Pour une politique de la culture en Méditerranée

Joseph Maïla

Directeur du Centre de recherche sur la paix à Paris et ancien Recteur de l’Institut catholique de Paris

Le processus de Barcelone, enclenché voilà bientôt plus de dix ans, a eu le grand mérite de contribuer à dynamiser les contacts interculturels en Méditerranée. Plusieurs instituions dont l’IEMed ont joué un rôle déterminant pour favoriser le développement et les échanges et favoriser les rencontres et les trajectoires de l’interculturalité. Bien entendu, la réflexion sur la culture en Méditerranée n’a pas attendu les réunions institutionnelles organisées par l’Union Européenne ou les projets politiques à venir tel celui de l’Union pour la Méditerranée pour réfléchir à la place et au rôle du facteur culturel dans le rapprochement des peuples qui bordent « la Mer commune ». Les deux rives ne sont pas deux continents, contrairement à ce que pourrait laisser penser les appellations géographiques. Le pourtour méditerranéen est un seul continent, sui generis. C’est là sa spécificité à condition que l’on pense qu’une culture, non pas commune, mais de mise en commun a toujours été sa marque distinctive. Le « continent méditerranéen »  est une unité culturelle non par nature mais par vocation. Le destin de ce territoire marin est de conjuguer des courants culturels, des vagues de pensée ou des vents philosophiques et religieux qui ont fini par lui donner après plus de deux millénaires une position unique dans l’histoire.  

Pour autant, cette situation privilégiée n’est pas par elle-même le gage qu’à l’âge des rapprochements institutionnels et des sommets à finalité politique ou économique, une politique culturelle commune en Méditerranée soit possible. D’ailleurs qu’elle pourrait-t-elle être ? Et si par le mot « politique » on n’entend pas une imposition « par le haut » de directives en matière culturelle – ce qui ne peut bien évidemment pas être le cas – mais simplement une facilitation de processus, d’ores et déjà, en cours d’interculturalité, alors on peut légitimement s’interroger sur les meilleures modalités de cadrage et d’accompagnement de ces processus.

Dans un espace où se mêlent des apports culturels différenciés, la première règle est de ne pas faire de la culture de « l’Autre » un ensemble figé de représentations dans lequel le devenir s’abolirait au profit de l’histoire. Le mort « saisirait » alors le vif. Et ce qu’a été la culture de « l’Autre » serait ce qu’elle est et sera à tout jamais. Or, malheureusement, le problème avec une certaine conception de l’histoire colporteuse de clichés est qu’elle nous enferme dans le cadre d’une contrainte qui lie les valeurs du passé à la vision de l’avenir. Nous sommes alors les victimes d’un regard immobile qui prétend saisir, suprême illusion, des cultures prétendument immobiles. A l’inverse, le problème avec une certaine conception de la politique est qu’à force de vouloir faire surmonter les obstacles, elle en vient à dénier tout recours à l’histoire. Comme si demain commençait seulement demain, sans aujourd’hui ni hier. Ces deux représentations en Méditerranée des cultures de « l’Autre » sont les deux pièges auxquels il nous faut absolument échapper. Le premier s’appelle culturalisme. Il pense le monde d’aujourd’hui avec les valeurs de « l’éternel hier », comme disait Max Weber. Tout, pour lui, se passerait comme si les traditions d’une société la marquent indéfiniment et que les valeurs traversent le temps sans être modifiées par lui. Une telle représentation est à la source directe d’une « histoire-confrontation » où des valeurs contradictoires seraient destinées éternellement à se heurter. A l’autre extrémité de l’axe des représentations, se trouve une autre conception : l’idée d’une histoire résiduelle, un temps zéro, qui fait du temps d’aujourd’hui le  point de départ du compteur historique. Il suffirait, pour les tenants de cette représentation, d’une négociation ou d’une politique de voisinage bien ajustée aux impératifs économiques et sociaux de notre époque pour que tout devienne possible, sans heurts ni malentendus. Le recours à l’histoire ne présenterait ainsi qu’un détournement injustifié, le plus souvent voulu et instrumentalisé, de notre attention aux réalités actuelles au profit de lubies ou de fantasmagories du passé. Cet état de choses expliquerait que des acteurs et des parties extrêmes, au Nord comme au Sud, se focalisent sur des représentations éculées dans le seul but d’ériger des mythes en idéologies de mobilisation du temps présent. Tout comme le culturalisme, on l’aura compris, le volontarisme a ses limites. L’excès d’histoire comme explication de notre impuissance est le pendant, exact et implacable, de l’absence de mémoire comme garant d’une politique de nouveauté. Pas plus que la pléthore des mémoires, la tabula rasa de l’amnésie, ne saurait servir un devenir partagé. L’interculturel ne se joue ni dans la confrontation des mémoires ni dans le dessein des politiques technocratiques. Comment donc le situer, si on ne veut pas faire de lui ni un prétexte pour figer et exalter des identités, ni pour inventer ces dialogues pragmatiques, pompeusement appelés « dialogues des civilisations », desquels, paradoxalement, on espère des remèdes salutaires et définitifs ?

La règle d’or de l’interculturel est qu’il se constitue comme tel d’abord dans la conscience qu’il a d’être issu d’une rencontre de cultures. Comment l’interculturel se définirait-il, en effet, sans  cette reconnaissance d’une dette à une culture autre dont il serait, par recoupements et emprunts, le produit ? Pas de reconnaissance sans connaissance, pourrait-on dire. Car on ne reconnaît que ce que l’on connaît. A cet égard, parler de choc des ignorances pour expliquer une confrontation des cultures, n’est pas pertinent. L’ignorance pointe un vide de connaissance. Comment des « vacuités » se confronteraient-elles ? Mais si par ignorance, on entend méconnaissance, ou connaissance imparfaite, approximative, alors la formule pourrait avoir quelque signification. Et, de fait, nombre de malentendus ou d’idées fausses concernant les civilisations de la Méditerranée (l’Européenne, l’Arabe, la Turque…) viennent de ce qu’elles ne savent plus ce qu’elles doivent les unes aux autres ni ce que chacune dit d’elle-même et des autres. La plupart du temps elles disent le savoir. Mais les clichés et l’approximation ne sont pas la connaissance. Ils sécrètent la méfiance qui est la perversité propre aux dogmatismes. En Méditerranée, tel pourrait être le cas quand on songe au fossé qui s’est installé entre les sociétés après les indépendances, au procès d’hégémonie qui est instruit contre les sociétés du Nord et aux soupçons que nourrissent ces dernières à l’égard des sociétés du Sud, qui ne chercheraient supposément rien d’autre que de les affaiblir.

Ce premier impératif de connaissance, nécessaire pour cadrer  l’interculturalité, doit se doubler d’un deuxième : à savoir qu’aucun échange n’est possible entre des hommes appartenant à des cultures différentes si, préalablement, n’est distinguée au sein de chaque culture sa double dimension : symbolique et opératoire. Une culture est un tout complexe. Elle comporte la somme et l’acquis de ce qui s’est accumulé au fil du temps en termes de règles, de coutumes, de visions du monde, de façons de l’habiter et de manières d’être au monde aussi. De telle sorte qu’une culture donne son identité aux individus qui se réclament et se revendiquent d’elle en même temps qu’elle les dote de leur mémoire de groupe. Mais une culture est aussi en confrontation avec la modernité, qu’elle soit du Nord ou du Sud. Elle est de ce point de vue une matrice vivante, en prise avec des problèmes concrets de société. C’est du sein de la culture que se construisent et émergent des perceptions et des solutions nouvelles, ainsi que des valeurs et des attitudes qui s’adaptent à l’innovation technique et l’adaptent. Bref, la culture, même celle des pays qui se développent le moins, n’est pas un musée de la mémoire. Toute culture est également une grille de lecture vivante pour des comportements nouveaux, un cadre opératoire d’où surgissent des solutions continues pour des sociétés qui ne cessent de se transformer. Le reconnaître, c’est rendre à l’interculturalité sa part de dynamisme et considérer le changement culturel comme une donnée fondamentale présente dans toutes les sociétés, changement lui-même issu du contact de cultures qui ne peuvent plus s‘ignorer.

Dès lors, à l’évidence, s’impose en troisième lieu, le sens d’une politique de la culture en Méditerranée. La finalité de toute politique culturelle dans le bassin méditerranéen n’est pas tant de faire connaître les goûts ou les attentes, ni même de les rapprocher en proposant des cadres de coopération sur le mode d’accords interétatiques d’échange et de circulation des hommes et des idées. Cet aspect matériel de la culture est moins important que l’élaboration d’une culture politique commune comme objectif de toute politique de la culture. Cette culture politique reposerait sur l’idée que les valeurs de connaissance des cultures autres, d’ouverture, de  tolérance, de dialogue, doivent s’inscrire comme des opérateurs conceptuels communs à toutes les cultures de la Méditerranée. L’idée serait que les cultures méditerranéennes sont une seule et même culture saisie dans sa diversité et unifiée par la nécessité pour chacune des cultures de s’ouvrir à l’autre et de la traiter sur une base d’égalité. L’accès à toutes les cultures serait favorisé, de sorte que l’accès de chacune à l’espace culturel de toutes les autres serait rendu possible. L’idéal serait alors que, tel dans l’échange international, chaque culture accorde à l’autre la « clause de la culture la plus privilégiée ».