Mariés avec le pétrole

Le développement urbanistique n’a pas respecté la tradition ni l’environnement. La crise doit servir à s’orienter vers un équilibre écologique, économique et social

Traudel Schwarz-Funke

Dans le Golfe, le dynamisme du développement urbanistique a augmenté avec l’exploitation du pétrole. La richesse liée à cette découverte a entraîné la disparition, ou la profonde transformation, des villesoasis traditionnelles, qui s’étaient développées dans le respect de l’environnement et des traditions islamiques. En l’espace de quelques dizaines d’années, d’énormes villes « pétrolières » artificielles, véritables antithèses de la villeoasis, sont nées. Les conceptions urbanistiques occidentales des années soixante et soixante-dix et une composition démographique totalement différente ont influencé le développement urbain pendant ce boom économique. Conscients que le pétrole ne durerait pas toujours, les villes, avec Dubaï et Bahreïn à leur tête, commencèrent à se tourner vers l’avenir. Alors que se produisait une transformation sociale, le nouveau millénaire vit apparaître un changement urbanistique, aujourd’hui visible dans les Émirats arabes unis (EAU), à Bahreïn et au Qatar. En Arabie saoudite, au Koweït et à Oman, la planification des villes post-pétrolières a également commencé, même si cette transformation n’est pas encore visible. Une fois de plus, ce développement post-pétrolier a été guidé par les intérêts économiques et certains secteurs comme le commerce, le tourisme et la banque ont été les principaux privilégiés. Le concept de durabilité est devenu essentiel il y a peu, avec les répercussions de la crise économique mondiale sur la région. La durabilité et le besoin de réfléchir et d’agir de façon écologique semblent constituer le remède aux problèmes découlant du rapide développement des villes pétrolières et des décisions économiques à court terme prises pendant l’ère post-pétrolière.

La ville-oasis

Les fondements économiques des villes-oasis étaient surtout l’agriculture, la pêche et le commerce. Ces villes étaient régies par une forte organisation tribale avec un gouverneur unique (le cheik) et caractérisées par une ségrégation toujours tribale, mais aussi ethnique et religieuse. Plus encore, la ville-oasis islamique était généralement dominée par une nette séparation entre les vies publiques et privées, dans laquelle l’habitat privé occupait la plus grande part du sol. Le gouverneur distribuait les terrains publics pour y placer des mosquées, des cimetières et des marchés. La mosquée et le palais des cheiks occupaient le centre de la ville, la première servant d’espace public pour les rencontres religieuses et politiques. Les souks, seuls espaces publics en dehors de la mosquée, consistaient en de petites échoppes alignées dans les rues principales. La largeur de ces rues devait être au moins l’équivalant de deux chameaux chargés. Les routes ne suivaient aucun plan précis : les directions s’adaptaient même au fil du temps, au fur et à mesure de l’apparition de nouvelles constructions et des espaces restant libres. La distribution de la terre réservée à un usage privé suivait la règle commune, selon laquelle le territoire non construit pouvait être librement utilisé et bâti dans le cadre des initiatives particulières des habitants. Le résultat fut un processus collectif de construction, caractérisé par la participation de toute la famille. La connaissance des techniques de construction est passée d’une génération à l’autre. Les lois et codes de construction reposaient sur les traditions islamiques et répondaient aux contraintes des conditions climatiques du désert. Les édifices étaient construits avec des matériaux caractéristiques de la région (pierre, briques, adobe, troncs et feuilles de palmier). Les agglomérations étaient généralement construites sur des terres non fertiles, puis entourées d’un mur de protection. De petites ruelles tortueuses, dont la largeur minimale était celle d’un chameau chargé, se détachaient des rues principales pour se diriger vers les maisons particulières. Ces ruelles se ramifiaient à leur tour, pour finir parfois dans des cours de maisons appartenant à un clan ou une grande famille. La maison typique avec son patio était la construction la plus commune pour les demeures particulières. Les murs extérieurs restaient fermés, surtout à hauteur du sol. Les petites fenêtres servaient à la ventilation. Le patio et les terrasses constituaient des espaces fondamentaux de la vie familiale et garantissaient l’intimité, notamment pour les femmes.

L’intimité était également garantie par des hauteurs normalisées. L’architecture et les types de construction suivaient un même modèle au sein de la même agglomération, ce qui transmettait un sentiment d’identité partagée et d’union avec la tradition islamique. Ce genre de constructions permettait le rapprochement, tout en garantissant l’intimité des habitants. L’objet de ces rues étroites n’était pas tant d’économiser du terrain que de fournir de l’ombre, en protégeant les rues et leurs bâtiments de la lumière directe du soleil. Les murs extérieurs fermés protégeaient également les habitants des tempêtes de sable. En résumé, la ville-oasis typique était construite en étroite dépendance avec le climat du désert et la culture islamique. Aussi constituait-elle un modèle de développement urbain durable.

La ville pétrolière

La transformation socioéconomique commença avec la découverte et la production de pétrole dès le milieu du XXème siècle. Pour atteindre le niveau des pays industrialisés, les dirigeants des nouveaux États indépendants du Golfe utilisèrent les gains du pétrole pour encourager le développement d’infrastructures telles que ports, aéroports et routes. Ce développement marqua le début de l’urbanisation moderne et la fin des villes-oasis. Faute de ressources humaines, tant en termes de capacité que de niveau d’éducation, il fallut recourir à de la main d’œuvre étrangère. Des ouvriers, provenant pour la plupart de l’Asie du sud et du sud-est, se déplacèrent dans la région. Tandis que les immigrés d’autres régions du monde arabe, comme l’Égypte, constituaient la classe moyenne (professeurs, par exemple), les Occidentaux avaient surtout un rôle de consultants. Ainsi, le développement se focalisant sur la capitale et les villes industrielles, la société rurale devint urbaine et les villes commencèrent à croître à une vitesse vertigineuse. La conséquence de cette urbanisation moderne fut la perte du caractère compact des villes-oasis. Les chameaux furent remplacés par les voitures, et de larges rues furent construites. Les habitants commencèrent à se déplacer vers la périphérie, tandis que les travailleurs étrangers s’installaient au centre, pour produire ainsi un nouveau type de ségrégation. Dans les années soixante et soixante-dix, les nouveaux plans généraux furent développés par des consultants occidentaux, sur la base des modèles urbains occidentaux. L’intention de ces plans était de remplacer la structure traditionnelle de la ville, par un tracé moderne de rues hiérarchisées à l’instar des plans de développement urbanistiques typiques de l’époque. Ceci marqua la première étape vers la ville carfriendly aux rues larges et montrant une division strictement fonctionnelle, pour donner lieu à un alignement de centres d’affaires le long de rues à plusieurs voies (par exemple, Sheikh Zayed Road à Dubaï). La maison traditionnelle à patio fut remplacée par des villas indépendantes à deux étages à la périphérie de la ville, entourées d’un jardin et de hauts murs assurant l’intimité des occupants. Le besoin d’intimité reposant sur la culture islamique limitait la possibilité de combiner différents types de construction, ce qui n’avait été possible que dans les centres-villes. La croissance urbaine incontrôlée s’accompagna de la spéculation du sol et de la prolifération d’aides publiques au logement pour les citoyens locaux, qui traditionnellement refusaient de vivre en appartement. Le résultat fut un paysage urbain caractérisé par l’une des densités de population les plus faibles au monde. À l’antithèse des villes-oasis, la gigantesque consommation d’énergie de leurs habitants fit des villes pétrolières les moins écologiques au monde. Les nouvelles constructions, certes très avant-gardistes, étaient réalisées avec des matériaux peu durables : structures en béton sans isolation, grandes verrières ne prenant aucunement compte du climat du désert, etc. Ces édifices dépendent donc entièrement de la climatisation. Une autre circonstance est l’énergie requise, d’une part, pour le dessalement de l’eau et de l’autre, le gaspillage d’eau pour l’arrosage des gazons, le nettoyage des rues ou le lavage des voitures. Le gaspillage d’énergie est également lié au développement urbanistique incontrôlé, dans lequel le non-respect de la division fonctionnelle entre zones rési dentielles, zones de travail et zones de services a créée une forte dépendance de la voiture. Plus encore, la voiture devient un symbole de statut et de richesse, ce qui est un frein au développement du transport public, qui finit par n’être utilisé que par les travailleurs les plus défavorisés. Le résultat : une perte constante de la qualité de vie à cause des bouchons, de la pollution, des accidents et de l’occupation du sol urbain par des rues et des parkings. Un autre défi est la dépendance de cette société des travailleurs étrangers, avec le risque conséquent d’augmenter le taux de chômage des nationaux ainsi que la perte de l’identité nationale par l’urbanisme. Depuis quelques dizaines d’années, la population locale a été plongée dans un environnement moderne qui n’a rien à voir avec son patrimoine culturel. Les villes sont confrontées à de croissants conflits culturels entre les traditions islamiques et la société de consommation occidentale. Aujourd’hui, la question de l’identité est un motif de préoccupation, de même que les problèmes écologiques, économiques et sociaux, découlant tous de cette évolution.

Dubaï, modèle d’urbanisme post-pétrolier

À cause de ses réserves de pétrole limitées, l’émirat de Dubaï a commencé à investir dans son avenir post-pétrolier quelques dizaines d’années avant les autres pays du Golfe. Cet investissement s’est surtout produit dans des secteurs comme le commerce, la banque, le tourisme et les hautes technologies. La construction du plus grand port artificiel au monde à Jebel Ali est un parfait exemple du développement de Dubaï, transformé en centre d’affaires. En 1985, la première zone de libre commerce (ZLC) du Golfe s’établit également à Jebel Ali. De nombreuses entreprises internationales s’y implantèrent, attirées par le faible taux d’impôts, la modernité des infrastructures, la simplicité bureaucratique et la permissivité de la législation du travail. Au cours des décennies suivantes, d’autres ZLC ont été créées aux EAU, au Koweït et à Bahreïn. Le concept de ZLC a entraîné une croissance rapide des secteurs financiers et privés. Simultanément, Dubaï commença à devenir, dans les années quatre-vingt-dix, une destination internationale de tourisme de première classe. Ces objectifs sont à l’origine d’un nouveau type d’urbanisme. La privatisation de l’aménagement urbain, associée à une forme d’organisation plus décentralisée, donne lieu à un paysage urbain beaucoup plus diversifié, avec des utilisations mixtes du terrain et des typologies contrastant avec la ville pétrolière typique. Les trois plus grandes entreprises de construction (Nakheel, Emaar et Dubai Holding – toutes placées sous la tutelle de la famille royale) prévoient de nombreux projets à grande échelle, tels que des zones résidentielles, des parcs d’entreprises, de petites villes, voire même des constructions en pleine mer comme Palm Jumeirah et The World. Le premier ministre, le cheikh Mohammed ben Rashid al Maktoum, partenaire direct ou indirect des constructeurs, se charge de la répartition du sol. Plus encore, la légalisation des biens en pleine propriété a facilité le développement urbain par les investisseurs.

Marketing urbanistique et architecture

Certains lieux de référence, comme Burj Al Arab puis Palm Jumeirah, ont conféré à Dubaï une nouvelle image, dans laquelle le luxe et le tourisme ont une place privilégiée. La conception urbaine et l’architecture commencèrent à devenir des outils de marketing pour obtenir une reconnaissance internationale et attirer des investisseurs. Il est probable qu’il n’existe aucune autre ville au monde où le plan de marketing est aussi évident qu’à Dubaï, et récemment à Abou Dhabi. On a fait appel aux stars mondiales de l’architecture comme Hadid, Foster, Ando, Gehry, Koolhas et Nouvel, entre autres, non seulement pour leurs concepts mais encore parce que leurs noms font partie d’une stratégie de marque. L’image dévore le contenu. Même un projet extraordinaire comme celui de Masdar, première ville au monde conçue comme zéro carbone, zéro déchet et zéro voiture, a un arrière-goût de marque et pourrait constituer une autre bulle « durable». La rapidité du développement de Dubaï au cours des 15 dernières années a donné lieu à une perception artificielle de la ville, dans la mesure où la croissance urbaine homogène a été remplacée par les stratégies à court terme de la grande réussite économique. Une conséquence de la conception à orientation commerciale de la plupart des architectes internationaux est le caractère échangeable des projets, qui se traduit par un manque d’identité. Bien que certains architectes eussent tenté d’intégrer les modèles orientaux pour créer une nouvelle relation avec la culture locale et malgré la mise en œuvre de certaines tentatives d’architecture « verte » en réponse aux conditions climatiques, on assiste à un manque généralisé de conceptions innovatrices, susceptibles de constituer le futur genius loci de la région du Golfe. L’urbanisme et ses habitants La ville de Dubaï est composée de groupes différents, entre lesquels il n’existe aucune cohérence particulière. Le concept de ségrégation d’une ville traditionnelle arabe et orientale et le concept de la ségrégation fonctionnelle des stratégies de planification urbaine des années soixante et soixante-dix se transforment en une incohérence spatiale. Dubaï se présente en centre touristique promettant des expériences uniques à ses usagers : le principe des parcs thématiques, transféré à la ville. Il n’y a donc aucun besoin de densité. La connexion entre les groupes n’est pas physique, mais incorporelle, ce qui rend la ville fascinante. La densité de Dubaï ne se reflète pas dans son structure spatiale mais dans l’identification de ses habitants avec la « situation Dubaï » déterminée par la diversité des nationalités et des expériences multiculturelles de la vie quotidienne. La population de Dubaï se compose d’environ 13 % de citoyens des EAU, ou « locaux » et 87 % de travailleurs étrangers ou « expatriés », sans compter le grand nombre de touristes. Les expatriés ne se considèrent pas comme des citoyens mais comme les composantes d’une situation. Ils n’ont aucun droit civil, ni aucune obligation, même dans le cas des expatriés de troisième génération. Koolhaas les considère comme « la communauté provisoire des sans-droits ». La société à trois classes de Dubaï (locaux, expatriés experts et expatriés du secteur des services) implique un type de ségrégation sociale et ethnique qui conduit à l’isolement et non pas à l’intégration. Toutefois, il est surprenant de constater que la ville est capable d’intégrer cet isolement dans le concept global de Dubaï.

Vision de Dubaï 2030

Il convient d’aborder le conflit entre le récent urbanisme et le besoin croissant d’équilibre écologique, économique et social, que ce soit à Dubaï ou dans toute la région du Golfe. Puisque Dubaï est dominée par la société des services, il est nécessaire d’aller vers une société de la santé et de la nature, à travers l’éducation et la connaissance, comme dans d’autres régions du monde. Comment pourrait-être cette nouvelle vision pour Dubaï ? Les outils traditionnels occidentaux de planification urbaine n’y fonctionneront pas, en raison d’une structure artificielle et hétérogène. La récession actuelle constitue une véritable opportunité de consolidation. La région du Golfe doit migrer vers un rapprochement holistique visant à un développement stratégique durable. La carence de planification centrale doit être comblée par une planification globale et intégratrice. Pour faire face aux problèmes d’identité et d’habitabilité, l’avenir de Dubaï devrait se caractériser par la protection des ressources naturelles, l’introduction de nouvelles normes de construction et l’application des technologies modernes, allant à l’encontre d’une production massive et rapide, typique des endroits offrant des facilités aux investisseurs. Le résultat serait une amélioration de l’urbanisme en termes de structure, de conception et de consommation d’énergie. Il faudrait abandonner les outils de planification reposant sur le développement artificiel des stratégies orientées vers le marketing et s’orienter vers une implication contextuelle des défis individuels de chaque ville, résultant de la combinaison des conditions naturelles de l’endroit et de l’intégration dans un contexte global, sur un fond de culture locale. Au-delà de l’artificiel et du spectaculaire, Dubaï doit créer des valeurs à la fois uniques et résistantes aux influences économiques externes qui représentent un danger pour son indépendance. Si nous considérons Dubaï comme la première ville globalisée au monde, il y a là une grande opportunité de redéfinition du terme « urbanité ». Une identification non pas avec le lieu en soi, mais avec la durabilité d’un événement. Le débat, depuis une telle perspective, pourrait nous conduire vers un rapprochement conceptuel intéressant pour la conception urbaine et l’architecture.