Rationalité et rationalités

Edgar Morin

Philosophe et sociologue, fondateur de l’Association pour la Pensée Complexe

Ramon Llull a été un maître paradigmatique que l’on appelait « docteur éclairé », en donnant ainsi à ce titre un sens ambigu de génie et de folie. Il a été connu grâce à son Llibre del Gentil e dels tres savis qui, bien que comportant quelques divergences, a été reçu comme un essai de dialogue. Llull positionne en effet dans cette œuvre les trois religions monothéistes en tant que représentantes de la raison. Dans son Art combinatoria, il tente de confectionner une méthode rationnelle pour mémoriser, classifier, organiser et inventer. L’œuvre de Ramon Llull, bien que répondant à une rationalité particulière, a été plus féconde de ce que l’on pouvait penser jusqu’à nos jours.

Toutefois, avant d’initier le débat, je voudrais proposer pour ma part quelques définitions. J’appelIe raison une méthode de connaissance fondée sur le calcul et la logique (a l’origine, ratio veut dire calcul), employée pour résoudre des problèmes posés à l’esprit, en fonction des données caractérisant une situation ou un phénomène. La rationalité est l’établissement d’une adéquation entre une cohérence logique (descriptive, explicative) et une réalité empirique.

Le rationalisme est

  • une vision du monde affirmant l’accord parfait entre le rationnel (cohérence) et la réalité de l’univers; elle exclut donc du réel l’irrationnel et l’a­rationnel;
  • une éthique affirmant que les actions humaines et les sociétés humaines peuvent et doivent être rationnelIes dans leur principe, leur conduite, leur finalité.

La rationalisation est la construction d’une vision cohérente, totalisante de l’univers, à partir de données partielIes, d’une vision partiale, ou d’un principe unique. Ainsi, la vision d’un seul aspect des choses (rendement, efficacité), l’explication en fonction d’un facteur unique (l’économique ou le politi­que), la croyance que les maux de l’humanité sont dus à une seule cause et un seul type d’agents, constituent autant de rationalisations. La rationalisation peut, à partir d’une proposition de départ totalement absurde ou fantasmatique, édifier une construction logique et en déduire toutes les conséquences pratiques.

L’aventure de la raison occidentale, depuis le XVII siècle, a produit, parfois simultanément et indistinctement, rationalité, rationalisme et rationalisations.

Il nous semble aujourd’hui rationnellement nécessaire de répudier toute « déesse» raison, c’est-à-dire toute raison absolue, close, auto-suffisante. Il nous faut considérer la possibilité d’une évolution de la raison.

La raison est évolutive

La raison est un phénomène évolutif qui ne progresse pas de façon continue et linéaire, comme le croyait l’ancien rationalisme, mais par mutations et réorganisations profon­des. Piaget avait bien vu ce caractère « génétique » de la raison : « L’idée a fini par s’imposer à une petite minorité de chercheurs… que la raison elle-même ne constitue pas un invariant absolu, mais s’élabore par une suite de construc­tions opératoires, créatrices de nouveautés et précédées par une série ininterrompue de constructions préopératoires tenant à la coordination des actions et remontant éventuelle­ment jusqu’a l’organisation morphogénétique et biologique en général » (1. Piaget, Biologie et Connaissance, p. ll8).

L’intérêt de cette citation de Piaget est triple. En premier lieu, elle déréifie la raison, qui devient une réalité évolutive (cj. à ce propos, toujours dans le même livre, p. 1I5). En second lieu, elIe pose le caractère « kuhnien» de cette évolution, c’est-à-dire que les « constructions opératoires, créatrices de nouveautés » correspondent à des changements de paradigmes. Enfin, elle raccorde la raison à l’organisation biologique: la raison doit, dans ce sens, cesser d’être mécaniste pour devenir vivante et, du coup, bio-dégradable.

Critique et dépassement de la raison close

La raison close rejette comme inassimilables des pans énormes de réalité, qui deviennent alors l’écume des choses, de pures contingences. Ainsi ont été rejetés : le problème de la relation sujet/objet dans la connaissance; le désordre, le hasard; le singulier, l’individuel (qu’écrase la généralité abstraite); l’existence et l’être, résidus irrationalisables. Tout ce qui n’est pas soumis au strict principe d’économie et d’efficacité (ainsi la fête, le potlatch, le don, la destruction somptuaire, sont tout au plus rationalisés comme formes balbutiantes et débiles de l’économie, de l’échange). La poésie, l’art, qui peuvent être tolérés ou entretenus comme divertissement, ne sauraient avoir valeur de connaissance et de vérité, et se trouve rejeté, bien entendu, tout ce que nous nommons tragique, sublime, dérisoire, tout ce qui est amour, douleur, humour…

Seule une raison ouverte peut et doit reconnaître l’irration­nel (hasards, désordres, apories, brèches logiques) et travail­ler avec l’irrationnel; la raison ouverte est, non pas refoule­ment, mais dialogue avec l’irrationnel.

La raison ouverte peut et doit reconnaître l’a-rationnel. Pierre Auger a fait remarquer qu’on ne pouvait se borner au diptyque rationnel-irrationnel. Il faut ajouter l’a-rationnel : l’être et l’existence ne sont ni absurdes ni rationnels; ils sont.

Elle peut et doit reconnaître également le sur-rationnel (Bachelard). Sans doute toute création et toute invention comportent quelque chose de sur-rationnel, que la rationalité peut éventuellement comprendre après la création, mais jamais avant. Elle peut et doit reconnaître qu’il y a des phénomènes a la fois irrationnels, rationnels, a-rationnels, sur-rationnels, comme peut être l’amour…

Par là, une raison ouverte devient le seul mode de communication entre le rationnel, l’a-rationnel, l’irrationnel.

La raison complexe

La raison close était simplificatrice. Elle ne pouvait affronter la complexité de la relation sujet-objet, ordre­-désordre. La raison complexe peut reconnaître ces relations fondamentales. Elle peut reconnaître en elle-même une zone obscure, irrationalisable et incertaine. La raison n’est pas totalement rationalisable…

La raison complexe ne conçoit plus en opposition absolue, mais en opposition relative, c’est-à-dire aussi en complémen­tarité, en communications, en échange des termes jusqu’a­lors antinomiques: intelligence et affectivité; raison et déraison. Homo n’est pas seulement sapiens, mais sapiens l de­mens.

Il s’agit aujourd’hui, devant le déferIement des mytholo­gies et des rationalisations, de sauvegarder la rationalité comme attitude critique et volonté de contrôle logique, mais en y ajoutant l’autocritique et la reconnaissance des limites de la logique. Et, surtout, « la tâche est d’élargir notre raison pour la rendre capable de comprendre ce qui, en nous et dans les autres, précède et excède la raison» (MerIeau-­Ponty). Rappelons-Ie : le réel excède toujours le rationnel. Mais la raison peut se développer et se complexifier. « La transformation de la société qu’exige notre temps s’avère inséparable de l’auto-dépassement de la raison» (Casto­riadis).