Musulmans aux USA et en Europe

Les contextes européen et nordaméricain divergent en raison des différences institutionnelles qui encadrent la présence des religions dans le domaine séculier.

Valérie Amiraux

Comparer les situations des populations musulmanes dans les Etats-membres de l’Union européenne (UE) et aux Etats-Unis est à la fois simple et compliqué. Cette simplicité et cette complexité sont en partie liées avec les effets de la globalisation. La simplicité d’une comparaison de la situation des musulmans de chaque côté de l’Atlantique tient en effet à ce que la globalisation, entendue comme mouvement d’intégration mondiale (économique, culturelle, juridique) et d’interconnection des espaces sociaux, expose l’ensemble des Etats et des populations dans le monde à des épreuves communes (ou aux effets de celles-ci) qui, même lorsqu’elles se déroulent sur des territoires lointains, résonnent au plus près. La complexité de cette même comparaison est une conséquence des limites d’une analyse de la globalisation. On ne peut comparer les situations de musulmans de chaque côté de l’Atlantique sans tenir compte de la variété des contextes et des trajectoires historiques : variété des histoires migratoires et des origines des populations musulmanes, pluralité des modèles institutionnels fixant les relations entre Etat et Eglises, légitimité ou illégitimité de la religiosité dans les espaces séculiers, dynamiques multiples de la sécularisation, des laïcités, etc. La présence de musulmans est, dans les deux cas, liée à l’histoire migratoire ; mais le profil socio-démographique des populations est pourtant différent. La migration peu qualifiée qui converge vers les pays d’Europe, souvent issue des anciens territoires coloniaux (Afrique du Nord, Afrique sub-saharienne, Asie du sudest) mais aussi de Turquie, contraste avec celle, plus qualifiée, qui constitue les American Muslims, en provenance du Moyen-Orient, du sud-est asiatique et d’Afrique.

Diversité des populations et ignorance des chiffres

En Europe comme aux USA coexistent plusieurs groupes de musulmans. Les « musulmans historiques » sont, dans les ceux cas, arrivés avant les vagues migratoires. Il s’agit des musulmans afro-américains, descendants des esclaves aux USA, ou des musulmans des empires coloniaux (aux statuts multiples), comme pour la Grande-Bretagne ou la France. On trouve ensuite des musulmans issus des mouvements migratoires post-seconde guerre mondiale. Ce sont ceux que l’on appelle les musulmans post-coloniaux, les musulmans « démographiques », les « enfants de migrants » ou « jeunes issus de l’immigration » en Europe dont il est difficile de savoir avec précision combien ont acquis la nationalité de leur lieu de résidence (pour ceux qui n’avaient pas déjà la citoyenneté comme dans le cas britannique). Aux USA, les migrations musulmanes sont légèrement plus tardives qu’en Europe. 92 % des American Muslims entrés avant les années quatre-vingt-dix sont naturalisés. La dernière catégorie regroupe les musulmans « de passage », ceux qui ne restent pas.

Dans les deux contextes, européen et nordaméricain, il est impossible de quantifier les populations musulmanes. Les recensements européens (à l’exception du Royaume-Uni depuis 2001) et américain ne posent aucune question relative à l’appartenance confessionnelle. Les estimations (18 millions, soit 4,5 % de la population totale de l’UE et sept millions aux USA, soit 0,6 % de l’ensemble de la population) reposent sur des inférences faites de l’origine nationale ou ethnique des primo-migrants. Dans les deux cas, on en sait plus sur les musulmans engagés dans la vie du culte, que sur les un-mosqued Muslims. La croissance de la population musulmane de l’UE est aujourd’hui principalement naturelle, et marginalement due à la migration (un million par an dit-on pour l’UE, la plupart dans le cadre du regroupement familial et demandeurs d’asile). Constituée d’une majorité de naturalisés (par naissance, par mariage, par naturalisation), cette population tend à disparaître de la statistique, à devenir invisible, et la mobilité migratoire n’est plus une caractéristique pertinente pour comprendre les trajectoires de la socialisation. Aux USA, 68 % des musulmans sont de première génération et 7 % de la seconde. L’islam y est devenu, comme en Europe, une question post-migratoire, mais toujours enchâssée dans les problématiques du racisme, de la discrimination et des inégalités. Les divisions internes des populations musulmanes empêchent de parler d’une seule et unique communauté et ouvrent de nombreuses discussions quant au leadership, religieux ou politique, des communautés musulmanes. Islam noir américain et islam des migrants ne partagent ni les mêmes objectifs ni les mêmes structures. Ces lignes de distinction continuent de recouper des frontières ethniques et linguistiques, des expériences historiques différentes, en plus des distinctions inter-générationnelles et de genre. Globalement, européens et américains partagent une représentation plutôt négative de l’islam (comme religion, culture) et une large ignorance de ce qu’est l’islam. Les américains éprouvent ainsi plus d’hostilité pour l’islam que pour les musulmans. Cette distinction n’est pas que rhétorique. Elle a une signification sociale et politique : culte et individus ne sont pas des équivalents. Parmi les préjugés contribuant à la perception négative de l’islam, l’inégalité hommes-femmes reste le principal thème de discussion. Côté européen, les musulmans résidant à Londres, Paris, Berlin s’identifient avec le pays dans lequel ils vivent tout en continuant de considérer que la religion a une part importante dans leur vie (68 % Paris, 85 % Berlin, 88 % Londres). Si aux USA l’appartenance religieuse ne semble pas affecter une dynamique sociale globalement ascendante permettant de parler d’une « classe moyenne » musulmane, la situation des musulmans en Europe reste très affectée par la convergence entre représentations négatives, confusion des genres (musulman=étranger) et pratiques d’exclusion. Les auteurs concordent toutefois quant au constat de l’insertion des identifications comme musulmans au sein d’un réseau d’appartenances très complexe. La distance vis-à-vis des parents migrants est forte, comme dans les contextes européens. La partie de la jeunesse musulmane américaine née aux USA, passée par l’université et insérée dans le marché du travail semble acquise à « l’ethos de la middle class », à distance d’une conception conservatrice et défensive de l’islam. Des velléités de maintien et de reproduction des structures communautaires côtoient des trajectoires plus assimilationistes. La très forte interaction entre la politique internationale et la perception des populations musulmanes se ressent dans les deux contextes. De manière plus virulente si on les compare à d’autres Etats européens où des discussions similaires ont lieu (au Pays-Bas, en Belgique), le débat sur l’identité nationale lancé par le gouvernement français en septembre 2009 et le rapport de la mission d’information parlementaire sur la pratique du port du foulard intégral (rendu en janvier 2010) sont deux indices forts de cette vitalité d’une animosité généralisée vis-à-vis des populations musulmanes. En quelques semaines, la discussion conduite d’en haut (responsables politiques, préfectures) a rapidement tourné au procès public d’une « culture », d’une « tradition », dont le foulard intégral (aussi appelé burqa) incarnerait le parangon, à la fois de pratiques « barbares et intégristes » posant un « défi de civilisation », mais rappelant aussi qu’il s’agit « d’un enjeu géo-politique » (propos du président de la mission parlementaire, le 21 octobre 2009).

Y-a-t-il un avant et un après le 11 septembre 2001 ?

Les attentats du 11 septembre 2001, puis, à d’autres échelles, ceux de Madrid (mars 2004) et de Londres (juillet 2005), constituent un élément important de l’analyse de la prégnance de la globalisation dans la lecture des situations des musulmans dans les pays de l’UE et aux USA. Ils ont d’une certaine façon intensifié la mise en relation de questions internationales et de préoccupations plus nationales. Il y aurait un avant et un après 11 septembre. C’est en tout cas de cette façon que le récit s’est mis en place pour expliquer aux opinions publiques et aux agences de sécurité le déclenchement d’un supposé « changement de paradigme » plaçant les clivages culturels et religieux au rang de menace prioritaire en matière de sécurité internationale. Avant 2001, les musulmans dits « de l’intérieur » sont avant tout conçus comme des publics cibles des politiques sociales et d’intégration, des acteurs sociaux pris dans les rets d’une lecture de leurs positions en lien avec les trajectoires migratoires. Après 2001, la figure du home grown terrorist, du « dormant », devient l’incarnation efficace de la déterritorialisation et de l’ubiquité que les populations musulmanes semblent incarner par excellence lorsqu’ils se trouvent en situation minoritaire. Les mesures de lutte contre le terrorisme qui sont mises en place après le 11-S sur le sol américain puis dans les Etats membres de l’UE, entraînent des modifications importantes des législations dans la plupart des contextes. Elles se durcissent après les attentats de Madrid et de Londres, notamment dans les régimes de libertés publiques (contrôle et surveillance des lieux de culte, des autorités cléricales, des associations religieuses, politique des visas, expulsions d’imams, etc.). Presque 10 années plus tard, force est de constater qu’elles ont effectivement impulsé un certain nombre de stigmatisation et de discrimination, dans un contexte général plus ouvertement « islamophobe » qu’auparavant. Comment le religieux devient-il spécifiquement une variable associée au risque et à l’insécurité ? Après le 11-S, mais plus encore suite aux attentats de Londres en juillet 2005, et la découverte du profil particulier des auteurs supposés de l’attaque, la suspicion s’accélère visà-vis des musulmans de l’intérieur et de leur capacité d’action jusqu’à poser l’hypothèse d’une responsabilité des projets multiculturalistes en Grande Bretagne. Le lien entre socialisation à la radicalisation et au terrorisme passerait par un déficit d’intégration, de participation et, plus récemment, de reconnaissance. Le 11-S incarne aussi la collusion de deux agendas, celui de politique internationale et étrangère, celui des politiques sociales et d’intégration.

Sur les deux rives de l’Atlantique, force est de constater que les attentats ont certainement contribué au développement d’une logique d’affrontement entre deux visions de l’islam et des musulmans qui nous mettent face à un paradoxe. D’un côté, les postures d’hostilité se font plus explicites vis-à-vis de tout ce qui peut être rattaché à une supposée « tradition » ou « culture islamique », notamment à l’appui de la thèse du clash des civilisations. De l’autre, les responsables politiques de toutes tendances ont, immédiatement après les attentats, souligné l’importance de la distinction entre musulmans de l’intérieur (les bons) et musulmans de l’extérieur (les méchants) des sociétés occidentales. Les peurs occidentales de l’islam et des musulmans qui se manifestent dans le contexte post-11 septembre ne sont pas des conséquences directes de cet événement. Elles se nourrissent de représentations produites à l’échelle macro, imbriquée dans des questionnements de politique internationale et nourrie de sédimentations historiques, et à une échelle micro, plus directement centrée sur les individus acteurs du terrorisme et sur les voies de la radicalisation. Elles s’accompagnent aussi d’un regain d’intérêt pour ces mêmes populations, perceptibles à différents niveaux, parmi lesquels l’augmentation inédite de ventes d’ouvrages en lien avec le monde arabo-musulman dans l’immédiat après 11 septembre. Inattendu ? Les conversions à l’islam chez les hispaniques (près de 200 000, soit 30 % de plus qu’en 1999) seraient l’effet d’un intérêt plus manifeste pour l’islam depuis 2001 et la rencontre heureuse de deux groupes minoritaires.

Cette iconographie du bon vs le mauvais musulman a notamment été soutenue par une rhétorique cherchant à dissocier l’islam de la violence et du terrorisme. Le paradoxe se trouve dans la polarisation entre, d’un côté, plus de stigmatisation et le développement d’un espace renouvelé du racisme spécifiquement anti-musulman (appelée islamophobie en Europe) à partir de pratiques discriminatoires ou de profilage racial, mais de l’autre, une présence dans l’espace public plus protégée avec, dans certains cas comme en France, des efforts politiques intensifiés pour créer un Conseil français du culte musulman, ou au Royaume-Uni avec des consultations politiques plus engagées auprès des populations musulmanes. Celles-ci ont eu des réactions très diverses face à ces agressions. Aux USA, l’attachement à l’Amérique, aux valeurs du lieu de vie, a pu se faire plus explicite. Au Royaume-Uni, plusieurs ONG ont activement mené campagne contre ces abus. En Allemagne, des universitaires ont dénoncé les effets à long terme d’une rupture du dialogue avec les musulmans. La cartographie de la menace intérieure a fait de la variable religieuse « islam » son épicentre. L’association du risque et de l’islam, l’assimilation des musulmans à une menace se développent différemment selon les Etats, notamment en fonction des expériences antérieures du terrorisme islamiste avant le 11-S, selon la réflexivité sur les passés coloniaux. La confusion des genres entre musulmans citoyens des Etats européens ou des USA et musulmans-potentiels terroristes ne s’opère pas de manière uniforme et la chronologie migratoire comme les choix en matière de politique d’intégration interfèrent. Dans le cas des USA, cette association rejoint la diplomatie agressive du département d’Etat au MoyenOrient (en particulier le soutien à Israël) et l’engagement sur le terrain de l’armée américaine sur différentes scènes du monde musulman (Irak, Afghanistan entre autres). Le discours de Barack Obama au Caire en juin 2009 en porte la marque. Les repères chronologiques de la montée de la représentation internationale du monde musulman comme site de production d’une menace islamiste sont communs à l’UE et aux USA, depuis la Révolution iranienne de 1979 et le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan 10 ans plus tard, jusqu’à la récente guerre en Irak et la présence militaire multinationale en Afghanistan. L’engagement de la Grande Bretagne et de l’Espagne aux côtés de l’administration Bush a d’ailleurs fait entrer ces deux Etats dans le tourment de la justification de ces choix politiques auprès des musulmans de l’intérieur.

Conclusions : les effets du contexte institutionnel

Moreover, freedom in America is indivisible from the freedom to practise one’s religion. (…) That is why the United States government has gone to court to protect the right of women and girls to wear the hijab, and to punish those who would deny it » déclarait Obama dans son discours du Caire en juin 2009. Le contraste est fort avec les Etats membres de l’UE qui, tous, à des degrés variés, s’attèlent à restreindre la visibilité du foulard islamique dans les espaces publics. L’angle sous lequel les contextes européens et nordaméricain divergent le plus clairement tient aux différences de dispositifs institutionnels qui encadrent la présence des religions dans le domaine séculier. Elles reflètent différentes trajectoires historiques de sécularisation et incarnent différentes manières de vivre sa foi et d’exprimer sa religiosité. Sur ce plan, les agencements sont aussi variés que les histoires nationales. La continuité des débats européens sur « islam et espace public » se concentre dans la plupart des Etats sur la question de la représentation, de l’organisation du culte et dérape sur des enjeux de visibilité des individus. Les enjeux de la représentation du culte musulman sont ainsi débattus partout en Europe, indépendamment du cadre de régulation du lien entre Eglises et Etat (stricte séparation, Eglise reconnue, système de type concordataire, etc.), et aboutissent dans la même impasse : l’incapacité de fédérer les différents courants associatifs et d’identifier un seul et unique représentant légitime des communautés musulmanes. La séparation aux USA n’a pas le même impact et les enjeux d’organisation et de représentation du culte musulman n’y sont pas prioritaires.

La spécificité de l’ordonnancement politico-religieux américain est, comme notre sujet, à la fois simple et complexe. Depuis 1940, la séparation des Eglises et de l’Etat, acceptée comme principe depuis 1791, s’applique dans tous les Etats fédérés. C’est, en peu de mots, le fondement d’une laïcité américaine d’un type inconnu en Europe, en ce qu’elle combine une définition constitutionnelle d’un ordre laïc et une sorte de permanence d’un esprit plus « théocratique » héritée de la période antérieure, au cours de laquelle chaque contexte étatique déterminait les conditions législatives de la préférence pour une confession ou une autre. Reprenant la terminologie tocquevillienne, on parle souvent de la combinaison effective de « l’esprit de religion et de l’esprit de liberté ». C’est finalement dans l’acceptation de la religion civile, dans la présence publique d’une forme de religiosité légitime, que le contexte américain se distingue le plus de l’UE. Il n’existe pas de reconnaissance institutionnelle officielle des Eglises (le non establishment), mais l’implication de celles-ci auprès des citoyens dans la sphère civile est légitime de sorte que la « religion civile » et la religiosité des citoyens sont ceux qui lient esprit de religion et esprit de laïcité. Là où les contextes politiques européens privilégient une approche par les organisations (associatives, cultuelles) ou à l’appui d’individualités aux positions tranchées (Tariq Ramadan, Ayaan Hirsi Ali, Necla Kelek), l’islam aux USA se définit « d’abord par la piété et l’expérience religieuse plutôt que par le rituel et l’organisation politique ». Les discussions sur l’intégrisme peuvent alors s’engager sereinement en ce qu’on retrouve chez les musulmans, les mêmes paradoxes que pour d’autres communautés confessionnelles : des enclaves où se développe un entre soi simultanément protecteur et défenseur du groupe, cohabitent avec un activisme social et culturel, quelquefois politique, plus ancré dans des problématiques « locales ». Cette différence de présence publique de l’islam aux USA doit aussi être replacée dans le contexte de la discrimination raciale, et de la pertinence des clivages « raciaux » dans les rapports sociaux. En un sens, tous les musulmans ne sont pas « également égaux » aux USA.