Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Grand angulaire

Les intellectuels et le mouvement de septembre 2022

Farhad Khosrokhavar
Directeur d’études émérite à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris
Photographies de Mahsa Amini, Nika Shakarami et Hadis Najafi, jeunes femmes tuées lors des manifestations de septembre 2022. Naples, octobre 2022.
Marco Cantile/Lightrocket vía Getty Images

L’influence directe des intellectuels a été relative­ment faible sur le mouvement de septembre 2022. On peut distinguer cinq dimensions majeures de ce mouvement, du reste très étroitement imbriquées : la dimension féministe, la dimension démocratique, la dimension juvénile, la dimension ethnique et la dimen­sion laïque.

La dimension féministe de la sécularisation iranienne

La dimension féministe révèle la complexité du rapport qu’entretient ce mouvement avec les grandes intellec­tuelles féministes qui l’ont précédé et qui ont formu­lé, depuis les années 2000, une nouvelle vision de la femme dans la relation du genre. Ces intellectuelles ont bouleversé notamment le rapport au religieux. Contrai­rement à la laïcité française qui est « anti-religieuse » dans de nombreuses tendances, celle des intellectuelles iraniennes se veut, tout d’abord (jusque dans les an­nées 2006) conforme à une version « authentique » de l’islam qui stipule, à leurs yeux, l’égalité juridique de l’homme et de la femme. Puis, à partir des années 2010, une version sécularisée qui fait de moins en moins réfé­rence à l’islam et revendique l’égalité du genre au nom des droits humains. On peut voir cette évolution par exemple chez Shirin Ebadi qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 2003. Dans son ouvrage Iran Awakening (Beedaree Iran), elle explique ses opinions politico-re­ligieuses sur l’islam, la démocratie et l’égalité des sexes : « Au cours des 23 dernières années, depuis le jour où j’ai été démise de mes fonctions de juge jusqu’aux années où j’ai lutté devant les tribunaux révolutionnaires de Téhé­ran, j’ai répété un refrain : une interprétation de l’islam qui est en harmonie avec l’égalité et la démocratie est une expression authentique de la foi. Ce n’est pas la reli­gion qui lie les femmes, mais les diktats sélectifs de ceux qui souhaitent qu’elles soient cloîtrées. Cette conviction, ainsi que celle que le changement en Iran doit venir paci­fiquement et de l’intérieur, a étayé mon travail. » (Shirin Ebadi et Azadeh Moaveni, Iran Awakening: A Memoir of Revolution and Hope, Random House, 2006). En avril 2008, elle a déclaré à l’agence de presse Reuters que le bilan de l’Iran en matière de droits humains avait ré­gressé au cours des deux dernières années et a accepté de défendre les Bahaïs (membres d’un groupe religieux persécuté en Iran) arrêtés en mai 2008. En août de cette année, l’agence de presse de la République islamique IRNA a publié un article attaquant les liens d’Ebadi avec la foi bahaïe et l’a accusée de rechercher le soutien de l’Occident. Elle lui a également reproché d’avoir défendu des homosexuels, d’avoir paru sans voile à l’étranger, de mettre en question les châtiments islamiques et de « dé­fendre les agents de la CIA ». En décembre 2008, la po­lice iranienne a fermé le bureau d’un groupe de défense des droits humains qu’elle dirigeait.

Depuis la victoire d’Hassan Rouhani à l’élection pré­sidentielle iranienne de 2013, Shirin Ebadi a exprimé à plusieurs reprises son inquiétude face aux violations croissantes des droits humains dans son pays natal. En 2018, avec d’autres intellectuels iraniens, elle a déclaré dans une interview avec Bloomberg sa conviction que la République islamique avait atteint un point de non-re­tour et qu’elle était désormais irréformable. Elle a ap­pelé à un référendum démocratique sur la République islamique.

Les intellectuelles iraniennes à l’origine de la remise en cause du rapport d’infériorité entre l’homme et la femme au sein du droit islamique (la Charia) sont nom­breuses et elles constituent trois générations distinctes. La première est celle qui est née dans les années 1940- 1950. Shirin Ebadi, née en 1947, en fait partie. Elle a pas­sé sa jeunesse sous le chah et a commencé à s’engager dans l’action féministe après la révolution de 1979. La seconde est née dans les années 1960-1970 et a accédé à l’âge adulte sous le régime islamique en Iran, comme Mansoureh Shojaee (née en 1958), Nasrin Sotoudeh (née en 1963), Parvin Ardalan (née en 1967), Noushin Ahmadi Khorasani (née en 1969) et Nargues Moham­madi (née en 1972). Enfin, une troisième génération est née dans les années 1980-1990, comme Atena Daemi (née en 1988) ou Nahid Keshavarz (la décennie 1980). La plupart d’entre elles sont des classes moyennes édu­quées, avec quelques-unes des petites classes moyennes comme Atena Daemi ou Nasrin Sotoudeh.

Enfin, on peut faire mention des jeunes filles et des femmes qui ont trouvé la mort dans les manifestations du mouvement de septembre 2022 et qui n’avaient pas de passé de lutte, compte tenu de leur jeune âge (entre une quinzaine et une vingtaine d’années pour la plupart). Mahsa Amini avait 22 ans au moment de sa mort ; Nika Shakarami avait presque 17 ans quand elle a été tuée vers le 20 septembre par les forces de sécurité ; Hadis Najafi avait 20 ans lorsqu’elle a été abattue le 21 septembre à Karadje, près de Téhéran ; Mahsa Mogouï avait 18 ans lorsqu’elle a été tuée le 24 septembre à Ispahan ; Yalda Agha Fazli avait 19 ans et après avoir été soumise à la torture par les forces de répression du régime, elle au­rait commis le suicide. On peut dénombrer d’autres cas de cette nature qui se sont produits et qui révèlent une capacité d’action chez les jeunes femmes, mues par une nouvelle subjectivité et qui dénonçaient le voile obliga­toire et l’infériorité de la femme dans le droit islamique.

Ces jeunes activistes n’ont pas directement agi sous l’égide des intellectuelles féministes iraniennes, mais ces dernières leur ont servi de modèle et leur capacité d’action, malgré la répression massive de l’État iranien contre elles, a créé une atmosphère propice à leur refus du voile et de la soumission à un ordre patriarcal qui leur faisait violence.

La sécularisation des jeunes contre la théocratie islamique

Une des dimensions fondamentales du mouvement de septembre 2022 est la sécularisation dont font preuve les jeunes qui expriment une conception « laïque » (dans un sens à préciser) de la vie.

Dans les slogans du mouvement de 2009, le religieux était passé sous silence et les enjeux sociaux et culturels séculaires avaient pris le dessus. Celui de 2022 fait totalement fi du religieux

Ce mouvement peut être qualifié de celui de « la joie de vivre » contre un « rabat-joie » au sein d’une concep­ tion surannée du religieux. La République islamique fonde sa légitimité sur une conception « sacrificielle » de l’existence qui est proche de celle de l’islamisme sun­nite radicale qui s’en est d’ailleurs inspiré tout en dénon­çant le chiisme comme une forme hérétique de l’islam. Cette conception veut que dans l’opposition insurmon­table à l’ennemi occidental, celui-ci est la source du mal et l’agent de la sécularisation qui entend détruire l’islam de l’intérieur en lui insufflant une culture terrestre ba­sée sur l’hédonisme et le déni de Dieu. Le musulman doit savoir se sacrifier pour la cause de l’islam. Cela se produit dans la guerre sainte contre cet Occident athée et croisé dont l’une des émanations est Israël. Si le mu­sulman périt dans ce jihad, il sera martyr (chahid) et il ira au paradis. S’il vainc l’ennemi, il aura les honneurs de ce monde et de l’Au-delà. Il s’agit d’un équivalent du pari pascalien qui lui fait assurer le gain dans les deux cas. Cette culture de la mort sacrée (chahadat) a eu son heure de gloire avec la Révolution islamique de 1979 et tout au long de la guerre lancée par l’Irak contre l’Iran (1980-88). La conception d’un islam sorti de l’apathie de la période coloniale et impériale, a eu son chantre en Ali Chariati qui présentait une combinaison révolution­naire de l’islam et de la lutte des classes comme étant la seule conception authentique de l’islam et, en particu­lier, du chiisme qu’il qualifiait de « chiisme rouge ». Le « rouge » renvoyait dans une polysémie caractéristique autant au sang du « Prince des martyrs » l’imam Hos­sein (le troisième imam chiite mort dans sa lutte inégale contre le calife omeyyade Yazid en 680) qu’à la couleur rouge du communisme qu’exaltait Chariati. Pour lui la société sans classes était à l’image de l’unicité divine (towhid), premier pilier de l’islam.

Cette vision radicale du religieux s’est mariée avec celle de l’ayatollah Khomeini au sujet de la théocratie islamique (velayat faqih). Selon elle, l’État islamique est sacré et d’origine divine et s’insurger contre ses dé­crets signifie la lutte contre Dieu et un acte passible de la peine de mort (c’est répandre la dépravation sur terre, efsad fil arz). C’est au nom de cette conception que des jeunes contestataires du mois de septembre 2022 ont été condamnés à des peines de mort.

Cette vision est à mille lieux de celle de la jeunesse iranienne d’aujourd’hui qui a fait sa « révolution cultu­relle » depuis le début du XXIème siècle, à partir no­tamment du Mouvement vert de 2009. Dans celui-ci, l’exigence démocratique, la dignité du citoyen (kara­mat, un an et demi avant que cette notion ne devienne monnaie courante dans les révolutions arabes de 2010- 2011), une conception de l’ordre social sécularisé et sans référent religieux prennent le dessus. Dans cette conception, les dits « nouveaux intellectuels religieux » (no indichmandane dini) ont joué un rôle important depuis les années quatre-vingt-dix, dont Abdolka­rim Soroush, Mojtahed Shabestari, Mohsen Kadivar, Yousefi Eshkavari et quelques autres de la génération suivante. Mais déjà en 2009 on se trouve devant une société dont la jeunesse se détache du religieux et qui ne se donne plus la peine de justifier la démocratie à partir d’un islam sécularisé et pluraliste, comme le prônent les nouveaux intellectuels. Le souci majeur est désormais de prendre en considération une société responsable de ses propres actes et où aucune instance ne saurait se rehausser au-dessus des relations sociales pour réclamer des privilèges au nom de Dieu. Ainsi, le slogan essentiel de ce mouvement a été « Où est mon vote ? » suite à l’élection frauduleuse de Mahmoud Ah­madinejad à la présidence de la République pour une jeunesse qui avait voté pour le candidat Mir Hossein Moussavi qui s’était fait le porte-parole de la démocra­tisation ambivalente du régime islamique.

Le mouvement de septembre 2022 approfondit cette dimension du Mouvement vert en instaurant une vision du social où le religieux n’a aucune place. Déjà dans les slogans de celui de 2009 le religieux était passé sous silence et les enjeux sociaux et culturels séculiers avaient pris le dessus. Celui de 2022 fait totalement fi du religieux et dénonce la théocratie islamique en la personne du Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, et le clergé chiite, complices d’un pouvoir dictatorial.

Les rappeurs, les nouveaux intellectuels du mouvement des jeunes

Dans le mouvement de septembre 2022, ce ne sont plus les intellectuels au sens traditionnel du terme qui sont les initiateurs, mais par un changement de perception majeur des jeunes, les chanteurs rap. Celui qui a capté le premier le message des jeunes manifestants et l’a ex­primé dans sa chanson Beraye (Pour) est Shervin Ha­jipour.

En septembre 2022, après la mort de Mahsa Amini et lors des manifestations, Hajipour a créé cette chan­son, basée sur les tweets de protestation des utilisateurs qui débutaient par le mot « Pour ». La vidéo de cette chanson se trouvait uniquement sur sa page person­nelle d’Instagram. En trois jours, elle a enregistré près de 40 millions de visites et est devenue virale, devenant le symbole de la protestation de 2022.

Le 29 septembre Hajipour a été arrêté. Il a été li­béré sous caution cinq jours après, le régime islamique craignant que son emprisonnement n’accroisse l’indi­gnation nationale et n’apporte de l’eau au moulin des protestations.

La chanson Pour exprime l’état d’esprit d’une grande partie de la société iranienne, surtout dans sa jeunesse où le religieux ne joue plus aucun rôle et où ce sont les considérations de la vie quotidienne qui prennent le dessus :

« Pour pouvoir danser dans la rue

Pour avoir eu peur d’embrasser

Pour ma soeur, ta soeur, nos soeurs

Pour la honte d’être désargenté

Pour l’envie inaccessible d’une vie décente

Pour cet enfant qui cherche dans les poubelles (de quoi manger) et ses rêves

Pour cette économie de commandement d’en haut

Pour cet air pollué

Pour la rue Vali-Asr (une avenue majeure à Téhé­ran) et ses arbres usés (par la pollution et le manque d’eau)… »

Cette chanson et celle des autres comme Hamri Sa­man, Toomaj Salehi, Hitchkas et Emad Ghavidel ont eu un retentissement intense dans les manifestations des jeunes. On trouve dans mon ouvrage L’Iran : la jeunesse démocratique contre l’Etat prédateur (Editions Fauves, 2023) une description exhaustive de cette jeune géné­ration du rap qui a pris la place des intellectuels dans l’expression des aspirations des jeunes.

Toomaj Salehi, quant à lui dénonce l’apathie d’une société qui refuse de bouger de peur de mettre en cause le confort égoïste et individuel de chacun. Dans sa chan­son Soorakh Moosh (Trou du rat), de 2021, il critique ceux qui, par peur ou par intérêt, restent silencieux de­vant l’oppression : « Si t’as vu la cruauté s’exercer sur l’opprimé, et que t’as continué ton chemin (sans réagir), […] t’es coupable ». Il se réfère aux protestations qui ont eu lieu à plusieurs reprises de 2015 à 2019 et qui ont été réprimées par le Régime islamique : « Si tu t’occupes de tes affaires, pendant qu’ils brisent la vie des jeunes […], t’es un traître ». Pour lui, il n’est pas possible de rester neutre dans le combat contre la République islamique (« Sache qu’il n’y a pas de vote blanc. Il n’y a pas de posi­tion neutre dans ce combat. ») et que le silence équivaut à la complicité.

Une femme brandit le portrait du rappeur Toomaj Salehi accusé de corruption sur terre lors de la manifestation
contre la répression en Iran rassemblant un millier d’iraniens le 8 Janvier 2023 à Lyon.
(Photo by Robert Deyrail/Gamma-Rapho via Getty Images)

Emad Ghavidel, un autre rappeur de la nouvelle gé­nération, dans une chanson qui s’appelle Ma génération (naslé mane) entonne :

« Le Destin a tué ma joie de vivre, l’a bel et bien dé­truite, il a semé de coups mon corps fatigué

Aujourd’hui je regrette hier

Demain je pleure pour aujourd’hui

Je ne peux plus chanter avec des sentiments, je suis de la génération brûlée, laisse-moi me remuer dans la cendre ».

Ce chant d’un sombre désespoir, écrit deux ans avant le mouvement de 2022, résume l’état d’esprit de toute une génération qui cherche à se débarrasser de la misère mentale et physique causée par ce qu’elle appelle le Destin (Zamaneh ou sa forme familière, Zamouneh) et qui n’est rien d’autre que cette théocratie islamique rabat-joie qui l’empêche d’éprouver « la joie de vivre » dans une vie décente et à l’abri du besoin.

Conclusion

La « laïcité à l’iranienne » se manifeste particulièrement bien chez les jeunes femmes et les adolescentes ira­niennes, notamment dans leur rejet du voile obligatoire et leur volonté de vivre leur vie, la joie nue de vivre, dans le rejet de toute contrainte religieuse, en se fondant uni­ quement sur la dignité du citoyen et de la citoyenne. Il ne s’agit pas de rejeter le voile, preuve en est que nombre de jeunes femmes portant le foulard, voire le voile tra­ditionnel, ont suivi les jeunes femmes dévoilées pour dénoncer l’obligation de porter le voile ainsi que l’iné­galité du genre imposée aux femmes par la République islamique. Dans la conception sécularisée d’un nouvel Iran, c’est la dignité du citoyen et de la citoyenne, leur égalité devant la loi et le vote de ceux-ci qui doivent être déterminants et non point la religion au nom de laquelle la théocratie islamique entend imposer une vision ré­pressive sur l’ensemble de la société. /

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