
Multiplication des crises
Les organisations culturelles, plongées dans une crise avant la pandémie, ont dû adapter leurs activités, bouleversant les traditions et les concepts établis.
Rana Yazaji, chercheuse et gestionnaire culturelle; vice-présidente du comité de direction d’Ettijahat – Independent Culture.
Tout au long de l’année 2020, toute activité culturelle a dû être interrompue à cause de la pandémie. À partir de conversations entretenues avec des dirigeants de trois organisations culturelles, cet article examine les effets immédiats et à long terme de la pandémie sur les organisations culturelles de la région arabe, et en particulier les effets de cette interruption sur les communautés. Les trois dirigeants sont :
– Basma el Husseiny, directrice d’Action for Hope, fondée en 2015 pour offrir des programmes de développement et d’aide culturelle répondant aux besoins sociaux, culturels et psychologiques des communautés en difficulté ou déplacées. Action for Hope travaille au Liban et en Jordanie, mais également en Irak et au Soudan, entre autres pays arabes.
– Abdullah Alkafri, directeur exécutif d’Ettijahat-Independent Culture, fondée en 2011 pour dynamiser et renforcer le rôle de la culture et des arts indépendants dans le processus de changement culturel et social.
– Aymen Gharbi, directeur artistique d’Interference, fondée en 2015 à Tunis, en tant que projet d’art contemporain. Interference a une mission à long terme reposant sur un concept curatorial, dont les grands principes sont l’approche locale basée sur la communauté et sur un code éthique socioculturel unique.
Une mise en place attendue
Réfléchir aux conséquences de la pandémie au sein des organisations culturelles de la région arabe s’avère peu éclairant, si l’on n’accorde pas l’attention voulue à la grande complexité du milieu dans lequel leurs activités se déroulent, depuis des décennies. Les systèmes de gouvernement, politiquement totalitaires et économiquement corrompus, ont conduit, entre autres, à une détérioration de la liberté d’expression, d’organisation et de création, à l’accroissement des taux de pauvreté et d’inégalité, à une détérioration des mécanismes de sécurité sociale et sanitaire et à la diabolisation de la société civile.
Dans ce contexte, les organisations culturelles de la région arabe jouent un rôle significatif, clairement décrit par Ettijahat-Independent Culture dans sa déclaration annuelle à la fin de l’année 2020: « L’absence généralisée de réseaux de protection ou d’initiatives sociales pour les secteurs des arts, ainsi que la répression permanente des organisations de la société civile dans la région arabe, se traduisent par une espèce de déplacement profond du rôle des organisations et des collectifs culturels, qui se voient contraints de combler ces lacunes au lieu de se consacrer à leurs propres objectifs, peut-être plus spécifiques ».
Adaptation souple et réponses rapides
Parmi les tensions existant dans le travail institutionnel, se trouve l’effort continu pour atteindre un équilibre entre, d’une part, des instruments et une pensée stratégique claire et d’autre part, la rapidité de réponse aux changements sociaux, politiques et culturels de l’environnement. L’incertitude résultant de la pandémie a fait remonter à la surface cette tension et, dans certains cas, a mis en danger la capacité des organisations à continuer d’exister. Dans le cas d’Interference, il s’est même produit un bref débat interne sur l’idée de fermer l’organisation dans l’impossibilité d’organiser son festival annuel, qui constitue la principale et unique activité de l’initiative après un an d’effort curatorial.
En revanche, dans le cas d’Ettijahat-Independent Culture, l’adaptation par le biais d’une révision des plans annuels s’est faite très rapidement et radicalement. L’organisation a décidé de prendre des mesures pour toute l’année en annulant, en adaptant et en reportant toute activité présentielle, car elle considérait qu’elles étaient impossibles en 2020. Elle a commencé même à créer immédiatement de nouveaux cadres pour répondre à l’état d’urgence. Art Lives est l’un de ces cadres créé grâce à la collaboration d’Action for Hope et de Mophradat. Il s’agit d’une initiative exceptionnelle destinée à protéger les artistes et les travailleurs culturels de la région arabe, dont les moyens d’existence et la santé ont été affectés par l’explosion de la Covid-19. Outre Art Lives, la réponse d’Action for Hope à la crise s’est concentrée sur la situation économique des communautés. « Nous travaillons au Liban avec une majorité écrasante de l’ordre de 80 % de réfugiés syriens, tandis qu’en Jordanie, 60 % de nos bénéficiaires sont des réfugiés syriens et iraquiens et 40 %, des palestiniens et des jordaniens ». « La situation économique des communautés avec lesquelles nous travaillons a durement été touchée dans les deux pays.
Les étudiants proviennent de familles à bas revenus ou de classe moyenne inférieure. La plupart d’entre elles dépendent totalement des revenus journaliers de leur travail dans l’économie souterraine, dans des petites boutiques, des ateliers de confection, etc. Quatre mois après l’explosion de la pandémie, bon nombre de ces familles étaient exposées au risque de famine. C’est ainsi que nous avons changé nos programmes et nous avons pris contact avec certains de nos bailleurs, ainsi qu’avec des membres de l’organisation, qui ont contribué à une rapide campagne d’appel aux dons. Les fonds recueillis sont destinés à un fonds d’aide familiale : 80 petites aides de 100 et 300 dollars ont été apportées. Nous continuons d’aider de nombreuses familles à trouver des solutions qui leur assureront des revenus, de manière à ce qu’elles puissent éviter l’aide supplémentaire, bien que nous pouvons continuer de la fournir ».
Nouveaux domaines, nouveaux publics et nouvelles stratégies
Il est évident qu’au cours de l’année écoulée, les organisations culturelles ont expérimenté des pratiques et des stratégies différentes de celles exercées habituellement, dans les conditions antérieures à la pandémie. Pour la première fois, Interference a travaillé avec des petits groupes d’artistes et de participants.
Son festival réunissait généralement environ 200 personnes tous les ans autour des tâches curatoriales, d’organisation et de production, alors que grâce au nouveau format de ses activités, sous lequel il a produit des montages et des expositions plus petites tout au long de l’année, l’organisation a eu pour la première fois, la particularité de travailler avec un groupe d’artistes plus réduit et délimité.
Par ailleurs, en raison de la fermeture des frontières, elle a changé son approche d’une organisation internationalement active à se focaliser davantage sur le secteur culturel tunisien et à s’engager davantage avec les artistes du pays, dont le potentiel et la créativité sont une énorme source d’inspiration pour Interference. Create Syria, un des programmes d’Ettijahat visant à soutenir les artistes impliqués dans la transformation sociale, a été l’une des expériences décisives de l’organisation pendant la pandémie.
Les éditions antérieures du programme étaient concentrées sur des artistes installés au Liban et avaient inclus une formation dans les arts pour la transformation sociale et un fonds initial pour des projets exemplaires. La Home Edition, conçue pour répondre à la pandémie, s’ouvrait aux artistes de tous pays, pourvu qu’ils soulèvent la question du changement social. Le passage à la version numérique a obligé à reconcevoir la méthodologie et l’approche du programme, ce qui a permis à l’organisation d’atteindre des artistes actifs en pleine zone de crise, ce qui ne se serait jamais produit dans le format traditionnel. Action for Hope a mis en marche Khoutua Step, un nouveau programme de soutien pour que les jeunes diplômés puissent lancer un petit projet artistique ou culturel qui leur fournirait des revenus.
Grâce à des petites subventions de 1 500 dollars, certains diplômés des écoles de musique ont pu enseigner depuis leurs domiciles, voire même acheter trois ou quatre instruments et préparer un endroit pour donner des leçons. Un autre exemple est celui de la création d’un petit studio d’enregistrement et de mixage nécessitant un équipement simple, capable de fournir des services de distribution musicale pour la publicité ou des matériels promotionnels pour les ONG. Les diplômés en cinéma ont eu la possibilité de se doter de caméras et d’ordinateurs, afin de produire des courts métrages pour des associations et des projets de promotion et développement, rapportant des revenus mensuels entre 200 et 300 dollars.
Avant la pandémie, Action for Hope avait exploré les possibilités de soutenir la pratique professionnelle continue de ses diplômés, mais ses idées se limitaient au secteur de la culture. La nécessité de s’en sortir pendant la pandémie a été la principale raison de ce changement, au modèle de micro entreprise.
Le changement numérique
L’ « ère numérique » est un sujet majeur parmi les experts, ainsi que dans des articles et des publications scientifiques, qui a suscité et suscite encore des débats permanents à propos de ce que nous gagnons et de ce que nous perdons, de comment sortir de l’isolement et de comment répondre aux besoins d’interaction humaine directe. La réalité numérique s’est-elle convertie en la nouvelle norme d’interaction et d’action ? Comment contribue-t-elle à aggraver l’injustice et à nous enfermer dans des petites bulles contrôlées ?
Au cours des premiers jours et des semaines de la pandémie, un énorme contenu numérique a surgi comme un acte de solidarité et une stratégie pour éviter l’interruption de la production et de la distribution artistique. Selon Abdullah Alkafri, beaucoup d’artistes vivant par exemple en Syrie, voient ce contenu comme une occasion manquée, car la plupart des plateformes numériques dont ils se sont servis, sont, soit interdites, ou bien la vitesse d’internet ne permet pas d’y accéder. Auparavant, les artistes et le public en Syrie ne pouvaient pas assister aux représentations théâtrales nationales de la Grande Bretagne et maintenant, ce contenu est à la disposition de tout le monde, mais il est impossible d’y accéder.
« Dans la région arabe, l’environnement de travail numérique reste encore loin du point de vue technologique, cognitif et financier, ainsi qu’en raison des mesures de sécurité. Nous pensons, par exemple, aux nombreux filtres imposés par les gouvernements des pays arabes. Nous devons aussi être conscients que le monde, en apparence très accessible à travers la communication numérique, ne l’est pas en réalité. Un exemple très simple est celui que toute annonce payante dans notre compte d’entreprise sur Facebook fait l’objet d’un veto si nous utilisons le mot ‘social’ car, selon les normes de la plateforme, tout ce qui est social est soumis à de nombreux filtres. Dans une déclaration rendue publique par Ettijahat, nous disions que la crise confirmait la fragilité des réseaux de sécurité et défiait nos suppositions et nos opinions sur la communication numérique.
Tous ces mécanismes s’effondrèrent immédiatement, confirmant ainsi que la logique d’être connectés exclut une partie importante de l’humanité. Il y a des personnes qui ont été en quarantaine forcée et en isolement social, cognitif et économique pendant des années et je pense concrètement à la Syrie et à beaucoup de pays similaires ». Aussi en Tunisie, là où de nombreuses organisations et collectifs ont transféré leurs activités au monde numérique, Interference a déterminé que la transformation numérique était seulement possible en partie.
Les raisons sont nombreuses, notamment, parce que ses activités sont étroitement liées à l’architecture, aux espaces publics et à l’expérience physique du public. Synergy, l’une de ses plus petites activités qui faisait partie du festival pour promouvoir la collaboration entre artistes tunisiens et allemands, bénéficiait d’un format expérimental. Dans un premier temps, il était prévu que les artistes tunisiens se rendent en Allemagne pour travailler avec des artistes allemands, puis que ces derniers visitent la Tunisie dans le même but. L’alternative a été que les deux groupes se réunissent en même temps, chacun dans son pays, connectés par un vidéo projecteur qui créait un espace commun de création. Pour Action for Hope, le véritable problème de passer au monde numérique se trouvait dans le domaine de l’enseignement et de la formation.
L’enseignement du cinéma et dans les écoles de musique était interrompu, et bien qu’il soit possible de donner les cours théoriques des matières par voie numérique, le niveau d’apprentissage réel ne dépasse pas les 60 % du niveau que les étudiants acquièrent dans les cours présentiels. L’aspect pratique de l’acquisition des compétences, comme filmer et éditer ou jouer d’un instrument, est pratiquement impossible.
Temporalité et permanence
L’adaptation aux nouvelles conditions mondiales, indépendamment de leur nature passagère, a conduit les organisations du monde entier à explorer de nouvelles perspectives et stratégies. La question reste encore de savoir si un élan temporaire aboutira à une transformation durable.
Les conversations avec les trois organisations montrent, d’une façon ou d’une autre, que celles-ci entreprendront quelques-unes des expériences réalisées en 2020. Requiem for Justice, une rencontre télématique internationale d’artistes, d’intellectuels et d’activistes contre l’injustice, est la version en ligne de la deuxième édition de Landscapes of Hope, organisée par Action for Hope à Berlin, en 2016, et dont l’édition suivante était programmée en automne 2020. Fin août, Requiem for Justice était organisée à sa place sous format numérique. Vu le grand succès obtenu, une deuxième édition sera organisée en 2021.
La réflexion sur la production et la distribution artistique occupe une place centrale dans le discours d’Action for Hope. Basma el Husseiny pense que les changements sont durables. « Nous ne serons plus les mêmes, car les organisations se sont consacrées à améliorer les aptitudes et la capacité technique pour utiliser Internet comme un espace de production et de distribution de produits culturels. Que ce soit au niveau des équipements ou au niveau des capacités, entre autres, il s’agit d’un investissement utile à long terme et il n’y a aucune raison d’y renoncer, même si un certain retour à la vie normale est rétabli.
Nous continuerons tous à utiliser Zoom comme une alternative aux voyages, aux réunions et aux congrès. Nous continuerons tous aussi à créer des expériences vitales sur les réseaux sociaux, YouTube, Facebook et autres, une pratique très limitée avant la pandémie. Ces mécanismes permettent de faire des économies et d’atteindre un grand public que nous n’avions jamais imaginé touche,r auparavant ». Pour l’avenir, Ettijahat gardera l’apprentissage de nouvelles techniques pendant la pandémie et lancera des initiatives basées sur des mécanismes de solidarité et de coopération entre différentes organisations, pour faire face à une crise ou pour défendre une cause.
L’initiative Art Lives intervenant rapidement pour soutenir des artistes et des producteurs culturels pendant la pandémie est en cours d’évaluation, afin de voir les cibles potentielles à plus long terme d’un cadre de solidarité entre différentes organisations et donc de changements structurels plus importants sur le plan institutionnel. L’un des principaux facteurs influant sur les changements structurels est la transformation des politiques de financement, analysée par Basma el Husseiny. « L’économie souterraine qui constitue l’essentiel de l’économie dans la plupart des pays arabes, n’est pas au premier rang des priorités des plans gouvernementaux.
En fait, la culture n’a pas non plus une grande importance dans ces plans, nous prévoyons donc que les difficultés vont augmenter à l’avenir. Parmi les organismes donateurs, le financement étranger sera compromis de deux manières : le budget des organismes, dont les fonds proviennent totalement ou partiellement de recettes commerciales a été considérablement touché et le financement des organismes privés américains dépendant de la Bourse va diminuer. Parallèlement, la dépendance de ce type de financement augmentera au fur et à mesure que la philanthropie et les dons individuels qui, par ailleurs, sont insignifiants, diminuent ou disparaissent. D’autre part, les activités générant des recettes propres, comme la vente de billets ou de produits culturels, subiront une baisse brutale. En bref, la dépendance du financement international va s’accroître, à un moment où l’on observe une grande ambigüité de la politique de subventions dans le monde entier. Il ne faut pas oublier que la pandémie a causé de graves dommages en Europe et en Occident. C’est pour cela que nous pensons que, toute l’année prochaine, une grande partie des fonds destinés aux aides sociales seront aussi destinés aux sociétés occidentales ».
Le droit d’accès aux activités culturelles
Il est inutile de dire que le droit d’accès à la culture a été compromis dans le monde entier. L’interruption de l’interaction artistique et culturelle avec les sociétés n’est pas encore terminée et c’est l’un des effets du confinement les plus difficiles à mesurer dans la région arabe, car il n’est pas prévu de réaliser des études sur le terrain. Abdullah Akafri signale, à son avis, que l’impact de l’interruption des activités artistiques en raison de la fermeture des théâtres, des cinémas et des espaces artistiques est plus important dans les pays arabes qu’en Europe. « Cette rupture a provoqué une augmentation des carences et de la marginalisation.
Elle représente une perte des droits minima de jouir des activités artistiques, de la capacité d’imaginer une réalité différente et d’apprécier la beauté, et de la possibilité de rire, de se défouler et de se distraire. Dans la région, l’isolement est devenu insupportable ».
Conclusion
On estime généralement que les organisations du monde arabe sont inspirées par les concepts et les pratiques européennes, en particulier de leur manière de comprendre la gouvernance, la durabilité et la gestion. Au cours des deux dernières décennies, les organisations ont diversifié leurs structures de travail et leur vision institutionnelle, surtout à partir de l’explosion des révolutions dans la région.
Il s’est produit un changement vers un mouvement culturel et artistique institutionnalisé parallèle au mouvement créatif révolutionnaire, bien que ce changement soit aussi la conséquence des complexes réalités politiques, sociales, économiques, culturelles et humanitaires. Imaginer un changement organisationnel post-pandémique est très difficile, car il s’agit d’un processus de grande envergure, dynamique et non linéaire qui ouvre des portes sur de nombreux domaines de réflexion. Les traditions et les conceptions établies des structures non gouvernementales sans but lucratif ont été ébranlées, mais on ne dispose pas encore d’un espace d’analyse centré. La prochaine étape doit consister à promouvoir la recherche locale, la solidarité régionale et la coopération internationale pour exploiter au maximum tout ce que le secteur de la culture a connu et la manière dont il a évolué au milieu d’une année transcendante.