Pour analyser les évènements sociaux connus en Tunisie depuis 2010, il faut employer une approche phénoménologique de l’espace public en tant que scène où les acteurs accèdent à la visibilité publique et agissent d’une façon déterminée. Bien que les dirigeants politiques autoritaires aient tenté de s’emparer de l’espace public, depuis 2010, les citoyens tunisiens ont lancé une révolution – qui s’est déroulée en plusieurs étapes – dont l’objectif est un changement social qui n’aurait aucun sens sans cette réappropriation de l’espace public. Par les manifestations, les immolations, les graffitis, les sit-in, la danse ou les slogans écrits sur leurs corps, les citoyens tunisiens cherchent à exprimer leurs aspirations sociales ainsi que leur volonté de redéfinir les normes publiques en créant un dialogue à même de redessiner les frontières morales de la communauté nationale.
La période post Ben Ali reste ambiguë sur l’impact des changements sociaux, de la rupture d’avec les anciennes pratiques politiques, économiques et sociales. Cependant, l’ouverture de l’espace public depuis cette période a permis de gagner en visibilité et en importance de nouvelles formes d’engagement, des manifestations de la participation à la vie publique et au devenir de la société. L’espace public ouvert devient un miroir des pluralités de style de vie, d’orientations culturelles et de pratiques plurielles. Expressions publiques de la citoyenneté, elles se déclinent en des modes d’agir public (Göle, 2013) qui impliquent des performances corporelles visibles de tous, dans des lieux public, et qui « jouissent de la plus grande publicité possible » (Arendt, 1983 : 89).
A travers des « initiatives citoyennes », les auteurs développent des formes d’expression alternatives aux formes traditionnelles de la contestation politique et de l’exercice de la citoyenneté. Contrairement aux actions collectives – grèves, pétitions, manifestations, etc. – ces performances personnelles mettent en scène l’intime en public. Elles expriment avec le corps des affects, des valeurs, des croyances, des normes, des styles de vie, des orientations culturelles en conflit. Ces performances publiques manifestent et révèlent des problèmes sociaux ( Quéré, 1992 ) – politiques, économiques et culturels – latents ou inédits, parfois anciens, parfois tabous que traverse la société tunisienne.
Ces problèmes sociaux acquièrent de la visibilité publique avec ces performances, elles participent à l’élaboration de l’historicité ( Touraine, 1984 ) – capacité des sociétés à se produire elles-mêmes. Ils deviennent des problèmes publics non pas parce que l’État ou les pouvoirs publics se saisissent de la problématique – bien que cela puisse être le cas comme le montrent les enjeux électoraux de 2014, ou encore les débats autour de la seconde Constitution ( 2011-2014 ) – mais parce qu’ils dépassent les frontières de l’intime et deviennent un enjeu d’expérience collective ( Céfaï, 2016 ). Ces différentes performances publiques sont des événements, en tant qu’imprévisibles ( Derrida, 1996 ). Ils marquent de leurs signatures l’expérience sociale et participent tant à une écologie de l’expérience ( Céfaï, 2016 ) qu’à la narration de l’histoire tunisienne contemporaine.
L’immolation publique de Mohamed Bouaziz le 17 décembre 2010 devant le gouvernorat de Sidi Bouzid, la gestuelle du « Dégage ! » ( 2011 ), les sit-in de la Kasbah ( 2011 ), les prières publiques en dehors des mosquées ( 2011 – 2015 ) ; la conquête de l’horloge place du 14 janvier à Tunis par des membres du mouvement salafiste ( 2012 ) ; le projet « Je danserai malgré tout ! » du collectif Danseurs citoyen ( 2012 ) ; la lutte des drapeaux ( 2012 ) qui oppose la bannière noire salafiste au drapeau national rouge et blanc ou encore les inscriptions sur le torse nu d’Amina Sboui qui ont circulé sur Facebook ( 2013 ), les campagnes Menich Msemeh [je ne pardonne pas] (2015) et Fech Nestanaw [qu’est-ce qu’on attend ?] ( 2018 ) montrent que c’est un projet de société, un devenir social que ces citoyens cherchent à élaborer. Ils ne se contentent pas d’être représentés mais engagent leurs corps et leur voix personnelle en public.
Pour étudier ces agirs publics, il faut employer une approche phénoménologique de l’espace public comme une scène d’apparition « où accèdent à la visibilité publique aussi bien des acteurs et des actions que des événements et des problèmes sociaux. » ( Quéré, 1992 : 76-77 ). Ce sont des rues, des marchés, des toits d’université, des plages de centre ville, des transports en commun, des lieux de passage, des places publiques où circulent des citoyens ordinaires qui partagent à un moment donné le même espace, les mêmes productions sociales et humaines. Il peut être aussi virtuel, dans le cas des réseaux sociaux, qui ont montré la capacité à faire public, à rendre visible et audible des problèmes sociaux latents ou inédits.
Définir, normaliser l’espace public, c’est exprimer l’emprise et le pouvoir exercé sur cet espace. Le politique autoritaire déploie nombres de manières d’exercer son emprise sur l’espace public : il le modèle à son image et à l’image de son pouvoir
Définir, normaliser l’espace public, c’est exprimer l’emprise et le pouvoir exercé sur cet espace. Le politique autoritaire déploie nombres de manières d’exercer son emprise sur l’espace public : il le modèle à son image et à l’image de son pouvoir. L’espace public est clos, verrouillé, son « entrée est interdite » ( Göle, 2013 ) à toute forme d’expression corporelle ou verbale qui ne prête pas allégeance au pouvoir. Toute déviation est sanctionnée par la marginalisation voire l’exclusion de l’espace public – l’exil ou la sanction pénale. A partir de 2011, l’entrée n’est plus interdite. Deviennent visibles de nouvelles formes d’agir public qui tentent à leur tour d’orienter, de définir les normes sociales dominantes.
Deux temps se distinguent. La première période se situe entre 2010 et 2011, elle correspond aux Momentbilder de la thouara, l’instantané révolutionnaire, dans lesquels les performances publiques sont orientées vers des contestations économiques, sociales et politiques illustrées par l’immolation publique ; la gestuelle du « Dégage ! » ; la formation de comités de vigilance des quartiers et les sit-in. On y inclut une cinquième forme, le partage numérique, qui sans être un Momentbild, a montré sa capacité d’agir en public. Ces expériences appartiennent au répertoire d’action de la révolution tunisienne qui inclut également le nettoyage des lieux des manifestations publiques, la peinture de couleur différente du mauve des objets de l’espace public, la formation de groupes de discussion dans les rues principales des villes, l’expression scripturale par la mise en scène du corps en public, etc. Cette série d’instantanés initie le temps de la réappropriation de l’espace public par les citoyens.
Le second temps correspond au Momentbilder de la bataille du religieux et du séculier ( Kammarti, 2019 ). Il occupe à partir de 2011 l’attention publique au détriment des expressions issues de la période précédente qui ont permis l’ouverture de l’espace public et le champ des possibles. Absent de l’instantané révolutionnaire, l’islam fait son entrée en scène dans l’espace public avec le Momentbilder du retour sur le sol tunisien de Rached Ghannouchi en janvier 2011, le leader du parti Ennahdha. Dès lors, le problème religieux va occuper progressivement l’ensemble de la scène publique et politique tunisienne. Les élections de 2014 ont mis en relief la dichotomie islam/laïcité, au détriment des problèmes sociaux liés aux inégalités régionales, économiques et sociales, à la corruption, à la répression policière et au déficit des libertés individuelles et collectives qui jusque là avaient occupé l’attention publique du Momentbilder révolutionnaire. Pour autant et comme pour toute la période révolutionnaire, avant de s’introduire dans l’agenda politique – La Constituante ( 2011-2014 ) et les élections législatives et présidentielles ( 2014 ) – c’est dans le champ public que s’opère la bataille des religieux et des séculiers ( Kammarti, 2019 ).
Absent de l’instantané révolutionnaire, l’islam fait son entrée en scène dans l’espace public avec le Momentbilder du retour sur le sol tunisien de Rached Ghannouchi en janvier 2011, le leader du parti Ennahdha. Dès lors, le problème religieux va occuper progressivement l’ensemble de la scène publique et politique tunisienne
La présence, la visibilité et la violence des salafistes devient plus oppressante avec le saccage du Cinéma AfricArt, au centre de la capitale, pour avoir diffusé en juin 2011 le film documentaire de Nadia El Fani, Ni Allah, ni maître ( la réalisatrice changera par la suite le nom du film pour Laïcité Inchallah ) ; puis en octobre de la même année, l’attaque de la chaîne de télévision nationale Nessma pour empêcher la diffusion de Persépolis ( 2007 ) en raison de la représentation illicite de la figure de Dieu dans le film de Marjane Satrapi et la destruction, en juin 2012, d’une exposition artistique au Palais Abdellia à la Marsa dans la banlieue nord de Tunis en lacérant des œuvres et en taguant sur les murs des inscriptions accusant les artistes de mécréants.
Cette série d’instantanés fait apparaître le conflit entre d’un côté les normes islamiques – le blasphème, l’offense – de l’autre, les normes séculières – les libertés, les droits – dans la définition des normes publiques post Ben Ali. La liberté d’expression, de création et d’opinion nouvellement pratiquées se confrontent à l’offense et au blasphème religieux. Les deux sont vécus comme une transgression. La création artistique, subversive, défie la religion, transgresse les normes, les représentations et les croyances religieuses, alors que les actes de violence et de déstruction envers les œuvres et les espaces de diffusion de la création artistique cherchent à faire taire et contraindre la liberté d’expression, de conscience, de création et d’opinion. La bataille des religieux et des séculiers dans l’espace public prend forme dans ce contexte de « concurrences de styles de vie » ( Zeghal, 2013 ). Chacun des partis cherchent à définir les normes, les valeurs et les pratiques sociales dominantes qui ordonnent la vie publique et la société.
Cet article s’appuie sur la « méthode de l’instantané » inspirée des Momentbilder de Georg Simmel et proposée par la sociologue Nilüfer Göle dans son ouvrage Interpénétrations, L’Islam et l’Europe ( 2005 ). Chaque instantané choisi, se constitue en Momentbild, une scène, ils sont captés dans une représentation photographique ou un enregistrement audiovisuel et servent comme témoins, parfois témoins-acteur, d’un événement et plus largement d’un problème social mis en scène dans un espace public. Les images, les photographies, les vidéos de l’événement sont issues d’Internet et ont circulé dans les médias et les réseaux sociaux. Pour illustrer ces Momentbilder sont présentés dans cet article les instantanés de l’immolation publique ( 2010 ), du « Dégage ! » ( 2011 ), la lutte des drapeaux ( 2012 ), la conquête de l’horloge ( 2012 ), le projet « Je danserai malgré tout » ( 2012 ) et la publication sur Facebook des inscriptions sur le torse nu d’Amina Sboui ( 2013 ).
Les modes d’agir contestataires traditionnels se pratiquent autour d’organisations syndicales, des partis politiques, des ONG ou des associations de la société civile et prennent le plus souvent des formes d’actions collectives telle que la grève, la manifestation, la pétition, etc. Avec l’immolation publique de Mohammed Bouazizi devant le siège du gouvernorat de Sidi Bouzid ( décembre 2010 ), une nouvelle forme de contestation violente, mortuaire, mais également plus personnelle, individuelle acquière de la visibilité publique. Elle se rapporte aux liens qui lient le citoyen au public.
« Immolation » du latin immolare signifie « s’offrir en sacrifice », par cet acte, ces personnes réagissent à l’impuissance d’agir ou de résoudre les conflits nés de l’absence de dialogue, de la négation de soi. En 1998, un rapport fait au Ministère de la santé publique par l’Unité des Brûlés au Service de Chirurgie Plastique de l’Hôpital Aziza Othmana à Tunis signalait déjà l’existence de cas d’immolation de jeunes Tunisiens par le feu. Ils concernent le plus souvent des drames de la vie liés aux conditions socioéconomiques et familiales. Mohamed Bouazizi n’est pas non plus le seul cas d’immolation publique en Tunisie. En 2007, Mohamed Gharsallah, un paysan de Kairouan s’était immolé devant le palais présidentiel de Carthage après qu’on lui ait refusé un prêt pour l’achat d’amandiers et en 2010, lui ont précédé celles d’Abdelssalem Trimech ( mars 2010 ) devant la municipalité de Monastir et de Chams Eddine Heni à Métlaoui ( novembre 2010 ). Ces événements ont été peu relayés dans les médias et les réseaux sociaux, ils sont peu connus, seul le cas de Mohamed Bouazizi devient notoriété publique à l’échelle locale, nationale et globale.
Les protagonistes sortent de l’anonymat pour devenir des figures publiques, des martyrs de la révolution, intimes de tout un chacun, proche et lointain à la fois, ils marquent les mémoires individuelles et collectives
Ces immolations publiques sont des agirs politiques: elles partagent le locus institutionnels de pouvoir, résultent de l’exclusion institutionnelle du politique et s’adressent au politique. L’immolation n’est plus dans ces cas une question privée, elle devient publique. Les protagonistes sortent de l’anonymat pour devenir des figures publiques, des martyrs de la révolution, intimes de tout à chacun, proche et lointain à la fois, ils marquent les mémoires individuelles et collectives. Ils surgissent tant dans l’espace physique de la place publique que dans les imaginaires sociaux. Ils écrivent l’histoire tant à l’échelle locale, nationale que globale : cette forme d’agir public mortuaire traverse les frontières.
Leurs actes se réfèrent à cette « manière dont un problème ou une situation en vient à retenir l’attention publique et à soulever des questions d’intérêt général, appelant une action collective, quel qu’en soit l’agent. » ( Quéré, 1992 : 80 ). Bien que la pratique de l’immolation publique soit ancienne, qu’elle revête un caractère héroïque ou un supplice, elle est avec Mohamed Bouazizi à l’instar de Jan Palach, contestation publique. La visibilité publique de son geste, comme « moyen ultime de se faire entendre », a mis au devant de la scène publique des problèmes sociaux latents ( Quéré, 1992 ) : les inégalités régionales, socioéconomiques, la corruption, l’absence de liberté, etc. sont devenus une affaire publique, une affaire de tous.
L’instantané du « Dégage ! » est tout autant emblématique du Momentbilder révolutionnaire que l’immolation publique. Le 14 janvier 2011, l’ensemble des organisations de la société civile, les citoyens et les citoyennes Tunisiennes avait prévu de manifester, un jour comme les autres depuis un mois. Une lettre circulait sur Facebook appelant à la désobéissance civile. Les manifestants se sont d’abord donner rendez-vous avenue Mohammed V devant le siège du parti du président Ben Ali, le Rassemblement Constitutionnel Démocratique, pour rejoindre ensuite le ministère de l’Intérieur à l’avenue Habib Bourguiba. Là, des milliers de personnes scandent « Dégage ! » accompagné d’un mouvement de bras levé oscillant la main de droite à gauche6. Cette maxime, comme un acte de discours, ordonne et précipite la fuite de Ben Ali et de sa famille le soir même. Tous ont investis l’espace public, espace signifiant de l’oppression, de l’absence de liberté et de l’impunité, et l’ont fait siens, demandant à exclure l’oppresseur.
Ces instantanés sont les témoignages d’un phénomène social, d’une production sociale historique, ils sont des représentations de la réalité sociale. Ce sont des hyperboles qui témoignent des conflits qui traversent la société tunisienne
La maxime révolutionnaire sert durant plusieurs mois à toutes les formes de contestations sociales, politiques et économiques. Un profil Facebook portant l’inscription « Dégage ! » est adapté aux différentes circonstances, à l’encontre de différentes figures publiques. Le geste « Dégage ! » vise à la révocation du détenteur du pouvoir ou de celui qui le représente. Il est un renversement de stigmate, signifiant de l’empowerment du citoyen ordinaire. Repris dans les unes de journaux, les titres d’ouvrages, de publications et d’expositions, le geste circule hors des frontières nationales, pour se reproduire au sein d’un collectif surréaliste belge, Manifestement qui en extraira un –isme, le dégagisme relayé en France par Jean Luc Mélanchon lors des primaires de la gauche en janvier 2017 et la défaite de Manuel Valls.
Ces événements sont des instants, des expériences spatiales, temporelles et affectives dont on peut décrire une économie morale ( Fassin, 2012 ). La photographie ou la vidéo représentent des faits qui ont eu lieu dans des contextes circonscrits et descriptibles : elles sont des « analogons parfaits de la scène elle-même, un réel littéral » ( Barthes, 1961 ). Mais au-delà de ce réel littéral, de l’événement, ces instantanés sont les témoignages d’un phénomène social, d’une production sociale historique, ils sont des représentations de la réalité sociale. Ce sont des hyperboles qui témoignent des conflits qui traversent la société tunisienne et de son historicité, ici en tant que modèles culturels en lutte ( Touraine, 1984 ). Ils nous permettent de saisir, à un instant donné, les préoccupations, les enjeux, les dispositions, les dynamiques sociales et culturelles, en ce sens ils sont allégories.
Suite à l’interdiction par le doyen Habib Kazdaghli du port du niqab – voile recouvrant tous le corps et le visage – dans l’enceinte de l’université de la Faculté de lettres de l’Université de la Manouba ( Tunis ) en novembre 2011, le campus de l’université est occupé pendant plusieurs mois par une quarantaine de salafistes pour réclamer l’aménagement d’une salle de prière à l’université et le droit du port du niqab. En mars 2012, l’un d’eux, Yassine Bdiri, monte sur le mur à l’entrée de la faculté des Lettres pour remplacer le drapeau national tunisien par la bannière noire sur laquelle est inscrite « Allah ou Akbar » [Dieu est grand]. Khaoula Rechidi, une étudiante de 26 ans en master de littérature française à l’université, monte alors aussi pour empêcher son geste et tenter de remettre le drapeau national rouge et blanc. La séquence vidéo a été tournée par une étudiante. Par son geste, Khaoula Rechidi devient une héroïne nationale, la « femme qui a dit non aux salafistes » et une figure publique de la lutte contre l’ « obscurantisme ».
Ce Momentbild croise deux qualités de la modernité tunisienne : la place et le rôle de la femme et celle de l’islam dans la société ( Kammarti, 2011, 2012 ). Il oppose le drapeau tunisien à la bannière salafiste et affirme la distinction entre un islam national – « modéré, tolérant et ouvert », attaché au drapeau rouge et blanc, porté par une femme tunisienne moderne émancipée, diplômée, formée aux études supérieures et non voilée qui se bat contre les conservatismes – et un islam étranger représenté par la bannière noire – transnationale, associée à la violence et à la barbarie. Ces deux univers symboliques, l’islam national et la femme tunisienne, régénèrent l’héritage de Habib Bourguiba, socle culturel que l’héritier Béji Caïd Essebsi mobilisera dans ses conquêtes électorales autour de la formation politique de Nidaa Tounes.
Le port du voile en Tunisie représente un enjeu culturel. Il est une symbolique plurielle de signifiés et de signifiants qui engagent des orientations culturelles et des projets de société souvent pris dans des antagonismes. Par exemple, au lendemain de l’Indépendance, Habib Bourguiba, président de la République, dévoile publiquement des jeunes femmes de leurs sefsari – drapé blanc traditionnel au Maghreb qui recouvre tout le corps – lors de manifestations alors que quelques années plus tôt il encourageait le port du voile pour la défense nationale et la lutte anticoloniale. Son geste marque la rupture avec les pratiques traditionnelles, le passé, tout en scellant, symboliquement, leur accès à l’espace public et l’entrée dans la modernité. Considéré comme le zaïm, « le leader », de nombreuses Tunisiennes obéissant à ses maximes, se dévoilent et le voile, progressivement, se fait de moins en moins visible dans l’espace public tout au long des années 1960 jusque dans les années 2000. A partir des années 1970, la sémantique du voile se déplace, il devient le symbole d’un engagement politique, islamiste et son port est progressivement interdit des institutions publiques dès 1981. Sa visibilité publique, en particulier dans ses formes non traditionnelles comme le sefsari, accentue les antagonismes culturels et les distinctions sociales ( Kammarti, 2011,2012 ).
Le port du voile en Tunisie représente un enjeu culturel. Il est une symbolique plurielle de signifiés et de signifiants qui engagent des orientations culturelles et des projets de société souvent pris dans des antagonismes
En tant qu’« instantanés photographiques », ce sont aussi des images-souvenirs : ils gravent dans la mémoire nationale des expériences individuelles. Ils fixent le contemporain, les événements, les actions dans la mémoire collective : ils témoignent de l’histoire. A la fois traces et tracés, ces Momentbilder, captent et figent l’instant-événement, le Momentbild en scène historique : ils tracent les performances dans le temps et sont eux-mêmes les traces de ces performances. Rappelons que les Momentbilder de Simmel ne renvoient pas tant à la technique de la photographie qu’à sa capacité de prolonger un moment comme une figure durable ( Adams, 2014 ). Ce sont des instants, des événements à la fois éphémères, circonscrits dans le temps, et éternels, témoins de l’histoire qui perdurent dans la mémoire. Les images du corps en feu de Mohamed Bouazizi, la gestuelle du « Dégage ! », la lutte des drapeaux sur le toit de l’université de la Manouba sont comme des photographies qui fixent les instantanés dans la mémoire collective.
Les conflits comme les orientations culturelles se font connaître à travers leurs manifestations dans l’espace public et l’attention qu’ils acquièrent auprès du public. Ils peuvent parfois s’affronter en face à face. L’espace public devient leur champs de bataille. Le dimanche 25 mars 2012 sont organisés au centre de Tunis simultanément deux rassemblements, l’un fait suite à l’appel du Front tunisien des associations islamiques pour « l’application de la sharîa et la défense du Saint Coran », l’autre devant le Théâtre municipal de Tunis dans le cadre de la Journée mondiale du Théâtre, « Le peuple veut du théâtre », où des artistes s’étaient rassemblés à l’initiative de l’Association des ressortissants des instituts d’arts dramatiques.
Les manifestants du premier rassemblement ont escaladé l’horloge qui s’élève place du 14 janvier 2011, à l’intersection de l’avenue Habib Bourguiba et de Mohamed V à Tunis, brandissant la bannière noire et blanche salafiste sur laquelle est écrit Allah ou Akbar. Cette performance publique a lieu sur la place qui avoisine le ministère de l’intérieur, elle symbolise le pouvoir politique. Elle se nommait Place d’Afrique, avant de devenir la Place 3 août 1903, en référence à la date de naissance du président Habib Bourguiba. En octobre 1988, la statue équestre du président Habib Bourguiba est retirée de la place pour être remplacée par une horloge, symbole du pouvoir de Ben Ali. L’esplanade devient alors la place du 7 novembre 1987 en référence à la date du coup d’État du président Zine El-Abidine Ben Ali avant de devenir Place du 14 janvier 2011, en commémoration de la fuite du dictateur et de sa famille.
Ils se servent de la rue comme espace scénique pour sensibiliser les passants à la danse, la poésie, au théâtre, à la culture. Leurs performances animent l’espace public et l’art devient, comme la piété, une forme de résistance urbaine, politique et sociale
D’autres manifestants sont allés à l(a) (r)encontre des artistes, interrompant leur performances en scandant « rentrez dans vos théâtres, la rue ne vous appartient pas ! »12, cherchant à chasser de l’espace public l’expression artistique pour la confiner dans les lieux institutionnels qui lui sont réservés. De cet affrontement, est née l’idée du projet « Je danserai malgré tout » du collectif Danseurs citoyen. Ce collectif est créé en décembre 2012 par Bahri Ben Yahmed, danseur chorégraphe et Chouheib Cheu, danseur breakeur, il regroupe des jeunes artistes, danseurs et chorégraphes issu de l’association Art Solution, une association de promotion de la culture urbaine fondée en 2011. En réponse à « l’obscurantisme religieux » et au contrôle du corps et de l’espace par le religieux à travers la danse et l’expression artistique en public, « Je danserai malgré tout » est une série de performances chorégraphiques urbaines qui ont lieu dans des places publiques, des marchés, des transports en commun, devant des ministères, etc. Des lieux de passage qui, l’espace d’une danse, deviennent des lieux de spectacle. Deux autres initiatives utilisent aussi l’espace public comme scène artistique : Klem Echeraâ [paroles de rue] ou street poetry [poèmes de rue] fondé en 2012 se définit comme un « mouvement culturel alternatif visant à se réapproprier l’espace public et promouvoir l’écriture en dialecte Tunisien » ; et le Théâtre du Jbal (de la montagne), fondé par Adnen Helali, un théâtre itinérant se produisant au Mont Sammama (gouvernorat de Kesserine au centre ouest du pays) dans les montagnes près des maquis djihadistes.
Par son geste, Amina Sboui crée le scandale et la controverse et participe à la redéfinition du féminisme séculier tunisien. En employant son corps dénudé comme moyen d’expression féministe, elle rompt d’avec les pratiques traditionnelles de luttes pour les droits des femmes
Ils se servent de la rue comme espace scénique pour sensibiliser les passants à la danse, la poésie, au théâtre, à la culture. Leurs performances animent l’espace publique et l’art devient comme la piété une forme de résistance urbaine, politique et sociale, une manière d’apposer sa signature à cette nouvelle démocratie par l’appropriation de l’espace public.
Certaines images acquièrent un statut témoin-acteur du Moment. Elles traduisent une réalité culturelle et sociale et mettent en scène une série de dispositions sociales. Elles sont aussi performatives, dans le sens où comme un « acte de discours » ( Austin, 1970 ), la circulation de l’image agit sur le monde social et œuvrent à des productions sociales et culturelles : « quelles que soient l’origine et la destination du message, la photographie n’est pas seulement un produit ou une voie, c’est aussi un objet, doué d’une autonomie structurelle. » ( Barthes, 1961 : 127 ). En ce sens elle acquiert une capacité d’agir. Tout comme l’immolation publique de Mohamed Bouazizi (2010), les publications sur Facebook des inscriptions sur le corps nu d’Amina Sboui en 2013 symbolisent ces formes d’agirs publics qui agissent sur le public.
L’exemple emblématique, presque caricatural, avec celui de Mohamed Bouazizi ( 1984 – 2011 ), pour décrire cette nouvelle forme personnelle de participation à la polis par la mise en public du corps et de l’intime – le corps en feu dans un cas, le corps dénudé dans l’autre – est celui d’Amina Sboui qui à l’âge de 18 ans devient une figure publique à l’échelle nationale et internationale pour avoir diffusé sur le réseau social Facebook en février 2013 une photo de son torse, les seins nus, sur lequel est inscrit en anglais « Fuck your moral » puis un mois plus tard, une nouvelle photo le torse nu avec le texte originalement en arabe : « Mon corps m’appartient, il n’est l’honneur de personne ». Deux inscriptions corporelles qui dénoncent les conservatismes et la domination sociale et culturelle du corps de la femme. Elle découvre les Femen sur Internet et décide d’adopter leur méthode de revendications féministes en utilisant son corps, son torse nu, comme moyen d’expression publique. Elle prendra ses distances avec le mouvement durant son incarcération en août en raison de leur « islamophobie ». Sa décision fait suite à la simulation d’une prière musulmane devant l’ambassade de Tunisie à Paris pour sa libération et celle des trois autres membres qui avaient été arrêtées à Tunis et inculpées pour atteinte à la pudeur en mai 2013 lors du procès d’Amina Sboui. Les protagonistes imitaient le geste de la piété islamique, la prière, les seins nus, certaines vêtues de bas, et scandaient «Femen akbar, Amina akbar, Marguerite akbar, Pauline akbar, Joséphine akbar » .
Par son geste, Amina Sboui crée le scandale et la controverse et participe à la redéfinition du féminisme séculier tunisien. En employant son corps dénudé comme moyen d’expression féministe, elle rompt d’avec les pratiques traditionnelles de luttes pour les droits des femmes et se distingue de l’establishment du féminisme institutionnel qui œuvre au changement social par la voie des institutions, le droit et l’action politique. Amina Sboui propose à l’inverse, une transformation par le bas, horizontale. Même inspiré des Femen, son geste ne suppose pas une action concertée entre les membres du mouvement, tel qu’il a pu l’être pour les actions menées pour la soutenir devant le tribunal de Tunis. Expression personnelle de son corps en public, son geste est nominatif : il engage sa personne et non une association ou une organisation. Par ses méthodes et son propos – elle ne réclame pas de droit, elle déclare son émancipation.
La nudité de son torse transgresse la pudeur islamique et défie le conservatisme islamique mais elle s’oppose tout autant aux valeurs patriarcales traditionnelles et au contrôle social du corps de la femme : elle s’adresse à toutes les formes de conservatismes, islamiques et séculiers. Suite à cette publication, elle est menacée de mort par des islamistes, mais la distanciation des associations féministes d’avec son geste montrent qu’elle a autant heurté les normes islamiques que séculières. Elle a été soutenue par l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, la plus emblématique des organisations féministes de la lutte pour les droits des femmes en Tunisie, mais elles ont cependant exprimé leur distance d’avec les méthodes employées par la jeune femme.
Khaoula Rechidi, devenue une héroïne nationale, a été décorée de l’Ordre du mérite alors qu’Amina Sboui a été réputée de troubles psychiatriques, menacée de mort et emprisonnée avant de s’exiler à Paris
Khaoula Rechidi et Amina Sboui sont deux jeunes femmes tunisiennes qui à travers leurs performances publiques sont devenues des symboles de la lutte contre le salafisme. Pourtant le traitement social, politique et juridique envers les gestes de l’une et de l’autre ont été différents : Khaoula Rechidi, devenue une héroïne nationale, a été décorée de l’Ordre du mérite alors qu’Amina Sboui a été réputée de troubles psychiatriques, menacée de mort et emprisonnée avant de s’exiler à Paris. Cette différence de traitement laisse supposer que Khaoula Rechidi incarne la figure d’un establishment séculier Tunisien : celui de la modernité qui lutte contre le conservatisme religieux principalement par le biais de références occidentales ( droits et libertés universels ) ou islamiques ( l’ijtihad, l’adoption de pratiques haram, illicites, comme boire du vin, etc. ) mais respectueux et attaché à la définition d’un islam national. Amina Sboui propose un autre modèle, elle défie et offense l’establishment islamique tout autant que séculier qui voit dans ses gestes une transgression des actions féministes normalement pratiquées et montre, contre tout attente, que religieux et séculiers s’accordent à sanctionner la nudité publique, même partielle du corps, et à contenir la pudeur féminine en public.
La série d’instantanés qui suit la période révolutionnaire, le Momentbilder de la thouara, peut être décrite comme la bataille des religieux et des séculiers. Cette période s’illustre par des performances publiques orientées vers la confrontation autour de l’islam, de la laïcité, du sécularisme
Comme un stigmate, ces instantanés étiquettent le Momentbilder mais sont aussi eux-mêmes des clichés, c’est-à-dire des représentations de stigmates sociaux ( Goffman, 1975 ). Si l’on ( re )voit l’image du corps en feu de Mohamed Bouazizi, on l’associera au Momentbilder qui déclenche la révolution en décembre 2010, mais aussi aux inégalités sociales, économiques et régionales, à la corruption, à l’étouffant vécu de la dictature, etc. Il en va de même pour l’image des milliers de personnes qui scandaient « Dégage ! » accompagné d’un geste de la main de la droite vers la gauche le 14 janvier 2011 devant le Ministère de l’intérieur. Inversement, si l’on pense à la révolution tunisienne, on y associera une série d’images instantanées, des Momentbilder, qui apparaissent dans notre mémoire comme les stigmates de la révolution, comme pour illustrer la série d’événements qui décrit la réappropriation de l’espace public par les citoyens après une période de contrôle autoritaire par l’état : l’immolation publique, les sit-in de la Kasbah, les comités citoyens de vigilance de quartiers, etc.
La série d’instantanés qui suit la période révolutionnaire, le Momentbilder de la thaouara, peut être décrit comme la bataille des religieux et des séculiers. Cette période s’illustre par des performances publiques orientées vers la confrontation autour de l’islam, de la laïcité, du sécularisme. Apparaissent sur la scène publique autant d’islams que de sécularismes. Sont discutées, disputées, les définitions, les frontières du religieux concernant tant sa présence gouvernante, la nature de l’État et son rapport à l’islam que sa place dans la société et l’espace public. Dans cette pluralité d’islams, devient aussi plus visible sa forme des plus violentes : le terrorisme islamique. Cette période est ainsi marquée par une série d’instantanés terroristes, des agirs publics qui prennent la forme de la violence physique, mortifère.
Conclusion
Ces instantanés sont comme des photographies, ils figent l’éphémère dans la mémoire et participent à l’écriture de l’histoire contemporaine tunisienne. Ces exemples de Momentbilder mettent en avant des modes d’agir public dans lesquels les citoyens s’engagent par leurs corps, l’intime à l’élaboration de l’historicité de la société tunisienne. Ces performances ne portent pas seulement en eux les signifiés d’une revendication économique, sociale ou culturelle, elles sont aussi l’expression publique de la participation, de l’appropriation et de l’investissement par les citoyens des lieux jusque là réservés de la polis. Ils déplacent la catégorie du politique vers le public et sont l’expression d’une démocratie participative, d’une « démocratie de la place publique » ( Göle, 2013 ).
Engageant leur corps en public à travers des performances corporelles et personnelles telles l’immolation, le sit-in, la danse, les prières de rue, le hissage de bannières dans des lieux publics, les protagonistes cherchent par leurs gestes à définir les normes publiques et les orientations culturelles de la société en devenir dans l’espace public. Leurs engagements se manifeste à travers le street politics ( Butler, 2011 ) en mettant en scène le corps, l’intime, il participe à la vie publique ( Arendt, 1983 ). La piété tout comme l’art deviennent des modes d’appropriation de l’espace public.
Le pouvoir politique ne participe plus seul à la définition des normes publiques. L’espace public est une scène de confrontations de langages corporels, une arène publique où se produisent des luttes d’orientations culturelles, d’aspirations sociales, de pratiques et de visions du monde en conflit. Dans le conflit qui oppose ces antagonismes culturels, s’institue paradoxalement une forme de dialogue et d’unicité (Simmel, 2004). Cette forme de dialogue loin de signifier l’absence de violence montre au contraire que la norme dominante se construit dans un rapport de force qui oppose les différents groupes sociaux. Les pratiques, les orientations culturelles sont discutées, disputées et négociées. Dans cet échange, ils reformulent et ( re )dessinent des frontières morales d’une communauté nationale ( Fassin, 2012 ).