Paroles de femmes

Michèle Fitoussi

Journaliste, Tunisie

Retournant en Tunisie, son pays d’origine, après la révolution pour travaille, l’autrice y respire cet esprit de fierté qui lui stimulait l’image de la « Tunisie au temps d’or », connue a traves la nostalgie de ses parents.mutaciones.  


La bouche de la brune se tord dans un cri. Ses bras sont levés au dessus de sa tête, on devine qu’elle porte une bannière qui forme comme un auvent de toile. Autour d’elle, des visages, une foule, en mouvement. Derrière, à la hauteur de sa chevelure, on a brandi deux pancartes. L’une proclame : « Juifs, Musulmans Chrétiens, nous sommes tous des Tunisiens ». L’autre : « Laïcité = Liberté ».

Dix fois par jour, depuis quelques mois, je passe devant cette figure moderne de la pasionaria, « La Marianne Tunisienne », accrochée au mur de mon entrée. Presque à chaque fois, je m’y arrête. J’ai acheté la photo à une jeune artiste très douée, Rim Temimi. Elle était, comme moi, à la manif pour la laïcité du 18 février 2011, à Tunis, et comme moi, elle a fixé ce moment, bien mieux que je n’ai su le faire (mais je ne suis pas photographe). Nous ne nous sommes pas vues. Il y avait beaucoup de monde. 3000 personnes, hommes, femmes, enfants, marchaient le long de l’avenue Bourguiba. Rim était là, comme tous les autres jours depuis le début de la révolution tunisienne, dès les premières manifestations qui ont abouti au départ de Ben Ali. Son objectif a capté les temps forts.

J’étais venue à Tunis avec Marie-Françoise C., journaliste à ELLE comme moi, interroger les Tunisiennes sur les conséquences de la révolution selon elles. Leurs droits, acquis depuis Bourguiba, en font les femmes les plus avancées du monde arabe. Se sentaient-elles en danger ? Avaient-elles peur d’une régression due au retour du parti islamiste Ennahda ? Espéraient-elles des jours meilleurs ?

Nous avions vu des dizaines de femmes, jeunes et moins jeunes, féministes ou pas, des chefs d’entreprise et des boulangères, des intellectuelles et des ouvrières, des lycéennes et des grands-mères, des voilées et des têtes nues. A chaque fois les réponses nous bousculaient, nous dérangeaient ou nous confortaient dans notre admiration. Nous étions épatées par ce que nous entendions, comprenions, devinions, par la liberté de ton, par la parole enfin libérée, par l’intelligence, la lucidité, et surtout par ce flot d’espoir que le départ de Ben Ali avait suscité. Même si la crainte affleurait au détour d’une phrase, la fierté était là, brandie comme un étendard.

Mais ce reportage n’était pas anodin pour moi. Je suis née à Tunis. Ma mère y est née. Mes grands-parents maternels aussi. Mon grand-père avait une grande mercerie, à l’angle de la rue Amilcar et de la rue des Belges, en face du marché, à côté de la brûlerie de café dont le souvenir de l’arôme persistant emplit toujours mes narines un demi-siècle après mon départ. Mon père est né à Sousse. Comme ses parents avant lui. Jusqu’à mes arrière-grands-parents, tous mes ancêtres reposent sur la terre tunisienne. Mon second prénom est Reine, traduction de Sultana, le prénom de ma grand-mère paternelle. Le troisième prénom de ma mère est Zouiza, le second prénom de mon père est Youssef, du nom du rabbi Al Maarabi. Ma grand-mère est allée se recueillir sur la tombe de ce saint homme juif après un rêve prémonitoire et huit ans de mariage stérile. Mon père est né neuf mois plus tard.

En Tunisie, mes parents me l’ont toujours raconté, toutes les communautés vivaient en paix, juifs, chrétiens, musulmans, français, italiens, corses, arabes. Cette nostalgie d’un âge d’or que je n’ai pas connu, ou seulement dans le ventre maternel, me poursuit depuis toujours. Je me suis construite avec. La Tunisie était ce petit pays où la vie était douce, où tout était occasion de chanter et de rire, où le soleil, la mer, le pain, l’huile d’olive et l’harissa, et le verre de boukha, le soir, à la fraîche, étaient notre dénominateur commun.

Mes souvenirs d’enfant – je suis partie à l’âge de cinq ans – ont peu fixé les visages, ou les scènes. Ils sont avant tout sensuels, couleurs, odeurs, sensations, sons, rien de palpable. L’odeur du jasmin, des feuilles du figuier, de la fleur d’oranger, me font chavirer. L’azur liquide du ciel, les reflets du soleil sur les vagues, le sable brûlant sous la plante des pieds, la lumière violente de midi, le sel sur la peau, l’appel du muezzin… La Tunisie rêvée est collée à ma peau comme un tatouage indélébile, elle est ma matrice méditerranéenne, mon passeport oriental, celle qui fait que partout je me reconnais un havre, un toit sur quatre murs chaulés, en Grèce, en Italie, en Sardaigne, en Sicile, en Espagne, en Israël, en Egypte… Il suffit d’une porte bleue, d’un chat efflanqué en maraude, de fruits trop mûrs sur les étals d’un marché, il suffit de mezzés, de tapas, de kemia sur la table, de l’odeur de l’ail frit qui s’échappe d’une fenêtre ouverte, d’une sieste entre des draps blancs, persiennes closes. Il me suffit de m’asseoir et de regarder la mer.

Je suis revenue en Tunisie, parfois deux ou trois fois l’an. Souvent aussi, j’ai laissé passer les années. Ma ville d’élection est Paris, j’y suis bien, je suis une exilée consentante dont les identités se fondent dans l’anonymat d’un territoire urbain. Et puis j’aime découvrir le monde, arpenter l’inconnu. La Tunisie me semblait limitée, prévisible, sans espoir de changement, même si, en dépit de la dictature sur laquelle moi, comme les autres, je fermais les yeux, je saluais l’irruption de la modernité et l’essor d’une classe moyenne. J’y allais avec des sentiments mélangés, née ici mais n’être pas d’ici. Reconnaître la musique de la langue mais ne pas en comprendre les mots. Ressentir sans appartenir. Etre impuissante à l’expliquer.

Et pourtant, chaque fois que j’atterrissais à Tunis ou à Djerba, dès que je descendais de l’avion et que le vent chaud me saisissait au visage, cette part qui est autre, enfouie tout au fond de moi, revenait immédiatement à la surface. C’était peu et déjà beaucoup pour ne pas me sentir tout à fait étrangère.

Mais ce voyage-là a été différent. Tout de suite, l’émotion a pris le pas sur le reste. Elle est arrivée peu à peu, au cours de mes rencontres. J’ai cherché et trouvé la complicité avec ces femmes, Ramla, Syrine, Chérifa, Leïla, Héla, Mouna, Sonia, Irane… Soudain, elles étaient mes soeurs, mes cousines, ma famille, comme si je revenais de loin, comme si elles me faisaient de la place. Elles me ressemblaient et je leur ressemblais. Je les comprenais sans qu’elles aient besoin de parler. J’expliquais à Marie-Françoise, le sens des gestes et des paroles, les lieux, les coutumes, la cuisine… J’avais, pour la première fois, le sentiment d’être un peu comme chez moi.

Cette après-midi-là, avenue Bourguiba, portée par la foule qui scandait en arabe les mots de liberté, de paix, de tolérance, des mots réconciliant les religions, les croyances, j’ai été bouleversée et fière moi aussi. Fière de mon petit pays.