistribution des richesses.

Encensé par les institutions internationales et les diplomaties occidentales pour ses performances économiques qui le placent au rang « de pays émergent » ainsi que pour sa lutte exemplaire contre le terrorisme, le pays est sollicité à réformer son mode de gouvernement en empruntant le modèle de la gouvernance : moins d’Etat, plus de droit et d’ouverture aux acteurs économiques et sociaux. Or, le constat est que les réformes entamées depuis 1987 ont, de manière paradoxale, accentué le poids de l’Etat sur la société et renforcé l’autoritarisme du système administratif et politique. Quelles en sont les principales configurations et comment, dans ces conditions de redéploiement du pouvoir, se recompose l’espace politique ?

Consécration du fait présidentiel et configuration institutionnelle du pouvoir autoritaire

La vie constitutionnelle a enregistré au cours de ces 22 ans de reconduction de la présidence de Zine El Abidine Ben Ali à la tête de l’Etat, neuf révisions constitutionnelles : 1988, 1993, 1995, 1997, 1998, 1999, 2002, 2003, 2008. En plus de la disqualification sociale qu’elles font encourir au droit – devenu simple instrument de l’hégémonie –, ces « habillages constitutionnels » réactualisent le pouvoir présidentiel dans la « longue durée », levant les derniers verrous à la limitation du nombre des mandats. Seule, pour l’instant, la limite d’âge – repoussée en 2002 à 75 ans – est maintenue. Bloquant les perspectives réelles d’alternance au pouvoir, ces aménagements remettent « l’agenda politique » sous tension, renouant avec la présidence à vie et suspendant le « temps politique » à la succession du président. Le néo-corporatisme a pris une nouvelle tournure, qu’illustre l’institutionnalisation en 2002 d’une deuxième chambre, la Chambre des conseillers.

Combinant représentation locale, représentation professionnelle (agriculteurs, employeurs et salariés) et désignation par le président du reste des membres parmi « les personnalités et les compétences », elle est un autre lieu d’ancrage du pouvoir et de la distribution clientéliste. En ce sens, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), héritier de l’ancien parti unique dont il garda les réflexes hégémoniques en le dépouillant de sa légitimité historique, constitue un des canaux les plus efficaces de la propagande – mobilisation au profit du chef, quadrillage de la société (entre autre par la rétribution d’allocations), captation des nouvelles recrues et de leur circulation. Parti ultra dominant au Parlement (152 sur 189 sièges) et fortement enchâssé à l’administration publique (8 362 chouâb, cellules professionnelles déclarées), il est tout puissant à tous les échelons de la représentation territoriale (conseil régional, conseil rural, conseil municipal). Il aurait – selon certains – sa propre société civile avec presque 8 000 associations. Dans cette configuration, le gouvernement et son premier ministre, choisis parmi les technocrates, les techniciens sans histoire politique ou parmi les jeunes élites apolitiques, sont mis hors jeu.

Cette marginalisation, aggravée par la croissance des conseillers au palais et l’opacité du fonctionnement de leurs services, participe à l’extériorité du pouvoir. Dans cette configuration générale où le pouvoir est logé ailleurs que dans les institutions de l’Etat, mais où les institutions de l’Etat sont au service du chef, les élections ont pour fonction la reconduction du système autoritaire. Elles trouvent leur dispositif dans ce que certains appellent avec humour « les jetables », les lois sur mesure qui, de mandat à échéances électorales, combinent astuces procédurales et dérogations légales par lesquelles le régime, opérant un « multipartisme autoritaire » et contournant la loi du parrainage – sans jamais penser la lever – sélectionne ses alliés politiques ainsi que ses opposants légaux du moment. En effet, par ce jeu, s’est opérée « une ouverture contrôlée » des élections présidentielles, parlementaires et municipales. Au niveau des présidentielles il y a eu en 1999, puis en 2004 et actuellement en prévision des échéances de 2009, une ouverture filtrée aux dirigeants des partis de l’opposition ayant une représentation parlementaire.

Au niveau des élections parlementaires il y a eu depuis 1994, réserve de sièges attribués « d’office » à l’opposition à la proportionnelle. Au niveau des municipales, il y a aménagement d’un scrutin mixte de type majoritaire et de représentation proportionnelle aux plus forts restes ouvrant à la réserve de sièges. Tout est mis en oeuvre pour que les rituels de « la démocratie participative » (référendum constitutionnel en 2002, consultation nationale, observatoire des élections, scrutin à la proportionnelle, abaissement de l’âge des électeurs à 18 ans en 2008), consacrent le fait présidentiel et l’unanimisme autour du chef. Ce dispositif institutionnel s’accompagne d’un verrouillage sécuritaire et d’un discours de légitimation construit sur la stabilité politique, la prospérité économique et, de plus en plus, sur l’Islam. Dans ces conditions de plombage de la vie politique, quelle place se construit l’opposition ?

L’opposition : vers la recomposition des rôles, des formes et des légitimités

La société présente une image contrastée entre d’une part une majorité dite « silencieuse », et d’autre part, une « minorité » active couvrant un large spectre de sensibilités politiques (islamistes, laïques, nationalistes arabes, socialistes, trotskistes, communistes, écologistes, alter-mondialistes, etcétéra) et rassemblant différents acteurs : partis politiques, associations et ONG de plaidoyer, groupements professionnels (avocats, juges, journalistes), personnalités intellectuelles, artistes et activistes féministes. Cette division recoupe d’autres catégorisations significatives « de la force de l’obéissance » et de la construction d’un espace multi protestataire. On peut douter de la marge laissée à ces oppositions pour définir réellement leur place en tant qu’acteurs agissants et influents du champ politique ainsi que de leurs capacités réelles de mobilisation autonome. Leur histoire, faite d’assignations et soumise au jeu des créations artificielles ou des alliances dangereuses (I Marzouki), oscille entre intrusion et exclusion du champ politique officiel. La scène partisane – quoique fluctuante – est traversée d’un premier clivage.

D’un côté le RCD, parti hégémonique accaparant l’appareil d’Etat et remplissant à l’exclusive ses médias et les partis cooptés ou assujettis au régime ou dans sa ligne : l’Union démocratique unioniste (UDU) fondée en 1988 par Abderrahman Tlili, le parti de l’Union populaire (UP) né d’une scission du MUP2 et dirigé depuis 1999 par Ahmed Bouchiha, le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) – ou ce qu’il en reste entre les mains de Ismail Boulahya, le Parti social libéral (PSL), coquille vide, créé en 1988, le Parti des verts pour le progrès (PVP), créé ex nihilo en 2006. En face, les partis de l’opposition indépendante tentent de résister, optant pour différentes stratégies de contournement de la répression ou de compensation à l’absence de politique. Certains sont confinés dans l’illégalité, la clandestinité ou l’exil : le parti Ennahdha, l’ancien Mouvement de la tendance islamique, fondé en 1971 par Rached Ghanouchi, son leader, le Congrès pour la République fondé en 2001 par Moncef Marzouki, le Parti ouvrier communiste tunisien fondé en 1986 par Hamma Hammami son actuel porte-parole. Les autres, inclus dans le champ politique officiel, tentent de repousser seuls ou en coalition les limites de l’assignation et les frontières du possible : le Mouvement Al Tajdid (ancien Parti communiste) dirigé après Mohammed Harmel par Ahmed Brahim depuis 2007, le Parti démocratique et progressiste (PDP) fondé en 1983 par Najib Chebbi et di rigé depuis deux ans par Maya Jribi, sa secrétaire générale, le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL) créé en 1992 par Mustapha Ben Jaâfar et légalisé en 2001.

D’autres formations, anciennes ou récentes, sortent de la clandestinité ou amorcent leur conversion : le Parti socialiste de gauche-PSG (ancien Parti communiste démocrate et scission du Poct) fondé par Abderrazak Kilani, le parti du travail patriotique et démocratique fondé par Abderrazek Hammami, enfin, le parti « Tunisie Verte ». De manière générale, ces entités maintenues à l’état embryonnaire et sans véritable ancrage social, sont en situation de vulnérabilité permanente, rongées par des querelles de leadership et minées par l’absence de perspectives réelles d’alternance au pouvoir. Cet état semble pourtant en voie de recomposition : les partis de l’opposition indépendante reprenant l’initiative ou les devants. Quoique divisés sur la participation ou le boycott, ils tentent d’élargir l’espace de la mobilisation et, amorçant une posture politique nouvelle, tentent de passer de la démarche protestataire aux actions de mobilisation. Par une sorte de redéploiement sur le terrain et au moyen de cette mise en scène qu’offrent les élections, ils entendent se poser en acteurs autonomes de leur devenir : ce fut le cas en 2004 avec l’Initiative démocratique pour les présidentielles et les législatives, puis le cas en 2005 avec la Coalition pour les municipales, enfin le cas actuellement pour 2009 avec l’annonce de plusieurs candidatures de l’opposition indépendantes : Najib Chabbi pour le PDP, Ahmed Brahim pour le mouvement Al-Tajdid, Mustapha Ben Jaâfar pour le FDTL.

Bravant leurs limites internes et défiant les contraintes externes, leur objectif n’est pas de dialoguer avec le pouvoir pour une position de reconnaissance, mais de reconquérir sur le terrain de l’action politique leur force d’opposition et de transformation des rapports de force. L’enjeu est donc moins le scrutin en soi et pour soi que ce qu’il y a à tirer sur le terrain de toutes les occasions d’ancrage populaire interdites en temps ordinaire. Le gain recherché n’est donc, ni électoraliste, ni quantifiable, mais stratégique, passant en situation d’autoritarisme par le bricolage, dernier carré de liberté dans une société fermée. D’autres regroupements, atypiques, expérimentant une démarche unitaire entre laïcs et islamistes ont vu le jour. Le Mouvement du 18 octobre, issu de la grève de la faim de 2005, a pu se poser un moment en précurseur d’un front d’opposition. L’observation des régimes autoritaires montre que l’espace de l’opposition politique est à « géographie variable ». Il peut se situer – autoritarisme oblige – , en dehors du champ politique, pour atteindre le tissu associatif ainsi que les groupements professionnels et revêtir la forme de mobilisation de la société civile pour un projet alternatif au discours officiel et de plaidoyer pour la citoyenneté, l’égalité et les libertés publiques. Cette mobilisation associative et professionnelle tout en présentant des fragilités intrinsèques dont la « surpolitisation », la surexposition de ses membres et la confusion entre démarche protestataire et action politique, participe à la re-configuration du champ de l’opposition en Tunisie et à son extension.

Ainsi, agissant dans des domaines « politiquement sensibles » pour la défense des droits humains (la Ligue tunisienne des droits de l’homme), des libertés (le Conseil national pour le respect des libertés en Tunisie), des droits des femmes (l’association tunisienne des femmes démocrates), des diplômés (l’association des diplômés chômeurs), des prisonniers (association de défense des prisonniers politiques), des écrivains (la ligue des écrivains libres), des journalistes (syndicat national des journalistes), contre la torture (l’association contre la torture en Tunisie), des associations se constituent bravant les barrages juridico-institutionnels. Elles témoignent de la conquête par les individus et les groupements de nouveaux espaces de liberté affirmant, dans le face à face qui les oppose au régime et à l’autorité, leur capacité de passer à statut de sujet (raîya) à celui de citoyen. Dans un système politique fermé où les légitimités ne passent pas par les urnes et où les pouvoirs ne sont pas logés dans les institutions officielles de la représentation, les défis sont grands. L’opposition démocratique arrivera- t-elle à les relever et à surmonter ses blocages ?